– Myriam El Khomri, propos recueillis par Jean-Louis Dayan –
Il y a bientôt trois ans, Agnès Buzyn, alors ministre des Solidarités et de la Santé, chargeait Myriam El Khomri d’établir un « plan de mobilisation nationale en faveur de l’attractivité des métiers du grand âge ». Remis en octobre 2019, il s’inscrivait dans la perspective d’une « réforme historique » de la prise en charge des personnes âgées, avec pour première étape la mise en place d’une cinquième branche de la sécurité sociale. La crise sanitaire est venue imposer d’autres priorités ; les recommandations de la ministre du Travail de François Hollande n’ont pour autant rien perdu de leur actualité, c’est ce qui conduit Metis à y revenir avec elle.
Metis : Quelles étaient à l’époque les attentes des pouvoirs publics ?
Myriam El Khomri : Quand ce plan m’a été commandé, à l’été 2019, le contexte était celui d’une vraie urgence sociale. D’un côté, une chute drastique (-25 % en 6 ans, pour ne prendre que ces deux exemples) des candidatures aux concours d’aides-soignants (AS) et d’accompagnants éducatifs et sociaux (AES). De l’autre, une transition démographique jouant à plein sur le vieillissement de la population (1,5 million de personnes en perte d’autonomie attendues en 2025) et les besoins d’accompagnement du grand âge, avec une préférence croissante pour le maintien à domicile. Au risque de voir se creuser le fossé entre attente sociale et offre de soin : à l’époque 10 % de personnes âgées étaient déjà sans solution.
D’autant qu’exercés le plus souvent par des femmes et à titre de seconde carrière, ces métiers connaissent un fort turn-over (200 000 départs à la retraite attendus sur 5 ans) et souffrent d’un grave déficit d’attractivité. Ils rassemblent des catégories multiples, mais au vu du temps imparti à la mission, nous avons choisi de nous limiter aux deux d’entre elles qui nous paraissaient les plus représentatives : les aides-soignantes (pour les EHPAD) et les auxiliaires de vie (pour l’aide à domicile), ces dernières particulièrement affectées par la précarité (17 % de taux de précarité).
Votre rapport s’ouvre sur le diagnostic d’un écart flagrant entre les fortes attentes adressées aux métiers du grand âge et leur sous-valorisation manifeste. Comment expliquer ce décalage ?
Comparé à certains de nos voisins, notre pays valorise mal les métiers du lien. L’industrie y est nettement mieux traitée que les services aux personnes et particulièrement au grand âge. J’y vois au moins trois raisons : il s’agit de métiers très féminisés, en écho à la division traditionnelle des rôles qui attribue aux femmes l’accueil et le soin ; ces fonctions tendent en conséquence à s’exercer sur un mode informel, ou à titre d’appoint du travail salarié censé revenir au conjoint masculin ; dans nos sociétés obsédées par la performance, les « inactifs » en général et les personnes âgées en particulier, sont renvoyés à une image d’inutilité sociale et économique. Ce regard collectif et la déconsidération qui en découle déteignent sur leurs accompagnants qui eux-mêmes s’exposent à une indifférence, voire un mépris pour leurs actions au quotidien. Mais les points de vue sont heureusement en train de changer avec la prise de conscience de l’importance que revêt, dans des sociétés vieillissantes, l’aide aux personnes dépendantes ; j’en veux pour preuve les réflexions aujourd’hui en cours dans les entreprises pour reconnaître le rôle d’aidant souvent exercé hors travail par leurs salariés, ou la conférence des métiers du 18 février dernier qui valorise les métiers du lien.
C’est pourquoi j’appelle dans mon rapport à renverser résolument la perspective en regardant le secteur du grand âge comme un secteur d’avenir, et en appelant à investir massivement dans ces métiers. C’est une réforme systémique qui est à l’ordre du jour, et elle n’est pas simple à mener tant le secteur est aujourd’hui morcelé : pas moins de sept conventions collectives différentes, un fractionnement institutionnel entre le social, le sanitaire et le médico-social, des tutelles distinctes pour les EHPAD (l’ARS) et les services à domicile (le département), des noms de métier multiples (auxiliaire de vie, aide-ménagère, accompagnant éducatif et social, aide-soignant…), 3 OPCO et une bonne cinquantaine de diplômes. D’où la nécessité d’une vraie fonction RH transversale, qui conduit non pas à gérer l’urgence, mais à réfléchir à l’attractivité et la fidélisation.
Votre lettre de mission vous demandait un plan global de gestion des emplois et des compétences. Pouvez-vous retracer les grandes lignes de vos propositions ?
Partant du constat que la question dépassait largement celles des seules rémunérations, j’ai regroupé mes recommandations en 4 axes, qui forment pour moi un ensemble à mettre en œuvre simultanément : rémunérations et conditions d’emploi, sinistralité, formation et parcours, transformation des organisations.
Revaloriser les conditions d’emploi s’avère d’autant plus nécessaire que les métiers du grand âge sont particulièrement porteurs de sens. Ils répondent à des besoins essentiels présents sur tout le territoire, que l’on soit en milieu urbain ou rural et offrent des possibilités d’embauche à de nombreux demandeurs d’emploi, ou à des salariés de secteurs en décroissance qui pourraient se reconvertir vers des secteurs plus porteurs le tout sans être automatisables. Autant de raisons d’y voir des métiers d’avenir ; c’est pourquoi je recommande de passer, pour les développer et mieux les reconnaître, d’une logique de coût à une logique d’investissement.
Cela commence par les rémunérations, notoirement insuffisantes, particulièrement chez les intervenants à domicile, qui travaillent le plus souvent à temps partiel et connaissent un taux de pauvreté trois fois supérieur à la moyenne. Manquent aussi des perspectives de carrière, avec des conventions collectives dont les premiers niveaux sont pour la plupart inférieurs au SMIC. Une partie du chemin a été faite par le Ségur de la santé, qui a débouché en 2020 sur une augmentation générale et uniforme de 183 € net mensuels pour tous les personnels non médicaux des EHPAD (publics comme privés non lucratifs) ; la même augmentation a été étendue l’année suivante, à la suite du rapport Laforcade, au secteur médico-social non lucratif, auquel appartient la branche de l’aide à domicile.
Beaucoup de chemin reste en revanche à faire en matière de recrutement : pour répondre à la fois aux besoins croissants liés au vieillissement de la population, au renouvellement rapide des effectifs (turn-over et départs en retraite) et à la nécessaire amélioration des taux d’encadrement dans les structures (que nous préconisons d’augmenter de 20 %), ce sont 93 000 postes supplémentaires que nous jugions nécessaire de créer entre 2020 et 2024.
Une autre dimension des conditions d’emploi nous a paru cruciale, celle d’organiser des temps collectifs. Pour l’essentiel, les métiers du grand âge consistent aujourd’hui en interventions solitaires, alors qu’ils ont absolument besoin pour être bien faits que soient ménagés des temps d’échange de pratiques, de prise de recul par rapport aux gestes professionnels et de construction de solidarités entre collègues. Or, on estime en moyenne ces temps collectifs à seulement une heure par mois chez les aides à domicile, deux au mieux dans les EHPAD. Nous avons proposé de les porter dans tous les cas à quatre heures mensuelles.
Des progrès s’imposent également pour faciliter la mobilité des personnels de l’aide à domicile, appelés à se déplacer quotidiennement d’un logement à l’autre : couverture des frais, mise à disposition de véhicules, aide au permis de conduire.
Second axe : la réduction de la sinistralité. J’avoue avoir été surprise par la fréquence record des arrêts maladie et des accidents du travail dans le secteur. Selon la Caisse nationale d’assurance maladie, le coût des indemnités journalières y a dépassé 600 millions d’euros en 2017, tandis que le taux d’accidents était de 100 pour 10 000 salariés, un tiers de plus que dans la construction ! Autant de signes que les conditions de travail des intervenants sont à revoir profondément. Les 35 heures ne sont manifestement pas soutenables aux conditions actuelles : une révision des temps alloués aux différentes tâches par les référentiels de métier s’impose.
Voilà pourquoi notre rapport appelle à la mise en œuvre par la branche AT/MP d’un plan national pluriannuel de réduction de la sinistralité, spécifiquement ciblé sur ces métiers et doté de 100 millions d’euros sur 4 ans. En s’appuyant sur les contrats pluriannuels passés avec chacun des établissements du secteur (EHPAD et structures d’aide à domicile), il vise à doter les services des équipements et aides techniques capables de réduire les pénibilités physiques, à multiplier les formations à la sécurité au travail, et aussi à financer le remplacement des salariés formés et l’augmentation des temps collectifs que je préconise par ailleurs.
Le 3e axe de notre plan a trait à la formation et aux parcours professionnels. Nous estimions en 2019 que pour répondre aux besoins de recrutement, 260 000 professionnels devaient être formés en 5 ans. Or les métiers du grand âge accusent en la matière un retard préoccupant. Côté formation initiale, j’ai été frappée par le recours très limité des employeurs du secteur à l’alternance, et en particulier à l’apprentissage, alors même que ce dernier s’est beaucoup développé depuis 2018 et qu’il pourrait rendre les recrutements plus attractifs pour les jeunes. Cela tient pour une bonne part au temps qui manque dans les structures pour assurer l’accueil et le tutorat des jeunes entrants, et rend déjà difficile l’organisation des stages de fin de scolarité. Un autre frein provient des référentiels de diplômes, mal adaptés aux spécificités des situations d’apprentissage. Quelques progrès se sont cependant fait jour avec la dernière réforme de l’apprentissage et l’augmentation des aides associées : 2 000 apprentis exercent aujourd’hui dans le grand âge contre 600 en 2019. Il reste à amplifier le mouvement et à développer l’apprentissage au métier d’infirmier. Nous préconisons aussi de revoir en profondeur les canaux de recrutement en supprimant les concours d’accès à la formation aide-soignant (ce qui a été fait depuis), en réduisant significativement le nombre des diplômes et en assurant dans tous les cas la gratuité totale des formations.
Mais il n’y a pas que les difficultés de recrutement. Les métiers du grand âge souffrent aussi de multiples cloisonnements qui freinent les mobilités transversales et les parcours ascendants. C’est vrai en particulier pour passer d’aide-soignante à infirmière, faute de pouvoir accorder les dispenses de formation que devrait autoriser l’expérience acquise ; d’où des passages très coûteux à organiser (140 000 euros par exemple à l’AP-HP). L’enjeu principal est donc ici celui de la reconnaissance des savoir-faire acquis en cours de carrière. C’est pourquoi le secteur a obtenu au bénéfice des ASH, AS et AES engagées dans des parcours d’évolution professionnelle un plan d’aide financière à la formation, décidé par la ministre du Travail Élisabeth Borne, en mars 2021 ; d’un montant de 92 millions euros, il est mis en œuvre par l’OPCO Santé et s’appuie sur le CPF de transition et le dispositif ProA.
Cependant l’enjeu n’est pas seulement financier. Beaucoup reste à faire pour faciliter la VAE, qui se heurte dans le champ du grand âge à des délais considérables du fait des difficultés rencontrées pour réunir les jurys. L’effort doit aussi porter sur la refonte des référentiels de formation en vue de multiplier les possibilités de dispense d’examen et les passerelles entre métiers. Particulièrement entre ceux d’AES et d’AS, où s’observent aujourd’hui de multiples convergences, le premier évoluant de plus en plus vers le soin, et le second vers le lien. Si bien qu’il n’est pas rare de voir des AES faisant de fait fonction d’AS, mais sans reconnaissance aucune. Pour le dire autrement, il s’agit d’aller vers une vision du métier élargie au « prendre soin » dans sa totalité et à la prévention de la dépendance, alors qu’on est aux prises aujourd’hui avec des métiers taylorisés et cloisonnés. Je propose en complément de créer un diplôme d’infirmière spécialisée en gérontologie, et de développer les formations aux troubles cognitifs.
Enrichir les tâches de la sorte répondrait à ce qui constitue la première demande des intervenants : ne plus avoir à « choisir entre faire vite et faire bien ». Je suis convaincue que cette charge mentale qu’on peut qualifier d’institutionnelle, nourrit pour une bonne part l’absentéisme, le non-respect des délais de prévenance et le sentiment d’être traité en « bouche-trou », si répandus dans le secteur du grand âge. Avec le risque d’un cercle vicieux où la souffrance au travail entretient les difficultés de recrutement, qui à leur tour conduisent à recruter des personnels non formés aux difficultés du métier, etc.
C’est pourquoi nous avons consacré le 4e axe de notre plan à la transformation des organisations. Bien des constats établis par la mission montrent que la situation faite aux personnels du grand âge (sans parler des personnes dépendantes) relève d’une forme de « maltraitance institutionnelle » où les circuits financiers et administratifs ont pris le dessus sur la qualité de service et la qualité de vie au travail des professionnels. Agnès Buzyn, alors ministre, ne me demandait pas de me prononcer sur l’architecture de l’offre de soins aux personnes âgées, mais sur la gestion des emplois et des compétences au sein du secteur, à structure donnée. Difficile cependant de répondre à la commande en faisant abstraction du cadre organisationnel dans lequel les services sont délivrés. L’architecture dualiste de l’offre actuelle (le binôme EHPAD/Aide à domicile) repose on l’a vu sur une organisation du travail encore largement taylorienne. Des démarches innovantes sont cependant à l’œuvre dans une partie des structures, comme le fonctionnement en équipes autonomes inspiré de la méthode Burtzoorg, largement répandue aux Pays-Bas, ou encore les modèles promus en France par des labels comme Humanitude ou Cap Handéo (ce dernier en lien avec une certification qualité). Autant d’organisations alternatives qui semblent produire des résultats positifs en termes d’absentéisme, de rotation du personnel ou de risques professionnels. D’où une double recommandation : créer un Observatoire national des métiers du grand âge chargé de suivre le déploiement de ces démarches innovantes et de coordonner leur évaluation, et mobiliser une part des fonds de la CNSA, de la CNAM et du PIC pour financer les formations, managériales en particulier, nécessaires à leur mise en œuvre.
Vous avez remis votre rapport en octobre 2019. Deux ans et demi après, où en sont vos recommandations ?
Je peux dire qu’elles ont toutes été écoutées. Pour ce qui est des réalisations, j’ai déjà mentionné les suites substantielles du Ségur en matière de rémunérations des AES et AS, ainsi que les moyens publics consistants mobilisés pour réduire les risques professionnels et financer la formation et les transitions des personnels. Il reste bien sûr beaucoup à faire, en particulier sur deux points qui me paraissent prioritaires : l’évolution des référentiels de métier d’une part, la qualité de vie au travail de l’autre.
Pour en savoir plus
- « Grand âge et autonomie — Plan de mobilisation nationale en faveur de l’attractivité des métiers du grand âge2020-2024. » Rapport remis à la ministre des Solidarités et de la Santé, établi par madame Myriam El Khomri. Octobre 2019
Laisser un commentaire