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Le terme de dialogue social(1) devient de plus en plus prégnant dans l’analyse des transformations des relations collectives de travail, supplantant celui de négociation collective. Que signifie ce mouvement? Peut-on donner un contenu plus précis à ce qui apparaît à bien des égards comme un mot-valise à visées tant politique ou idéologique que sociale?

Les débats qui se sont déroulés le 29 mars dernier lors de la journée d’études en ligne intitulée « Le dialogue social, objet politique. Regards croisés de la sociologie et des sciences de gestion » co-organisée par des groupes disciplinaires de l’Association française de sociologie (AFS), apportent de nouveaux éléments de réflexion sur cette notion dont Metis ausculte régulièrement les transformations.

Les figures variées du dialogue social

Les communications présentées dans cette journée relevaient de deux thématiques principales, les formes du dialogue social en entreprise et la professionnalisation des acteurs de l’entreprise, elles étaient parcourues par trois axes de questionnement tels que définis par Karel Yon(2) au nom des organisateurs :

  • Revenir sur l’usage de cette notion
    • Est-ce simplement une catégorie de la pratique dont on peut, comme pour tout objet d’études, analyser les usages et les acceptions ?
    • Formalise-t-elle une vision irénique de la régulation sociale visant à dissimuler les divergences d’intérêts et dans ce cas faudrait-il accoler des guillemets lorsqu’on emploie ce terme ?
  • Approfondir les figures du management liées aux pratiques de dialogue social

Traditionnellement la sociologie des relations professionnelles s’est plus intéressée aux acteurs institutionnels comme les organisations patronales et a peu porté le regard sur le management. Or il existe dans les entreprises de multiples profils de management dont les fonctions ne sont pas toujours reliées à la gestion des relations sociales et on peut cerner des conflits entre ceux relevant des relations sociales et les managers financiers ou encore la figure du manager de proximité (ses fonctions, sa formation). Plus généralement, on peut se demander quelles figures du management sont en jeu dans les transformations actuelles qui ont pu être désignées comme la « managérialisation des relations sociales ».

  • S’interroger sur les modes de construction des connaissances sur cet objet et notamment sur les frontières entre recherches académiques et expertises – souvent désignées par les tensions Sciences building/problem solving – les différents types de financements de ces travaux (institutions publiques, entreprises, instituts universitaires…) et sur la juste distance aux terrains et aux objets pour les chercheurs. Les travaux réalisés par des équipes formées de sociologues et de gestionnaires permettent de confronter l’approche plus déductive de ces derniers et celle plus inductive, plus attentive aux questions suscitées par les terrains d’enquête, des premiers. Les postures sont également différenciées : si les gestionnaires adoptent souvent une posture prescriptive, les sociologues y sont moins à l’aise.

Enfin la question de l’efficacité du dialogue social, de la validité de cet objectif et des voies pour l’atteindre dans un contexte de contraction des moyens apparaît en filigrane derrière ces questionnements.

S’appuyer sur les modèles socio-productifs pour penser les configurations du dialogue social en entreprise.

Comment penser ensemble les usages syndicaux et patronaux du dialogue social et des institutions représentatives du personnel et saisir ainsi la pluralité du dialogue social dans les entreprises qu’il soit formel ou informel ? Baptiste Giraud(3) a présenté les résultats d’une post-enquête REPONSE* dans laquelle le collectif de chercheurs qu’il co-animait s’est appuyé à la fois sur la sociologie des relations professionnelles en essayant de dépasser sa vision plutôt institutionnelle et sur l’analyse des modèles-socio productifs qui vise à saisir les dimensions économique et gestionnaire (organisation du travail et du personnel), mais ne permet pas de cerner la manière dont se construisent les compromis. Cette démarche a permis de caractériser 4 groupes de PME — Petites entreprises paternalistes, PME innovantes et dynamiques, entreprises néo-tayloriennes de services et entreprises néo-fordistes en tension — articulant configurations socio-productives et configurations de pratiques du dialogue social. Cette approche, dans laquelle le dialogue social est considéré comme un outil de gestion pour créer les conditions de la « mise au travail » des salariés, permet de saisir comment les dynamiques propres au champ des relations professionnelles sont de nature à faire évoluer la nature des compromis qui se réalisent à l’intérieur d’entreprises appartenant au même modèle socio-productif.

*« L’enquête REPONSE (enquête Relations professionnelles et Négociations d’entreprise) permet de décrire le fonctionnement et l’articulation des institutions représentatives du personnel au sein des établissements et d’évaluer les rôles respectifs que les acteurs sociaux leur attribuent dans la pratique. Sont ainsi enquêtés les représentants de la direction, représentants du personnel et salariés au sein des mêmes établissements ». La dernière a eu lieu en 2017. Les post-enquêtes permettent de réinterroger de façon qualitative les acteurs des établissements ayant répondu à l’enquête qualitative.

Sortir de la culture de l’affrontement?

Les questions soulevées par les formations communes au dialogue social

Les formations communes au dialogue social ont été introduites par la loi El Khomry (aout 2016). Ainsi présentes dans le Code du travail — articles R2212-1 et 2 —  elles n’ont vraiment commencé à se mettre en place qu’avec la parution deux ans après, dans le bulletin officiel du Ministère du Travail du 30 juillet 2018, de leur cahier des charges.

Cette innovation se place dans un sillage ancien visible dès les années 1970 et plus encore avec les lois Auroux visant à sortir d’une culture de l’affrontement — qualifiée par certains de culture de la non-négociation ou encore de dialogue social introuvable — à une culture du dialogue social. D’autres étapes plus récentes, comme le rapport Combrexelle en 2015 ou encore l’avis du CESE en mai 2016 ponctuent cette volonté de changement de culture, de transformation des relations sociales en mettant au centre des enjeux d’information, d’éducation et de formation.

Concrètement, à travers l’analyse du cahier des charges de ces formations communes, Élodie Béthoux(4) pointe un triple déplacement, dans l’opérateur choisi, le format, et le contenu. L’INTEFP (Institut national du travail de l’emploi et de la formation professionnelle) — établissement de formation initiale et continue sous tutelle du Ministère du Travail — est le garant de ces formations, il les labellise. Il s’agit également par le format de la coprésence de faire avancer la reconnaissance mutuelle des acteurs en faisant vivre le principe d’équidistance et d’égalisation des ressources. Le contenu de ces formations est directement inspiré du modèle nord-américain, plus particulièrement québécois fondé sur une conception intégrative, gagnant/gagnant de la négociation ou du dialogue social et sur un recours aux pédagogies actives.

L’objectif des pouvoirs publics est ainsi de promouvoir une sorte de dialogue social « authentique et de qualité », permettant une écoute réciproque et s’appuyant sur les composantes de la dynamique du développement des compétences individuelles et collectives. Il n’est néanmoins jamais réellement défini sinon rapporté à la question des résultats économiques, un dialogue social de qualité, à différentes échelles, étant supposé permettre des gains de productivité. Les enjeux sont importants en ce que ce dialogue social doit accompagner le mouvement de décentralisation de la négociation en transformant les pratiques qui s’y déployaient. Le contenu de ces formations communes témoigne d’une double tension, entre changement institutionnel et changement dans les comportements et entre droits et devoirs des partenaires sociaux à qui on enjoint le devoir de s’écouter.

Le débat a permis de pointer, au-delà du changement de comportements, d’autres questions posées par ce développement du dialogue social que favoriserait celui des formations communes que ce soit l’appropriation du droit, sa vulgarisation et le rôle des experts ou encore celle de la responsabilisation des acteurs pour laquelle il n’existe pas d’indicateurs permettant de cerner ce que veut dire être responsable. Plus globalement, le lien complexe entre l’intensité du dialogue social et son effectivité reste une question ouverte. À cet égard, on peut observer que le comité d’évaluation des ordonnances, dans son dernier rapport d’aout 2020, renonce à l’idée de mesurer la qualité du dialogue social par la performance puisqu’il y a un lien entre les deux, mais s’attache plutôt à la saisir par des aspects procéduraux.

De la discrimination à la valorisation des parcours de syndicalistes?

Autre facette de ce dialogue social à la française, la valorisation des parcours syndicaux qui tend à répondre au côté obscur des relations sociales hexagonales que constituent les discriminations syndicales.

Jean-Michel Denis (5) a rendu compte d’une enquête qu’il avait effectuée à partir de 2015 avec un collectif de chercheurs dans 6 grandes entreprises — quatre de statut public (actuel ou anciennement), deux privées — sur des accords de reconnaissance des parcours syndicaux. En effet la loi de 2008 sur la représentativité syndicale a institué, pour les grandes entreprises (+ 300 salariés), une obligation de négocier sur la conciliation des activités syndicales et professionnelles. L’enquête portait sur l’appropriation de cette disposition en s’interrogeant sur les acteurs porteurs du processus de négociation et les conditions de négociation ainsi que leur articulation avec les stratégies contentieuses. Elle avait également pour objectif de cerner les débats suscités par ces accords dans les institutions de représentations, leurs conséquences sur les orientations des organisations syndicales et leurs effets objectifs.

Alors que la mise au placard est longtemps apparue comme le prix à payer pour l’engagement syndical, la jurisprudence CGT Peugeot 1996 (6) a profondément marqué tant les pratiques syndicales que de gestion des ressources humaines des directions d’entreprises ainsi que les accords négociés avant et après la loi de 2008. Elle a joué un rôle de catalyseur des contentieux et de diffusion d’une vision du syndicat comme intermédiaire du droit, susceptible d’aider à construire des dossiers juridiques en vue de mobiliser les tribunaux. Ce recours au contentieux souvent individuel agit soit en complément de la négociation collective soit tend à s’y substituer en cas de non-respect de l’obligation d’ouverture de négociation, cette dernière pouvant être activée par des menaces de mobilisations collectives.

L’enquête conclut à un double mouvement paradoxal :

  • La négociation de ces accords repose sur quelques élus dont l’engagement sur ces sujets n’est pas toujours bien compris
  • Le contenu des accords tend à mettre en valeur des compétences transférables du point de vue de la gestion des ressources humaines (animation de collectif, communication…) et à laisser de côté des compétences plus collectives. Ce processus peut conduire à une reconnaissance sélective des compétences privilégiant des profils de syndicalistes, plutôt jeunes, qualifiés, mobiles, pouvant entrer dans une logique managériale et montrant des aptitudes socialement utiles au développement du dialogue social. Sont ainsi privilégiés des permanents ou semi-permanents sur un modèle de grandes entreprises ayant de grands élus, au détriment des militants de proximité dont l’évolution de carrière repose plus sur la hiérarchie locale moins versée dans la logique compétences. Ainsi pour ces militants, les problèmes de harcèlement et de discrimination syndicales ne sont pas résolus.

Ces effets de sélectivité et les moyens de reconnaître une part d’autonomie qui échappe aux employeurs dans le travail syndical ont également été approfondis dans le débat. La capacité des représentants à porter la parole des représentés, à gérer des conflits en ne considérant pas ces derniers comme pathologiques (7) et la nécessité de dépasser une vision générique des compétences afin de mieux qualifier les compétences spécifiques au dialogue social à distinguer de celles associées aux fonctions RH ont également été soulevées.

Le dialogue social comme source de construction de compétences collectives?

Poursuivant cette réflexion sur les compétences, Christelle Havard (8) s’est intéressée, lors de son intervention aux compétences collectives en jeu dans le développement du dialogue social. L’analyse du cas d’une grande association de l’économie sociale comptant 1500 salariés répartis sur une centaine d’établissements lui a permis de s’interroger sur les modes de construction des compétences collectives de dialogue social dans une organisation et sur les facteurs susceptibles de faciliter cette construction. Ainsi dans cette association, la stabilité des institutions représentatives du personnel a permis la création d’un « collectif de dialogue social » autour d’un noyau constitué par la direction générale, le responsable ressources humaines et l’équipe syndicale majoritaire. Est ainsi confirmé que les compétences collectives se construisent sur le temps long, sur la confiance et sur le partage d’information. La création du CSE y a été l’occasion de redynamiser le dialogue social et d’amorcer la création de compétences collectives liées également à la culture de cette association et incluant des connaissances notamment juridiques.

Plusieurs échelles de dialogue social s’articulent : le CSE, à la périphérie ses commissions, où le noyau est élargi aux syndicats minoritaires, enfin un dialogue social de proximité avec les directeurs fonctionnels et les représentants de proximité.

La confrontation d’expériences et la possibilité d’apprendre ensemble à regarder certaines situations que permettent les différentes strates du travail en CSE ouvrent ainsi au développement de compétences relationnelles et à une réflexion sur les pratiques. Pour autant ces observations ne débouchent pas sur une conception irénique du dialogue social qui en ferait une source de consensus. Il s’agit plutôt de reconnaître que le fait de porter des intérêts contradictoires n’empêche pas de discuter et de coopérer sur des points précis. Le dialogue social facilite cette compréhension commune, mais des interrogations subsistent sur la possibilité de pérenniser les compétences collectives ainsi construites lorsque le climat social se tend.

Quelle place de l’économie dans le dialogue social?

Cette journée s’est clôt sur une intervention visant à mieux cerner la part du dialogue économique dans le dialogue social. Paul Tainturier a rendu compte des conclusions d’une étude réalisée avec Rémy Bourguignon et Pascal Thobois(9), qui avait pour objet, d’analyser les pratiques des institutions représentatives du personnel face aux questions économiques. Ce dialogue économique a en effet connu une nouvelle actualité avec l’introduction, par les ordonnances Macron, au sein des CSE de l’information-consultation sur les orientations stratégiques de l’entreprise, l’enjeu sous-jacent étant de cerner la performance économique au sein du dialogue social.

Les observations se sont déroulées dans sept entreprises de taille différenciées, relevant de divers secteurs. L’analyse permet de pointer un certain nombre de difficultés auxquels font face les élus du personnel notamment en termes de moyens pour trouver les informations économiques : la BDES (banque de données économiques et sociales) est déconnectée des enjeux de stratégie économique et ne permet pas vraiment un traitement des informations. De plus la technicité des questions économiques tend à rebuter les élus du personnel d’autant qu’ils manquent de temps pour les traiter du fait de délais légaux qu’ils estiment insuffisants dans un contexte de rétractation des heures de délégation. Le recours aux experts n’est pas toujours aisé, car celui-ci est vécu comme un acte de défiance par certaines directions d’entreprises (celles de moins de 300 salariés et où les accords créant les CSE limitent le recours aux experts) et dans celles de plus de 300 salariés, les élus peuvent avoir des difficultés à s’approprier les rapports et le risque existe d’une substitution des experts aux institutions représentatives du personnel.

Ces éléments donnent une forte dimension institutionnelle à ce dialogue et conduisent à la concentration des prérogatives économiques sur un faible nombre d’acteurs parmi les représentants du personnel ainsi qu’à la centralisation de ces espaces de dialogue économique dans les comités centraux les éloignant d’autant des collectifs de travail et des espaces de débat auxquels contribuent les élus.

Les difficultés sont également liées à des enjeux cognitifs de cadrage, notamment par la formation : les élus se forment dans des formations de prise de mandat où l’information économique est rapidement traitée et dans des formations spécialisées, mais ils y ont assez peu recours par manque de temps. Néanmoins ils mobilisent des ressources différentes par exemple en s’informant auprès de tel ou tel militant plus au fait de l’information économique par ses fonctions professionnelles à qui il est demandé un travail de traduction. Cela met en jeu les aptitudes des représentants des salariés à savoir vers qui se tourner. Ainsi, les connaissances se fondent moins sur des compétences techniques que sur des connaissances pratiques et concrètes ou sur des remontées de terrain dans lesquelles des apports spécifiques sont attendus des représentants du personnel. De tels processus facilitent l’articulation entre les questions économiques et celles de conditions de travail.

Ces questions du mode d’appropriation de l’information économique posent également celles de la reconnaissance de l’apport spécifique des élus à la gestion et de la tension entre démocratie et spécialisation, qui si elle est historiquement construite, trouve une nouvelle actualité avec les accords de performance collective, qui se multiplient et sont sous-tendus par une responsabilité des représentants du personnel dans les décisions de gestion.

Pour conclure, on peut observer que cette articulation complexe entre social et économique dans le développement du dialogue social met en exergue les difficultés à en avoir une approche systémique.

Pour aller plus loin

  • Vincent Arnaud Chappe, Jean-Michel Denis, Cécile Guillaume, Sophie Pochic : La fin des discriminations syndicales? Luttes judiciaires et pratiques négociées, Editions du Croquant, 2019
  • Rémy Bourguignon, Paul Tainturier et Pascal Thobois, Les pratiques des institutions représentatives du personnel face aux questions économiques, Agence d’objectifs IRES, décembre 2020.
  • Marie Rachel Jacob et David Sanson, « Dialogue social ou soliloque, quand se formalisent les négociations collectives en PME », Gérer et comprendre, juin 2019
  • Mario Correia et Stéphanie Moullet (coord.) « Valorisation des parcours syndicaux et formation des représentants du personnel », Chroniques du travail, n° 10, mars 2021
  • À venir sur le site de la DARES, Baptiste Giraud, Camille Signoretto (coord.), « Reconfigurations des usages et des pratiques du dialogue social en entreprise dans un contexte de changement socio-productif et institutionnel », rapport dans le cadre de l’APR Dares Post-enquête REPONSE 2017 «Les relations de travail dans un contexte de réformes institutionnelles»
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Sociologue, chercheure CNRS honoraire, j’ai mené mes activités au sein de l’IRISSO (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales) à l’Université Paris-Dauphine-PSL. J’y reste associée et depuis mi-2019, je suis également associée à l’IRES. Mes travaux ont porté sur les transformations réciproques de l’action publique et de la négociation collective, en particulier dans le domaine de la formation professionnelle. De janvier 2016 à sa dissolution en décembre 2018, j’ai présidé, en tant que personnalité qualifiée, le Conseil national d’évaluations de la formation professionnelle (CNEFP), instance d’évaluation qui relevait de la sphère paritaire.
Je poursuis, dans ces divers cadres, ainsi qu’au sein de Metis, une veille sur les mutations des relations collectives de travail depuis le début des années 2000 qui me conduit à participer à des collectifs de recherche sur cet objet.