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L’équipe de Metis a eu beaucoup de mal à trouver un titre pour le dossier en cours : travailleurs du quotidien, invisibles, back office, deuxième ligne… Denis Maillard, à partir d’une enquête réalisée pour la Fondation Travailler autrement, poursuit et approfondit la réflexion.

Omar Sy dans le métro parisien pour le film Lupin

Dans un très bel éditorial rédigé pour la newsletter de Metis et intitulé Seuls les elfes demeurent invisibles, Jean-Marie Bergère s’interroge sur la difficulté à « regrouper sous une même dénomination un ensemble de métiers » socialement dévalorisés, mal payés et trop peu reconnus : les travailleurs essentiels, mais invisibles. Il fait d’ailleurs la liste de ces intitulés comme autant de symptômes de notre difficulté à saisir la réalité dont on veut parler : « travailleurs de la deuxième ligne, métiers qui assurent la continuité de l’activité économique, services aux environnements de travail, back office et plus couramment métiers essentiels pour faire oublier subalternes et invisibles », autant d’appellations auxquelles il aurait pu ajouter « classe de services » ou « larbinat » pour parler comme Jérôme Fourquet. « Rien n’est faux, ajoute-t-il, toutes ces catégories disent un petit bout de la réalité. Aucune n’est satisfaisante ».

Pour Jean-Marie Bergère, cette montée en généralité, loin de décrire l’exhaustivité des situations de travail, fait prendre le « risque de perdre la substance même des activités dont nous parlons et de ne rien comprendre à ce que vivent celles et ceux qui les exercent ». Ainsi, la monographie serait plus satisfaisante que cette catégorisation propre à l’esprit français. Mais surtout, l’éditorialiste s’arrête sur le terme « invisibles » qui s’est médiatiquement imposé pour parler de l’ensemble de ces travailleurs. Le mot, explique-t-il, « ne désigne pas une catégorie professionnelle ou sociologique (…). Le mot nous dit ce que, consciemment ou non, nous exigeons d’eux : « s’il vous plaît, soyez discret, restez à distance, ne faites pas de bruit… ». Invisible ne dirait donc rien de ces travailleurs, mais tout de ceux pour qui ils travaillent ; il n’y aurait pas d’invisibilité en soi, mais une « invisibilisation », pas de situation objective, mais une mise en demeure.

Invisibilité ou invisibilisation ?

On ne peut donner tout à fait tort à cette réflexion surtout quand l’auteur enfonce le clou en expliquant à raison que « personne objectivement n’est invisible. Le mot ne décrit pas une société divisée entre visibles et invisibles, au sens physique du terme. Il a une portée politique. Celle de nommer les hiérarchies que nous établissons entre ce qui mérite d’être vu et ce qu’on préfère ne pas voir ».

Ce phénomène était d’ailleurs bien observé dans les deux premiers épisodes de la première saison de la série Lupin : sortie en janvier 2021 sur Netflix, Lupin met en scène Assane Diop — joué par Omar Sy –, un jeune français issu de l’immigration dont le père a été accusé à tort il y a 25 ans d’un vol qu’il n’a jamais commis. Fasciné par Arsène Lupin, Assane utilise tous les tours du « gentleman cambrioleur » pour réhabiliter son père. Le premier épisode s’ouvre sur un Assane Diop agent de nettoyage au Louvre — lieu où il compte commettre un vol de bijoux —, puis, la série se poursuit avec le même Assane, déguisé cette fois en livreur à vélo, subterfuge qui lui permettra de se fondre dans la masse des livreurs pour échapper à la police… Ainsi, Assane sait se rendre invisible grâce à la nature des métiers qu’il occupe, agent d’entretien ou livreur. C’est d’ailleurs l’idée phare de la série, reprise lors de sa promotion quand Omar Sy s’était rendu incognito dans le métro parisien pour y coller des affiches publicitaires : « vous m’avez vu, mais vous ne m’avez pas regardé », dit ce dernier à plusieurs reprises. En effet, rien de tel pour passer inaperçu que d’être l’un de ces travailleurs que l’on voit sans les regarder et que finalement on ne reconnaît pas. Morale de l’histoire : ce serait le regard que l’on porte socialement et collectivement sur ces métiers qui entretient leur invisibilité.

C’est précisément ici qu’il faut introduire plus de nuance pour tenter d’expliquer en quoi le terme « invisibles » nous paraît toutefois pertinent pour parler d’une situation objective, celle du back office de la société de services dont l’invisibilité « sociale » — et non pas physique évidemment — tient à la conjonction de trois phénomènes dont nous avons voulu rendre compte à travers la grande enquête (mars 2022) que le cabinet Occurrence a réalisé au mois de décembre 2021 auprès de 15 000 personnes pour la Fondation Travailler Autrement, « Les invisibles. Plongée dans « la France du back office »». Ainsi, l’invisibilité ne tient pas qu’au regard absent porté sur ceux qui viennent nous servir, il se comprend structurellement.

Le back office, revers de la promesse libérale

L’invisibilité porte d’abord sur la position que l’on occupe dans la division du travail au sein de l’économie de services : à ce sujet, l’étude révèle qu’avec 44 % de personnes se tenant dans l’invisibilité du service rendu ou du colis transporté et livré, on peut affirmer que derrière chaque Français faisant l’épreuve de l’autonomie au travail se dessine une autre personne travaillant à son épanouissement et faisant la plupart du temps l’expérience inverse.

En effet, l’économie de services dans laquelle la France s’est coulée depuis la fin des années 80 approfondit formidablement les potentialités de la société de consommation, laquelle s’épanouit à partir d’une infrastructure permanente, mais invisible — son back office (logisticiens, caristes, manœuvres, transporteurs, caissières, aides-soignantes, infirmières, aides à domicile, livreurs, vigiles, etc.). C’est lui qui permet à cette société de se poursuivre dans le temps et de répondre à ce qu’a été « la promesse libérale » issue de la grande rupture moderne de 1789. Car comme l’avait pressenti Benjamin Constant peu après la Révolution, notre société est organisée de manière à ce que ses membres puissent s’y épanouir sans se préoccuper de la société elle-même, de la manière dont elle tient debout, sans se soucier même qu’elle existât. Ce que le penseur libéral avait baptisé « liberté des Modernes », opposée à celle des Anciens — Anciens chez qui la participation aux affaires la Cité représentait le premier des devoirs. Rien de tel chez nous : grâce à l’État, à une solide protection sociale et à la garantie de nos droits individuels, nous arrivons à vivre comme « détachés-ensemble », selon l’expression de Marcel Gauchet. Si, d’un point de vue philosophique, chacun s’appuie sur ses droits individuels pour faire son chemin et s’épanouir sans se soucier des autres, d’un point de vue matériel, chacun s’appuie sur le back office qui rend ainsi concrète la promesse libérale.

Le back office est donc nécessairement invisible, car il représente ce qui nous permet de vivre en société comme si celle-ci ne pesait pas sur les épaules des uns et des autres. Il matérialise en quelque sorte le projet philosophique de la modernité ; il représente la manière dont cette « liberté des Modernes » se réalise en matière sociale et économique. De telle sorte que le back office est paradoxalement l’aspect le plus explicite, mais le moins compréhensible de notre univers social : explicite, parce que du mouvement des Gilets jaunes à la crise du Covid-19, il est maintenant relativement aisé d’apercevoir la vaste classe de service qui soutient notre monde ; difficilement compréhensible parce que son existence sociale échappe aux analyses en termes de domination et d’exclusion.

Il y a une objectivité de l’invisibilité sociale qui tient à la nature de la division du travail. Personne n’invisibilise autrui ; seule la place occupée dans la division sociale rend opaque ou perceptible la présence sociale — ce que décrit parfaitement le film Parasites du Coréen Bong Joon-Ho. Mais ce qui donne également aux conflits sociaux un tour inconnu et imprévisible puisque ceux-ci prennent avant tout la forme de conflits de reconnaissance et de crises de visibilité comme l’a été le mouvement des gilets jaunes — le fameux gilet fluorescent étant autant un vêtement de travail qu’un accessoire de haute visibilité.

En effet, ce n’est pas parce qu’il est possible de distinguer les travailleurs du back office qu’il est aisé de les comprendre : leur invisibilité structurelle les dérobe à nos yeux comme si leur situation allait de soi et qu’il n’y avait même pas à s’en préoccuper. De fait, ils représentent les travailleurs de la continuité économique et sociale et participent ainsi au flux d’activités qui caractérise la société de services ; ils en assurent la fluidité et leur présence, plus ou moins discrète, atteste que la société se poursuit au fil du temps et tout simplement qu’elle fonctionne !… C’est pour cette raison également qu’il était important de quantifier la part des invisibles (44 % des Français) et le contour du back office en cherchant à comprendre au mieux ce qui fait la spécificité du rapport au travail et des modes de vie de ces personnes. Sur ce point, l’enquête de la Fondation Travailler Autrement nous apporte un autre enseignement venant conforter l’idée d’une invisibilité sociale objective.

L’invisibilité des pénibilités

Ce qui apparaît de manière forte tout au long de l’enquête est le caractère contraint de chaque aspect de la vie (professionnelle, personnelle et financière) des invisibles et le manque de perspectives sur leur avenir.

Souvent exposés à un management directif du fait de la nature exécutive des tâches qui leur sont affectées, assignées à des postures physiques pénibles et à des horaires atypiques, ils ont moins de marge de manœuvre que d’autres actifs dans leur quotidien. En effet, la plupart du temps, leurs horaires de travail et les cadences auxquelles ils sont soumis sont fixes, décidés par d’autres qu’eux-mêmes, leur management est plus souvent disciplinaire et ils se trouvent évidemment — pour 75 % d’entre eux — dans une quasi-impossibilité de télétravailler ; près de la moitié (45 %) portent un vêtement de travail uniforme, ce qui les rend reconnaissables, mais pas visibles pour autant ; au contraire l’uniforme les banalise et les rend substituables les uns aux autres.

Le résultat de tout ceci — mais telle est encore la logique de fonctionnement du back office — c’est de rendre les Invisibles opaques à notre regard parce que leurs conditions de travail paraissent aller de soi, quand elles ne nous sont pas radicalement inconnues lorsque le travail s’effectue en horaires décalés, la nuit ou dans des entrepôts dans lesquels nul autre qu’eux-mêmes ne pénètre. Tout ceci emporte une conséquence majeure, ce sont surtout les pénibilités qu’ils affrontent qui demeurent invisibles. 63 % travaillent dans une posture semblant anodine, mais pourtant épuisante : debout ! Leur invisibilité est donc surtout celle de leurs modes de vie et de travail.

S’enchaîne alors une dévalorisation sociale où se combinent la croyance dans leur faible productivité, la certitude de leur absence de qualification et de faibles rémunérations — la moitié vit avec moins de 1 500 euros brut par mois, ce qui implique que 44 % estiment ne pas parvenir à combler leurs besoins primaires. Résultat, 40 % de ces travailleurs ne trouvent peu ou pas de sens à leur travail quotidien, contre 26 % pour les autres Français. 40 % également estiment que leur vie professionnelle n’offre pas ou peu d’opportunités de progresser et d’apprendre, contre 26 %. Enfin, 61 % d’entre eux estiment n’avoir aucune perspective de progression professionnelle, contre 44 % pour le reste de la population.

L’invisibilité comme non-représentation

Avec les invisibles, se dessinent peu à peu les contours d’une véritable classe sociale marquée par une communauté de destin, celui de n’en avoir peu et d’être, pour ainsi dire, coincé dans un perpétuel présent contraint. C’est ce qui est admirablement bien exprimé dans A temps plein, long métrage d’Éric Gravel et véritable thriller immersif dans lequel l’actrice Laure Calamy joue une sorte de condensé de notre étude puisqu’elle incarne une femme de chambre travaillant dans un grand hôtel parisien, mais vivant seule avec ses deux enfants dans un périurbain « subi » qui se mue en enfer lors d’une importante grève des transports publics — à noter que dans l’étude 54 % des invisibles sont des femmes et la moitié des actifs vivant dans les espaces périurbains (47 %) sont des invisibles.

Dans ce contexte, invoquer les classes sociales n’a donc rien d’obsolète si l’on tient compte du fait que les classes « objectives »
(en soi) ne produisent plus de classes « subjectives » (pour soi) comme au temps béni de la classe ouvrière. C’est d’ailleurs tout le malheur social et politique du back office. Comme on le voit dans l’étude, c’est bien plus le statut social dynamique, c’est-à-dire la perception de sa mobilité sociale, de l’équité dans l’accès à des perspectives d’emplois supérieurs et de l’autonomie dont on estime jouir dans l’organisation de sa vie qui produit un sentiment d’appartenance à un groupe social et, partant, une éventuelle dignité.

Cette manière de penser impose de faire un pas de côté par rapport à des analyses renouvelées de la question sociale comme le dernier ouvrage de Pierre Rosanvallon, Les épreuves de la vie, par exemple. Non pour le réfuter, mais pour en revenir à une analyse sociologique centrée sur des variables certes plus dynamiques, mais pas moins objectives. Autrement dit, les « émotions », comme le met en avant Rosanvallon, ne permettent pas plus que le statut social catégoriel d’autrefois (l’emploi occupé, le diplôme, etc.) de comprendre les travailleurs invisibles. Et leur mobilisation n’est pas d’un grand secours sans l’analyse des conditions de travail et surtout des modes de vie — ce qui constituera la deuxième phase de l’étude menée par la Fondation Travailler Autrement.

La compréhension qui en résultera devrait être une aide pour combler le dernier déficit d’image qui pèse sur les invisibles et les entretient dans cette situation : la possibilité d’une meilleure représentation sociale et politique — la représentation culturelle à travers la fiction semble opérer en ce moment un tournant narratif intéressant grâce aux romans et aux longs métrages de cinéma ou aux documentaires.

En effet, l’invisibilité dont on parle ici est entretenue par ce manque de représentation. Actuellement, ni les politiques — ou seulement par défaut comme Marine Le Pen par exemple — ni les syndicats ne sont en capacité de représenter largement le back office de la société de services. Ce n’est pas faute de volonté, bonne ou mauvaise, mais plutôt faute de réelles connaissances d’un monde nouveau qui échappe à toute vision sociale superficielle. Comment parler de manière générale d’un monde émietté, de services que nous utilisons sans nous soucier de la manière dont ils nous parviennent ? Face à cela, deux tâches essentielles avant toute autre : offrir un savoir et une analyse de ce que vivent les invisibles — c’est le but de notre enquête. Mais au-delà de cette phase quantitative (la prochaine vague portant sur 15 000 personnes prises parmi les 40 % appartenant au back office), il faut également fournir aux acteurs sociaux et à la pensée sur les invisibles un espace de confrontation qui permette d’agréger les diverses monographies, les différentes approches et les expériences variées issues de mondes du travail qui ne communiquent plus. Ce sera l’objet du «Comptoir des invisibles» dont la Fondation Travailler Autrement nous a confié l’animation. Cette plongée dans la France du back office ne fait que commencer.

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Né en 1968, philosophe politique de formation, j’ai poursuivi deux carrières en parallèle : d’un côté, un parcours en entreprise - j’ai été rédacteur en chef des publications de Médecins du Monde (1996), directeur adjoint de la communication (1999), chef du service de presse de l’Unédic (2002), directeur de la communication de l’Unédic (2008) puis directeur de la communication et stratégie de Technologia (2011), un cabinet de prévention des risques professionnels ; de l’autre, un parcours plus intellectuel — j’ai été élève de Marcel Gauchet qui m’a appris à penser ; j’ai créé la Revue Humanitaire et j’ai publié plusieurs essais : L’humanitaire, tragédie de la démocratie (Michalon 2007), Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard 2017) et Une colère française, ce qui a rendu possible les gilets jaunes (Observatoire 2019). Enfin, je collabore à Metis, à Télos et à Slate en y écrivant des articles sur l’actualité sociale. Pour unifier ces deux activités, j’ai créé Temps commun, un cabinet de conseil qui aide les entreprises, les institutions publiques et les collectivités à décrypter et faire face aux impacts des transformations sociales sur leurs organisations.