Claude Grivel, propos recueillis par Jean-Marie Bergère
Claude Grivel préside l’UNADEL (1) depuis 2014. Il a été élu local pendant 19 ans, maire de Messein, une commune située au sud de Nancy, président fondateur d’une Communauté de Communes, en charge de la prospective au Conseil régional de Lorraine de 2010 à 2015. Cofondateur du Pays Terres de Lorraine, il a été membre de son Conseil de développement. Il vit et milite aujourd’hui au pied du massif des Vosges. Il nous livre ses réflexions sur l’impact de la pandémie.
Au-delà des chiffres et des considérations générales, comment vit-on la pandémie et le confinement là où tu vis et agis en « citoyen engagé » ?
Je vis dans un territoire identifié comme l’un des premiers lieux de diffusion du virus. L’hôpital local a été très vite mobilisé et plusieurs EHPAD des vallées du massif vosgien ont été durement touchés. Ce qui m’a frappé d’abord, c’est l’impuissance à endiguer la diffusion. Ensuite le 1er confinement et l’arrêt de l’économie, la fermeture des écoles… Inimaginable et tout d’un coup réalité. Tout pouvait se figer du jour au lendemain.
Étonnement aussi devant les mesures de contrôles, les verbalisations en cas de sortie non auto justifiée… un investissement dans le contrôle là où on aurait pu espérer plus d’appels à se retrousser les manches et à gérer collectivement l’organisation des mesures à prendre.
Parallèlement une nouvelle gestion du temps retrouvé pour soi, l’émergence des moyens numériques pour se relier et tenter de maintenir soit de l’activité soit du lien familial et social. Les usages du numérique ont fait un bond irréversible ; ce qui ne doit pas masquer l’émergence d’une nouvelle fracture causée par l’illectronisme et une reliance insuffisante de certains territoires au très haut débit.
À souligner l’inventivité des acteurs de la culture et les nombreuses initiatives de soutien aux premiers de corvée qui sont devenus enfin visibles, parce qu’indispensables pendant la séquence dont on espérait la fin rapide. La suite prouva que le virus, les gestes barrières, les interdictions diverses et variées, les fermetures d’établissements dits « non essentiels » allaient devenir notre quotidien. Cela a commencé à gâcher le plaisir de la 1ère période qui avait fait émerger deux constats majeurs : il était possible d’arrêter la mécanique productiviste à tout prix et de ralentir pour mieux vivre et redécouvrir les besoins essentiels ; la pleine et bonne santé devient préoccupation majeure et peut-être demain une priorité mondiale.
On parle quelquefois de « désert médical » à propos du milieu rural, concrètement ça signifie quoi ? Comment s’est organisé le travail au niveau local pour répondre à la pandémie ? Quelles sont les relations avec l’ARS et les autres acteurs concernés à d’autres « échelons » territoriaux ?
La notion de désert médical recouvre des réalités diverses : fermeture d’établissements de soins (maternité, hôpitaux ruraux transformés en EHPAD), suppression ou regroupement de services dans les villes préfecture ou les CHU, absence de spécialistes dans un rayon d’une heure de déplacement ; mais aussi impossibilité de trouver des remplaçants aux personnels de santé, notamment les médecins généralistes qui prennent leur retraite. Le vieillissement de la population s’accompagne aussi d’un vieillissement des soignants implantés dans la ruralité. Les jeunes praticiens aspirent à une vie plus équilibrée et plus proche des services (lycée, universités, centres de culture) à des horaires qui leur permettent d’autres investissements familiaux ou de loisirs. Ils ne se précipitent pas pour s’installer dans les territoires ruraux peu denses et éloignés.
Je voudrais aussi insister sur les représentations et perceptions des populations qui diffèrent largement des statistiques des Agences régionales de Santé ou de l’INSEE qui se basent sur des moyennes tout en ne prenant pas en compte les chiffres des petites communes pour des raisons de gestion de données. Or c’est dans ces petites communes qu’on se sent abandonné par les politiques publiques.
Dans mon territoire, je note que la pandémie a permis de recréer du dialogue entre la délégation territoriale de l’ARS, la direction locale des hôpitaux généraux, les élus locaux et l’association de défense et de promotion de la maternité et de l’hôpital. Le plan de performance qui prévoyait des fermetures de lits, des suppressions de postes pour diminuer les déficits, a été écarté. L’hôpital qui a prouvé son utilité au cours des derniers mois, n’aurait plus de déficit ! Sa direction, qui a été changée en même temps que le directeur régional de l’ARS, souhaite s’impliquer dans le contrat local de santé en gestation, réclamé par l’association qui regroupe depuis 5 ans 3 000 adhérents dont 40 communes, 4 communautés de communes et 1 pôle d’équilibre territorial et rural (un PETR est un établissement public regroupant plusieurs établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre associés sous la forme d’un syndicat mixte).
L’objet n’est pas seulement de répondre à la pandémie, mais bien de mettre la santé, le bien-être individuel et collectif dans les priorités du projet local de territoire pour renforcer son attractivité, faciliter l’accueil de populations plus jeunes, valoriser les atouts naturels et touristiques, le thermalisme et les activités de plein air. Il est aussi de développer la prévention d’une mortalité avant 60 ans supérieure à la moyenne nationale.
D’une façon plus générale, as-tu observé des changements dans les façons de travailler, de s’organiser et d’agir des fonctionnaires territoriaux, des agents de développement, des élus ? Les réactions « le dos au mur » sont-elles des opportunités d’apprentissage, de décloisonnement ?
J’éviterai de généraliser. Mais les crises comme celle de la pandémie peuvent en effet constituer des opportunités d’accélération du changement dans les territoires. Quand tout le monde est touché par une épidémie ou par la désindustrialisation d’un territoire, il faut réagir pour ne pas subir. La gestion de crise doit associer au maximum la population et toutes les catégories d’acteurs (économiques, culturels, associatifs, services publics, élus…). Le devenir du territoire dépend de sa capacité à se prendre en main, à interpeller la puissance publique, à mobiliser l’engagement le plus large possible.
Cela s’apprend, cela s’anticipe, cela ne va pas de soi. Il faut une volonté politique, des leaders moteurs qui impulsent, des petites mains qui facilitent, créent les liens, n’hésitent pas à aller chercher les compétences et solliciter le concours de ceux qui ne se manifestent pas spontanément. J’observe par exemple que le lancement de la démarche de construction du Contrat local de santé pousse les agents du PETR à sortir du confort de l’entre-soi pour associer les usagers. Ce faisant leur mission s’en trouve facilitée et enrichie. Cela leur donne aussi une reconnaissance qui facilite la prise de décision et d’engagement des élus.
On dit que les habitants des métropoles sont prêts à tout quitter pour s’installer en milieu rural… Quelle réalité ? Vois-tu arriver des « nouveaux habitants », prêts à « habiter » le territoire ou des adeptes de la double résidence, venant « consommer » un peu de nature ?
Il y a un désir plus fort de ruralité et de nature, c’est incontestable. Il y a aussi des choix de vie qui provoquent des changements radicaux. Ils ne sont pas majoritaires ni ouverts à tous.
Ceux qui ont le plus de moyens, intellectuels, financiers, de soutien familial, ont plus de capacités à faire ce type de choix. Les nouveaux arrivants en territoire rural sont souvent ceux qui peuvent travailler à distance, ceux qui ont un bon niveau d’études, une situation professionnelle acquise et qui prennent conscience que cela ne les rend pas pleinement heureux. Ils ont aussi de la facilité à porter un nouveau projet, à créer leur entreprise ; parfois la volonté de réduire leurs besoins pour tendre vers plus de sobriété.
Pour autant, choisir la campagne pour se confiner n’est pas choisir de vivre durablement dans un territoire rural éloigné des services, des établissements hospitaliers ou d’éducation. Assurer le transport des enfants pour leur permettre de faire des activités culturelles ou sportives dans le bourg-centre distant de quelques kilomètres peut devenir vite une contrainte et interroge le modèle de vie plus écologique.
Habiter un territoire, c’est aussi accepter de créer du lien avec les habitants qui n’ont jamais quitté leur canton et de faire le village du futur avec eux.
Cela demande de l’ouverture aux autres, de la patience, et de la capacité à se frotter à l’altérité. Cela peut être parfois un peu rude, mais tellement riche. Cela signifie aussi que les territoires ruraux facilitent l’accueil de ces néoruraux sans tenter de transplanter l’urbanisme minéral à la campagne.
En réalité, en ville comme dans la ruralité, apprendre à vivre ensemble passe par l’apprivoisement du « faire ensemble ». Habiter la ruralité demande plus que de venir passer quelques jours par an dans une résidence secondaire.
Dans une vision un peu prospective, est-ce une chance pour une nouvelle « géographie du travail et des activités » ? Comment vois-tu l’avenir du télétravail dans les années qui viennent, après la pandémie ? Est-ce que ça s’organise aussi autour de tiers-lieux, d’espaces de coworking, ou chacun chez soi… ?
En effet cette période ouvre bien des possibles. Le télétravail a été boosté par la pandémie et on imagine mal, un an après, un retour en arrière. Pour autant il a besoin d’être mieux encadré, structuré, négocié pour permettre des équilibres entre vie professionnelle et vie privée, temps de travail et temps familiaux ou de loisirs.
Le choix du télétravail doit concilier intérêts de l’entreprise ou du service et intérêts personnels. Sauf exception, il est difficilement envisageable de supprimer totalement l’activité salariée en présentiel, au sein d’une équipe et dans des locaux communs. Sinon on transforme le salariat en activité libérale indépendante et cela n’est certainement pas généralisable. De nombreux métiers, manuels ou non, dans les domaines du soin, de l’alimentation, de la restauration, de la construction ou des services, de la culture et du sport ne peuvent pas s’exercer sans contact direct avec les gens ou les matériaux.
Les tiers-lieux et autres espaces de coworking offrent de bonnes solutions pour sortir le télétravail de l’espace familial à partager avec conjoint et enfants. Ils peuvent aussi permettre de belles coopérations et complémentarités. Les espaces partagés de restauration et de détente pendant l’amplitude horaire ordinaire de travail peuvent aussi faciliter les rencontres entres « manuels », télétravailleurs et plus largement entre toutes les catégories professionnelles et sociales.
On parle beaucoup de relocalisation, de réindustrialisation, de circuits courts, de souveraineté, d’auto-suffisance, peut-on estimer que cela affecte la physionomie des petites villes et du milieu rural ? Peut-on dresser une carte des territoires gagnants et des perdants ?
Construire une stratégie d’alimentation territoriale avec ces objectifs peut en effet pousser à développer les interactions et les complémentarités entre territoires, entre ruralités et bourgs centres, voire métropoles. Cela nécessite aussi une stratégie de gestion du foncier rural et urbain. Choisir l’alimentation d’abord, c’est conserver cette fonction aux terrains agricoles grignotés par l’urbanisation et par la diversification des productions à des fins énergétiques par exemple. Les circuits courts imposent de développer le maraichage, les espaces de jardins et de nouveaux modèles économiques pour les cantines et restaurants.
Les territoires les plus engagés dans ces démarches sont ceux qui ont relevé plus tôt le défi du développement durable et de la construction des transitions. Pour moi il n’y a pas de territoires gagnants ou perdants, il y a des territoires en devenir. Chaque territoire avance au rythme de la prise de conscience collective des besoins et de l’urgence d’agir pour ne pas subir davantage. Tout ne se résout pas dans le territoire, mais il n’y a pas de solutions sans volonté des territoires de les construire ensemble dans l’interaction.
Que révèle le fait d’affronter une crise de cette ampleur ? Peut-on parler d’un changement culturel ? D’un nouvel agencement de nos valeurs, de ce à quoi nous tenons, d’une nouvelle hiérarchie de l’important, du suffisant ?
On peut effectivement espérer ne pas retourner à « l’anormal » ! Nous avons dû nous poser des questions sur le processus de prise de décision adapté en démocratie pour gérer une crise de manière efficace. Quelle est la place de l’expertise, celle de la science, celle du politique, des multiples instances de conseil préexistantes ou nouvellement créées, le rôle du gouvernement, du parlement ? Tout doit être réinterrogé dans une République des territoires décentralisés qui n’a pas démontré une réelle efficacité et surtout qui a provoqué autant de défiance.
Nous avons appris dans la gestion de l’imprévu ou de l’imprévisible. Nos pays les plus riches et les plus démocratiques ont été dans l’incapacité de rassurer la population. Ils ont paru surpris par le virus, ont tergiversé quant aux mesures à prendre et envoyé le message que les décisions appartenaient à l’État central entouré des meilleurs conseils scientifiques.
Mettre le pays dans l’attente infantilisante des consignes venant d’en haut n’est pas aider à la construction de solutions résilientes. La résolution de la crise ne permet sans doute pas de perdre du temps à s’interroger collectivement. Pour autant ne pas laisser les territoires s’organiser en gestion de crise dans un cadre global à adapter à la réalité locale n’accélère aucunement la résolution des difficultés.
Cette crise a aussi accentué l’incompréhension entre les citoyens et leurs dirigeants en révélant que l’essentiel n’est pas le même pour tous. Utiliser ce terme pour maintenir certains commerces ouverts et d’autres non, sans associer les acteurs locaux à ces décisions, a permis de mettre le doigt sur un nouvel objectif : faire société ensemble nécessite de s’accorder sur les valeurs communes et sur ce qui nous est essentiel. Vaste chantier !
Apprendre collectivement à prioriser, à hiérarchiser ce qui est important pour tous, considérer la santé de chacun comme faisant partie des communs, valoriser les plus âgés comme des ressources, autant de changements de regards et de pratiques que ce petit virus peut nous autoriser.
Il s’agit bien de reconsidérer notre culture commune en matière de processus démocratique et contradictoire des prises de décisions, avec le citoyen et les territoires au cœur. Cet apprentissage peut constituer un socle de la bonne santé de notre démocratie tout en redonnant du sens aux projets de territoire : l’économie productiviste et mondialisée ne peut plus être la priorité numéro 1 « quoiqu’il en coûte ».
C’est la vie, la vie de chacun et de l’humanité, le respect et la survie du vivant, qu’il soit végétal, animal ou humain, qui doit prendre la tout première place dans les objectifs des territoires et des politiques publiques.
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