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Paru en 2014, le livre de Gauz porte la mention « roman ». Comme de nombreux écrits et récits d’aujourd’hui, il raconte la vie, plus exactement la vie des agents de sécurité ou vigiles, ceux qui travaillent « debout » juste pour être payés. Et tout ce qui se passe à côté, comme une sorte de docu-fiction, car « debout payé » on observe le monde, les boutiques, la consommation et la ville.

« La longue file d’hommes noirs qui montent dans ces escaliers étroits ressemble à une cordée inédite à l’assaut du K2, le redoutable sommet de la chaine himalayenne… Distribution de formulaires. À tour de bras. Ici, on recrute. On recrute des vigiles. Protect-75 vient d’obtenir de gros contrats de sécurité pour diverses enseignes commerciales de la région parisienne. Le bruit s’est très vite répandu dans la « communauté » africaine… Chacun sort les quelques papiers demandés pour l’entretien d’embauche : les pièces d’identité, le classique CV et le CQP, une sorte d’autorisation administrative de travailler dans les métiers de la sécurité. Ici on lui attribue le titre pompeux de diplôme… Pour tous ici il y a une très forte motivation… Pour le mâle dominant dans la cage de verre au fond de l’open-space, avoir le plus gros chiffre d’affaires possible. Pour la cordée noire de la cage d’escalier, sortir du chômage ou des emplois précaires… Les contrats sont à durée indéterminée. Entrés chômeurs dans ces bureaux, tous ressortiront vigiles. »

Et voilà, c’est parti : « Ceux qui ont déjà une expérience du métier savent ce qui les attend dans les prochains jours : rester debout toute la journée dans un magasin, répéter cet ennuyeux exploit de l’ennui tous les jours, jusqu’à être payé à la fin du mois. » Débusquer les voleurs et surtout les voleuses.

« Debout-payé », le vigile observe et cela donne le chapitre « les soldes à Camaïeu » : les sacs jouent un grand rôle, les cabines d’essayage aussi, les antivols… et les fesses : « Les Africaines prennent rarement autre chose que des hauts à cause de leur anatomie callipyge. Les pantalons et autres shorts sont fabriqués sur les mensurations de la femme blanche, naturellement plate, par des ouvrières chinoises naturellement encore plus plates ». Le tout avec la suave musique Camaïeu dont la boutique est saturée. On ne peut pas dire que le regard de Gauz sur ce « faire les soldes », essayer et parfois acheter des choses que l’on ne portera peut-être jamais, soit très sympathique à l’endroit des femmes, mais y a-t-il d’autres solutions que l’humour et la dérision ?

Gauz, cela fait partie du plaisir de le lire, catégorise le monde : il fait des listes, énumère des « types », des « genres » qui systématisent le réel observé et en accusent les traits (c’était la technique de Rabelais !). Ainsi des FBBB (Femmes Bété à bébé blanc) : « Le vigile reconnait du premier coup d’œil les « femmes bété à bébés blancs ». Ce sont des femmes originaires de Côte d’Ivoire, précisément de la région de Gagnoa. En France, elles sont presque toutes « gardes d’enfants ».

« Le vigile est frappé par une image délirante dans laquelle il voit une FBBB entrer dans le magasin, les seins nus et ceinte de l’antique jupe tressée dans des nervures de raphia. Mais vite revient la réalité. Devant elle, une poussette biplace dans laquelle dorment deux blondinets angéliques. La FBBB porte un « petit haut trop mignon » en polyamide et un vieux jean élimé. »

Côté masculin, il y a aussi les MIB, « Men in black » chez Séphora, Champs Élysées : « le vigile est habillé en veste noire, pantalon noir, chemise noire, cravate noire… Vigile de luxe pour avenue de luxe… L’entrée de Séphora est une gueule de fauve baillant sur les Champs-Élysées sa forte haleine de parfums en tous genres… En trois heures seulement de vacation, le vigile a compté plus de femmes voilées dans Séphora qu’en six mois dans le tout Belleville. »

« Une WIB (Woman in Black), à la recherche d’un produit, est à genoux devant le stand Dior. Au-dessus de sa tête clignote le slogan publicitaire « Dior addict, be icone ».

La trame du roman se tisse et se complique avec les lieux habités, les copains d’un jour ou de toujours : les intrigues de la résidence de la « Cité universitaire », « la Maison des étudiants de Côte d’Ivoire », les frères maliens et les cousins arabes, une partie dans les années de Gaulle/Pompidou… Et les parcours des uns et des autres, Ossiri qui était prof de sciences naturelles à Abidjan, mais a voulu voir du pays, et se mettre lui aussi à envoyer « de l’argent au pays ». Il sera gardien aux Grands Moulins de Paris, avec un chien prénommé « Joseph » en l’honneur de trois dictateurs, Staline, Mobutu et Kabila.

L’amitié et la complicité de Kassoum et Ossiri, leurs liens permanents avec Abidjan, ses quartiers riches ou pourris, l’entremêlement du travail debout-payé et de la vie quotidienne, et de la vie au pays. Et par-dessus tout le face-à-face du boulot et des délires de la consommation. Le boulot de vigile qui un temps a donné leurs chances à de vieux ivoiriens ayant créé leur propre entreprise de sécurité en sous-traitance, puis s’est tendu à nouveau (après le 11 septembre à New York), puis complexifié et technocratisé…

Gauz est le nom d’écriture (des récits, des romans, des scripts et scénarios maintenant) de Patrick Gbaka-Brédé qui a failli devenir vétérinaire, a fait (un peu) des études de chimie, a travaillé (un peu) comme vigile pour enseigne de parfumeur et en a tiré un grand parti fait de réalisme lucide et d’imagination. Un vigile observateur peut être un super critique de la société de consommation. Et ça fait un super bouquin !

Gauz, Debout-payé, Edition Le nouvel Attila, 2014.

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.