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Interview de Thomas Couppié et Elsa Personnaz, en charge au Céreq des enquêtes Génération

Il y a 30 ans, le Céreq lançait l’enquête Génération, conçue pour suivre pas à pas le parcours d’une cohorte représentative de l’ensemble des jeunes au cours des trois premières années suivant la fin de leur formation initiale. Plusieurs éditions ont suivi, dont certaines (1998, 2004, 2010, 2017) réinterrogeaient deux fois les jeunes à 5 et 7 ans. L’édition 2017 vient de livrer ses premiers résultats : c’est l’occasion pour Metis de faire avec le Céreq le point sur les riches enseignements d’un outil puissant.

Metis : Quand la Génération 2017 termine ses études, avec quel profil aborde-t-elle la vie active ?

T. Couppié et E. Personnaz: Nos derniers résultats se situent dans le droit fil des évolutions longues de la scolarisation. Comparée à la précédente édition de l’enquête (2010), l’élévation globale du niveau d’études des jeunes sortants se confirme au point que les seuils symboliques fixés depuis des décennies par les politiques éducatives sont désormais quasiment atteints : 78 % d’entre eux avaient au moins le Bac en 2017 et tout près de la moitié (47 %) un diplôme du supérieur. Le même mouvement s’observe au sein de chaque cycle : dans le secondaire, la part des CAP recule au profit des Bacs professionnels, tandis que dans le supérieur celle des Masters gagne 6 points aux dépens des Bac + 2 à + 4. À l’autre bout de l’échelle, la part des sortants sans diplôme diminue dans le même temps de 4 points, ce qui constitue une assez franche amélioration dans un domaine où notre système éducatif a longtemps été à la peine. Il s’agit bien au total d’une tendance de fond, dont l’enquête mesure par ailleurs les bénéfices en matière d’insertion professionnelle. Au poids croissant des diplômes répondent de meilleures conditions d’accès à l’emploi pour les jeunes sortants. À y regarder de plus près cependant, cette amélioration n’est pas due à un meilleur rendement des diplômes en termes d’emploi — celui-ci reste stable à chaque niveau — mais au fait que la part des diplômes les plus élevés, qui ont le meilleur rendement, progresse aux dépens des autres.

Second constat majeur, qui vient tempérer le précédent : cette amélioration n’a pas réduit l’inégalité selon l’origine sociale des conditions de départ dans la vie active. Déjà très marquée, celle-ci s’est au contraire accentuée depuis 2010. Nous avons comparé les jeunes « favorisés » (un des deux parents cadres) aux « défavorisés » (un des deux parents ouvriers, l’autre ni cadre ni profession intermédiaire). 41 % des premiers sortent avec un diplôme supérieur ou égal à Bac + 5, contre seulement 10 % des seconds ; pour les écoles de commerce ou d’ingénieurs, les proportions sont respectivement de 13 et 2 %. Et ces écarts ne se réduisent pas au fil du temps. De ce point de vue c’est l’un des intérêts de l’enquête Génération que de permettre une analyse fine des facteurs d’inégalité entre jeunes sortants. Le mode de financement des études en est un, d’autant qu’avec leur allongement la mobilisation de ressources extra-familiales se fait plus nécessaire. 70 % des sortants de 2017 déclarent y avoir eu recours ; les ressources procurées par la filière de formation elle-même (contrats d’alternance, stages ou bourses au mérite) viennent en premier (45 % des jeunes), suivies des bourses (29 %) qui profitent surtout aux sortants du supérieur, où les critères d’attribution sont plus favorables que dans le secondaire ; 27 % des sortants ont occupé des emplois rémunérés, le plus souvent dans le cours d’études supérieures longues ; enfin, si 7 % seulement ont contracté un prêt bancaire, la proportion monte à 15 % parmi les Bac + 5 et jusqu’à 38 % pour les élèves des écoles commerce, qui font pourtant le plus souvent partie des « favorisés ».

L’enquête Génération 2017

Elle est représentative au niveau national des 746 000 individus primo-sortants de formation initiale durant l’année scolaire 2016-2017, des sorties de l’enseignement secondaire sans diplôme aux sorties de l’enseignement supérieur avec un doctorat. Plus de 25 000 jeunes ont été interrogés entre septembre 2020 et mars 2021 sur leur parcours scolaire et leurs trois premières années de vie active, à l’aide d’un calendrier mensuel qui retrace finement leurs activités au cours de la période. L’enquête vise ainsi à étudier les différences de conditions d’accès à l’emploi en fonction de la formation initiale et de diverses caractéristiques individuelles.

Un module Covid a été intégré au questionnaire afin d’étudier l’impact du premier confinement sur l’emploi des jeunes, sur leurs conditions de travail, ainsi que les inflexions qu’ils ont pu apporter à leurs projets professionnels.

Une autre caractéristique de la génération 2017 est le poids pris dans les parcours par la formation en alternance : près du quart des sortants (23 %) sont passés par cette voie, via un contrat d’apprentissage (18 % des cas) ou de professionnalisation (5 %). C’est pour préparer un CAP ou une licence professionnelle que le passage par l’alternance est le plus fréquent, particulièrement dans les spécialités industrielles où il est le fait d’une bonne moitié des diplômés. Mais c’est vrai aussi de près du quart des titulaires d’un master ou des élèves des écoles d’ingénieur et de commerce. De fait, c’est leur rapide diffusion dans l’enseignement supérieur qui a porté au cours des deux dernières décennies la progression des contrats d’alternance. Il est trop tôt pour savoir si l’explosion de l’apprentissage consécutive à la réforme de 2018 et du plan « 1 jeune 1 solution » ont pu infléchir la tendance au profit des sortants du secondaire.

Enfin la mixité progresse dans les parcours de formation. L’allongement des études est plus marqué chez les jeunes femmes (25 % de diplômées du supérieur long parmi les sortantes de 2017) que chez les jeunes hommes (21 %), au point que les premières sont désormais majoritaires (60 %) parmi les titulaires d’un master. Plus en détail elles restent cependant sous-représentées dans les spécialités scientifiques et techniques, les écoles d’ingénieurs et les formations doctorales hors santé. Les « bastions », masculins comme féminins, semblent avoir encore de l’avenir.

Et que dit l’enquête des parcours suivis sur le marché du travail ?

C’est l’autre intérêt principal de l’enquête Génération que de pouvoir reconstituer, grâce au calendrier mensuel que l’on demande à chaque jeune interrogé de renseigner, les différentes situations qu’il ou elle a connues — emploi, chômage, reprise de formation, autre position — après la fin de ses études. En outre chaque emploi occupé y est décrit (statut, qualification, rémunération, secteur…). Grâce à ce riche matériau, il est possible de caractériser finement les chemins empruntés après la fin de la scolarité ; techniquement, cela revient à construire, au-delà de l’extrême diversité des parcours individuels, une typologie des trajectoires suivies au cours des sept premières années de leur vie active. Pour la génération 2017, dont on ne connaît pour l’instant que les trois premières années sur le marché du travail, nous avons identifié neuf types de trajectoires, qu’on peut regrouper en trois grandes familles :

  • Dans la première, qui rassemble près des deux tiers des sortants (64 %), l’emploi domine. Dans un peu moins de la moitié des cas (30 % des sortants), il s’agit du parcours idéal où l’accès au CDI est à la fois rapide et durable ; mais on y trouve aussi un profil d’entrée en emploi stable plus tardive, après un passage par les CDD ou le chômage (15 %) ; et un troisième où les CDD s’enchaînent sans aboutir à l’emploi durable (19 %).
  • A l’opposé, deux types de trajectoires (16 % du total) sont le fait de jeunes qui restent aux marges de l’emploi, soit en raison d’un chômage récurrent, voire permanent (12 %), soit parce qu’ils sortent durablement, pour des motifs variés (vacances, santé, naissance, création d’entreprise…) du marché du travail (4 %).
  • Entre les deux s’observent quatre types de parcours en suspens (20 %), où l’on voit que l’insertion dans la vie adulte est loin d’être un long fleuve tranquille. Il peut s’agir d’une sorte de période de latence (6 %) entre études et emploi, qui n’exclut pas des formes d’engagement comme le service civique ; mais aussi de ruptures conduisant au chômage (5 %) ou au retrait durable du marché du travail (3 %) ; ou encore d’une reprise d’études ou de formation (6 %, dont beaucoup de sortants sans diplôme professionnel).

Répartition des trajectoires par grand niveau de diplôme (en %)

Au total, et c’est l’un de nos résultats marquants, les débuts de la génération 2017 sur le marché du travail apparaissent significativement plus favorables que pour la cohorte précédente, sortie d’études en 2010. Celle-là avait vu l’inclusion dans l’emploi stable reculer (— 10 points par rapport aux sortants de 1998) au profit des parcours marqués par l’emploi à durée déterminée ou le chômage récurrent. Trois ans après la fin d’études, la part des sortants de 2017 en emploi durable gagne au contraire six points (de 66 à 72 %) par rapport à ceux de 2010 au même moment de leur parcours, et leur taux de chômage baisse de cinq points. Plus étonnant, ce redressement s’observe à tous les niveaux de formation, et même de façon particulièrement marquée (+ 15 points de taux d’emploi durable) pour les sans diplôme, qui restent pourtant les plus touchés par le chômage.

Plus généralement, si le niveau de diplôme reste le déterminant majeur des trajectoires d’insertion, son effet se révèle moins linéaire qu’on pourrait l’attendre. Les trajectoires d’insertion rapide ou différée dans l’emploi durable sont certes très majoritairement le fait des plus diplômés (80 % des sortants d’écoles de commerce ou d’ingénieur, 66 % des diplômés du supérieur long, 12 % des sans diplôme). À l’opposé, près de la moitié des non-diplômés connaissent une sortie durable du marché du travail, contre 5 % des diplômés du supérieur long. Mais d’autres trajectoires apparaissent mieux partagées en ce sens qu’elles sont moins liées au diplôme : c’est le cas de la succession d’emplois temporaires (notamment dans le public), mais aussi pour une part des parcours d’entrée tardive sur le marché du travail ou de rupture. Ce sont ainsi les trajectoires extrêmes qui apparaissent polarisées par le diplôme, au contraire des parcours de type intermédiaire, mieux répartis entre les jeunes.

L’expérience du travail en cours d’études est un autre facteur favorable à l’insertion dans l’emploi durable ; c’est vrai en premier lieu de l’alternance (45 % des alternants suivent cette trajectoire contre 25 % des « scolaires ») mais aussi, dans une proportion voisine, pour les autres jeunes ayant travaillé en cours d’études, quel que soit le niveau du diplôme obtenu. L’enquête montre aussi que les politiques publiques d’accompagnement occupent désormais une place très significative dans les trajectoires d’insertion : deux jeunes sur trois ont été suivis par le réseau des Missions locales (qui a accueilli le quart des sortants de 2017), Pôle emploi, l’APEC, etc.  C’est à 90 % le cas (notamment via la Garantie Jeunes) de ceux dont le parcours est marqué par le chômage durable ou récurrent, signe que les dispositifs publics semblent atteindre leur cible.

On observe en revanche peu de différences entre jeunes femmes et jeunes hommes, si ce n’est chez les premières une moindre fréquence des parcours d’accès rapide à l’emploi durable (28 % contre 31), mais aussi à l’inverse des trajectoires de chômage récurrent ou persistant. La maternité n’apparaît donc plus dans la vie professionnelle des femmes de cette génération comme un facteur spécifique de rupture.

À vous entendre, on est tenté de conclure à un bilan positif pour la génération 2017, au moins à trois ans. Est-ce le bon diagnostic ?

Difficile de répondre à ce stade compte tenu du choc qu’a représenté en 2020 l’irruption du Covid19. Si l’on en fait temporairement abstraction, les éléments d’amélioration sont évidents : à la veille de l’épidémie (en février 2020, deux ans et demi après la sortie d’études) la génération 2017 connaît un taux de chômage de cinq points inférieur (18 % contre 23) à celle de 2013 au même point de son parcours. Et l’amélioration reste tangible à la sortie du premier confinement : la part des CDI (72 %) est en octobre 2020 de 6 points supérieure à ce qu’elle était en octobre 2013, et la rémunération moyenne (1 600 € mensuels) est en léger progrès (+ 80 €). La bonne conjoncture d’avant pandémie y est bien sûr pour beaucoup, mais le progrès général enregistré en matière d’accès à l’emploi durable suggère qu’un changement structurel est aussi à l’œuvre.

Le bilan est en revanche beaucoup moins satisfaisant si l’on s’intéresse aux écarts entre les jeunes. Nous avons déjà évoqué l’accès toujours très inégal au diplôme selon l’origine sociale et les ressources familiales ; il faut y ajouter les écarts persistants et souvent croissants entre sortants d’une même génération selon le diplôme, qu’il s’agisse du taux d’emploi à 40 mois (2,3 fois plus élevé pour les Bac + 5 et plus que pour les non-diplômés, contre 2 fois pour les sortants 2010) ou encore du salaire médian (+ 85 % à l’avantage des premiers en 2020 contre + 72 % en 2013).

On parle souvent à propos des jeunes d’inflation des diplômes et de déclassement professionnel. Qu’en dit l’enquête Génération ?

Premier fait majeur, le niveau de diplôme continue de s’élever. Plus diplômée, la génération 2017 est donc a priori mieux préparée à occuper des emplois dont le niveau de qualification est lui-même tiré vers le haut, même si les créations d’emploi continuent d’être polarisées sur le haut et le bas de l’échelle aux dépens des niveaux intermédiaires. Sous l’angle du lien entre formation et emploi, les résultats de l’enquête à trois ans (donc en 2020) montrent que la proportion de sortants occupant des emplois de cadres gagne 3 points par rapport à 2013, mais qu’elle s’est à l’inverse érodée quand on la mesure pour chaque niveau de diplôme ; c’est surtout le cas des diplômés à Bac +3 ou +4, mais vrai aussi pour les Bac +5 ou les BTS. Un constat analogue vaut pour les Bac + 2 dans l’accès aux emplois de professions intermédiaires. Autrement dit, si l’accès aux emplois qualifiés progresse avec le niveau moyen de diplôme, cela ne doit pas masquer une certaine érosion du rendement des diplômes pris chacun séparément, qui suggère qu’une forme de déclassement est bien à l’œuvre.

Vous allez réinterroger la génération 2017 en fin de parcours, c’est-à-dire en 2023. On se dit que c’était plutôt bien parti pour elle, mais que la pandémie, et peut-être à présent la guerre en Ukraine, vont rendre son parcours plus difficile. Qu’en dire à ce stade ? 

Avec le premier confinement, l’épidémie de Covid19 a porté un vrai coup d’arrêt à l’insertion des sortants de 2017, avec une chute du taux d’emploi de trois points entre février et octobre 2020. Le choc a été plus violent que pour les plus âgés, et parmi les jeunes ce sont les plus vulnérables, autrement dit les moins diplômés, plus souvent en CDD, qui en ont pâti le plus. Inversement, le fort rebond de l’activité qui a suivi a joué à l’avantage de ces derniers, qui ont été les premiers à bénéficier de la vague de réembauches (il est vrai souvent temporaires elles aussi), alors que les plus diplômés n’ont pas encore regagné tout le terrain perdu. 2021 a confirmé la vigueur de cette reprise de l’emploi, avec un recul du taux de chômage des jeunes en dessous du plancher historique atteint en 2007-2008.

Impact de la crise sanitaire selon le type d’emploi et le niveau de diplôme en 2020

Source : Céreq, enquête Génération 2017

Tout dépend aujourd’hui de la façon dont la situation internationale va affecter la croissance : au pire, une récession est possible, qui pourrait s’accompagner d’une inflation persistante. Le précédent des années 1970 montre combien un retour de la stagflation pourrait nuire aux conditions d’insertion professionnelle des jeunes. Les mêmes logiques seront-elles à l’œuvre dans cette hypothèse ? Tout dépend de l’effet qu’on peut attendre des changements structurels qui ont contribué dans la dernière décennie à améliorer la situation relative sur le marché du travail ; on pense en particulier à l’élévation des niveaux de diplôme, à la diffusion de l’alternance, au renforcement de l’accompagnement public, au regain de l’emploi à durée indéterminée ou aux nouvelles voies d’engagement civique qui n’équivalent plus forcément à des retraits d’activité.

Pour en savoir plus 

– « Des parcours contrastés, une insertion plus favorable, jusqu’à… », T. Couppié, E. Gaubert, E. Personnaz, Céreq Bref n° 422, mai 2022

– « 20 ans d’insertion professionnelle des jeunes : entre permanences et évolutions », Coordonné par Thomas Couppié, Arnaud Dupray, Dominique Épiphane, Virginie Mora, Céreq Essentiels, n° 1, Avril 2018, 196 p.

– « Enquête 2020 auprès de la Génération 2017. La crise sanitaire suffit-elle à expliquer les souhaits de réorientation des jeunes ? », Stéphane Jugnot, Mélanie Vignale, Céreq Bref n° 424, juin 2022

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.