Dans un pays en train de perdre sa classe moyenne, les jeunes que rencontre Irène dans la poursuite de son voyage à la recherche des nouvelles manières de travailler (co-living et co-working) se posent de nombreuses questions. Le sésame de la réussite : être payé en dollars ou en euros. Alors, travailler à distance ? En freelance pour une entreprise étrangère ? Partir travailler à l’étranger ?
« Les Mexicains sont les descendants des aztèques, les Péruviens ceux des incas et les Argentins quant à eux sont les descendants des bateaux ! » Il s’agit d’un proverbe sud — américain qui évoque bien l’Argentine d’hier et d’aujourd’hui.
Illustration parfaite de ce proverbe, Buenos Aires est une ville aux faux airs de Madrid, ou de Barcelone, voire de Paris et le résultat d’un passé très colonial. De l’urbanisme à l’architecture, dès mon arrivée je ne me suis pas sentie dépaysée, bien au contraire, même si le confort d’une ville développée m’a réconfortée après deux mois de voyage en sac à dos ! J’ai adoré me balader dans l’arrondissement de Palermo avec ses restos et cafés « trendy hipster », ou dans le Barrio del Retiro avec ses bâtiments magnifiques… ou devant un jardin japonais comme celui du parc Albert Kahn à Boulogne, j’avais presque le sentiment que mon voyage était déjà terminé.
Néanmoins, après cette première fausse impression qui n’a pas duré longtemps, j’ai vite découvert des réalités très différentes de l’Espagne ou de l’Europe. Ce pays, résultat de colonisations successives (espagnole, anglaise, hollandaise…) et d’une histoire politique très mouvementée (plusieurs dictatures militaires et une corruption quasi légalisée) subit encore les conséquences de son passé. Des difficultés financières de grande ampleur et un manque de confiance dans le système démocratique nourrissent les problématiques d’aujourd’hui.
Au pays de l’inflation
Une inflation constante et l’existence d’un double marché dollars/pesos : en Argentine il ne faut surtout pas utiliser sa carte bancaire ! Le taux de change de l’euro (1 euro = 119 pesos) évolue quotidiennement dans de grandes proportions, alors que sur le marché noir, 1 euro peut valoir entre 220 et 235 pesos. Ce taux représente une différence de 50 % sur le pouvoir d’achat des touristes qui viennent dans le pays avec des euros ou des dollars, sachant que le dollar est la monnaie la plus reconnue et que c’est en dollars les Argentins font des économies.
Cette situation impose aux visiteurs étrangers de bien se renseigner à leur arrivée pour ne pas perdre trop d’argent. Le marché parallèle au système classique de change est tellement ancré dans les mœurs qu’il est plus que visible dans les lieux de change appelés « casas de cambio ». Ne vous alarmez donc pas si vous voyez à l’entrée les taux de change réglementaires affichés, il s’agit juste d’une façade. Le changement peut également se faire via Western Union par virement.
La troisième option possible est d’effectuer le changement de monnaie auprès des « arbolitos ». Ils peuvent se retrouver facilement au centre de Buenos Aires, par exemple avenue Florida.
Un appauvrissement croissant de la classe moyenne et populaire
La variabilité des taux de change et les systèmes parallèles ont pour conséquence un changement fréquent des prix. Les premiers à en souffrir sont les Argentins dont les salaires restent très faibles et ne sont pas augmentés. Les différents gouvernements qui se sont succédé ont tenté à de multiples reprises d’équilibrer cet écart, mais leurs efforts se sont révélés vains.
Les conséquences de cet échec sont un appauvrissement des classes moyenne et populaire alors que les classes supérieures réussissent à utiliser différents moyens d’investir et d’avoir des capitaux à l’étranger. L’Argentine est l’un des pays de l’Amérique du Sud et du monde ayant la plus grande proportion d’entreprises offshore, après la Russie et le Royaume-Uni (Pandora Papers).
Les Argentins se sont habitués à ce système, ils sont les rois de la résilience et finalement leur pays est l’un des plus stables en termes de démocratie parmi ceux de l’Amérique latine.
Bien que des mouvements militants se soient développés au fil des ans, comme « Ni una menos », les Argentins ne se révoltent pas contre l’inflation, elle semble faire partie de leur vie et de leur histoire.
Portraits de jeunes en difficulté
Anita, 32 ans, est cheffe de service dans un hôpital public. Bac+5 en sociologie, elle a obtenu un master à Paris à l’Agence de photographie Magnum fondée par Bresson, Capa… Photographe passionnée et militante Photos Analia Cid, ses portraits ont été publiés par la Revue Femmes Photographes.
En tant que cheffe de service de l’hôpital, elle a coordonné plusieurs campagnes de vaccination avec une équipe de 3 personnes. Son salaire mensuel est de 80 000 pesos par mois, ce qui représente 400 euros. Il y a six mois, son salaire en valait le double, soit 800 euros par mois. Elle arrive à vivre correctement grâce au soutien de ses parents.
Son compagnon, Pedro, 33 ans, n’a pas fini ses études supérieures pour être professeur. Il travaille dans une association pour accompagner des enfants démunis. Il est passionné par la musique et joue dans plusieurs groupes. En parallèle, il se forme à l’art-thérapie. Il gagne la moitié du salaire d’Anita et tout comme elle, il avoue que sans cet appartement, il devrait retourner chez ses parents.
Ils n’ont pas encore d’enfants. La situation financière est très juste et souvent se pose la question de changer de métier ou de partir à l’étranger. Contrairement à beaucoup d’Argentins qui disposent du passeport italien (comprendre l’immigration en Argentine), ils n’ont pas cette chance. La possibilité de partir est donc beaucoup plus compliquée. Même si Anita et Pedro évoquent très souvent leur envie de partir, la réalité et leurs engagements sociaux les rattrapent. « Pour nous, partir c’est renoncer à la famille, à notre culture et surtout renoncer à la possibilité de se faire une place même si la situation n’est pas évidente ». Quand je les interroge sur les nouvelles méthodes de travail et de mode de vie du type « digital nomade », cela leur semble très éloigné de leur quotidien de travail qui reste très basé sur le terrain et le contact.
J’ai rencontré Julie, 29 ans, dans le nord, à Tilcara, une petite ville aux faux airs boliviens.
Elle est cadre technicienne à l’hôpital public de la ville de Rosario, elle est en CDD depuis plusieurs années, mais elle aura bientôt un poste fixe. Elle gagne correctement sa vie (l’équivalent de 1000 euros), mais elle n’arrive pas à mettre suffisamment de côté pour partir en vacances. Pour cela, elle utilise un dispositif connu sous le nom de « pre viaje » (prévoyage). Le principe est de promouvoir le tourisme national dans ce pays si grand. Cela lui permet de récupérer la moitié du montant dépensé en chèques déjeuner ou avoirs pour des hôtels. Elle s’est posée pendant longtemps la question de partir, mais aujourd’hui elle n’en voit plus l’intérêt. Elle se considère comme une privilégiée même si ses moyens sont limités. Son compagnon est encore étudiant, ils ne peuvent donc pas vivre ensemble. Quand je lui parle de travailler à distance pour une boîte internationale qui la paierait en dollars, cela lui paraît un rêve !
Augustina a 29 ans, je l’ai rencontré lorsque je faisais le Fitz Roy en Patagonie. Elle est cadre dans un laboratoire et son rêve est de partir l’année prochaine en Espagne pour faire le même type de métier, mais dans un cadre plus stable. Ses grands-parents sont italiens donc elle compte sur la double nationalité pour bouger facilement… Elle veut cependant garder le même métier et ne pas devoir être serveuse dans un bar. Elle garde les idées claires : « je souhaite vraiment partir, mais juste pour améliorer ma situation. »
Rosario, 28 ans, a changé trois fois de cursus d’études. Elle part en vacances grâce à l’argent économisé comme barmaid et en utilisant le dispositif de pre viaje. Son rêve est de partir, quoi qu’il en soit. En n’ayant pas fini ses études supérieures, son avenir n’est pas très prometteur, donc elle compte partir dès septembre en Europe ou en Australie (grâce à son passeport italien).
À l’opposé de ces débuts de vie difficiles, j’ai rencontré pendant mon périple quelques « digital nomads » (plutôt des hommes que des femmes, je dois bien l’avouer).
Travailler en voyageant ou voyager en travaillant ?
Jeremy, un Allemand de 34 ans, qui est venu plusieurs fois en Argentine (lors de son dernier séjour, il est resté 5 mois), est devenu un digital nomade. Il est parti quelques mois en voyage et il s’est rendu compte qu’il ne pouvait pas reprendre sa vie d’avant en Allemagne (métro, boulot, dodo). Il a trouvé un petit job comme freelance et ensuite, il a été embauché par une entreprise allemande pour réaliser des traductions. Il gagne 1500 euros en travaillant 15 – 20 heures par semaine. Il se fait payer en dollars, car le taux de conversion est très avantageux (environ 200 000 pesos donc presque l’équivalent de deux mois de salaire d’Anita et Pedro). Il peut voyager tout en travaillant et parcourir l’Argentine en faisant un peu attention à son budget. L’Argentine est cinq fois plus grande que la France : ce qui lui coûte assez cher en transport. Il a opté pour le mode « slow-travel » et passe souvent plusieurs semaines dans un endroit avant de changer de lieu.
Quand je lui demande s’il est bien en Argentine, il sourit et me dit « claro que si ». Le taux de change est très favorable et le pays est tellement grand… c’est pour ça qu’il y reste six mois.
Pour les hébergements, il préfère les hôtels, car il n’a pas besoin de faire de réunions et son travail ne lui demande pas trop de concentration.
Kamir, 34 ans, vient de Turquie. Il est développeur informatique et réalise un voyage de 6 mois qui doit se terminer à Boston. Il veut s’installer là-bas. Il travaille un peu et voyage beaucoup. Néanmoins, il dit qu’il préfère des locations airbnb, car il a besoin d’une certaine tranquillité. Il prend de temps en temps des hôtels pour rencontrer un peu plus de monde et éviter d’être tout seul.
J’ai eu l’occasion de rencontrer d’autres personnes comme Jérémy et Kamir, dont beaucoup d’Argentins qui étaient aussi en mode « digital nomad ». Ce mode de travail qui est possible seulement pour certains métiers leur apparaît comme une alternative possible par rapport au modèle décevant proposé par la société argentine. Mais c’est une solution individualiste qui répond à une logique de « chacun pour soi ».
Après mon séjour, je peux dire que la situation est difficile et compliquée : faiblesse d’une démocratie assez récente dans laquelle les citoyens ne font pas du tout confiance aux institutions. La distribution de la richesse reste très déséquilibrée dans un pays pourtant très riche en ressources (agriculture, élevage, pêche, mais aussi mines d’argent et d’or).
Les Argentins n’ont pas confiance dans leur monnaie. Sa dévaluation et ses fluctuations ne leur apportent aucune sécurité. Le pays a mis en place des systèmes pour éviter la fuite vers d’autres monnaies. Chaque citoyen ne peut pas se procurer plus de 200 dollars par mois. Les gens deviennent alors très ingénieux pour acheter des dollars. Le contrôle des bénéfices réalisés par les grandes entreprises ou fortunes est plus flou. Une coïncidence ? Je ne crois pas.
Le nombre de jeunes Argentins qui ont fait des études et quittent le pays augmente chaque année bien que certains restent, comme Anita, Pedro, Juli et les autres, prêts à défendre un pays qui proposerait de meilleures conditions de vie.
Un entre-deux est-il possible ? Travailler pour une entreprise internationale pour avoir un salaire en euros ou en dollars ? Entre la débrouille individuelle qui assure une forme de résilience et des changements de politique économique au niveau du pays comme le renoncement à une monnaie nationale pour adopter le dollar comme l’a fait l’Équateur ?
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