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Mathias travaille en Allemagne. Dans un abattoir. Un travail dur, mais bien payé en comparaison de ce qu’il gagnerait en Transylvanie. Il est roumain. Tracassé par un appel téléphonique au moment de reprendre le travail, il ne supporte pas que son chef l’interpelle en le traitant de gitan. C’est l’incident. Il doit rentrer précipitamment chez lui. Il y retrouve Rudi son fils, Ana, la mère de celui-ci, Csilla, un amour de jeunesse. Il y retrouve aussi une réalité sociale qu’il ne comprend pas.

Critères d’éligibilité

Csilla est devenue directrice de la seule entreprise de cette petite ville. Une boulangerie industrielle. Elle s’entend bien avec la propriétaire Madame Denès, à peine plus âgée qu’elle. Elles ont déposé des offres d’emplois. À plusieurs reprises et sans succès. Le salaire proposé n’est pas attractif, même en payant double les heures supplémentaires. En Transylvanie, les gens « partent à l’étranger et laissent leurs enfants ». Il faut pourtant recruter trois salariés très rapidement. Le problème n’est pas principalement la charge de travail, mais les critères d’éligibilité pour déposer un dossier et espérer obtenir une importante subvention de l’Union européenne. Le jour de l’envoi du dossier, l’entreprise doit compter 30 salariés. À ce jour, elle en a 27.

Mathias refuse lui aussi de travailler pour le salaire proposé. Les deux femmes ne lâchent pas pour autant l’affaire. Un « intermédiaire » a une solution. Il peut recruter rapidement trois Sri Lankais. Les deux premiers arrivent très vite. Le troisième quelques jours plus tard. Le salaire leur convient. Ils sont travailleurs, affables, intéressants. Eux aussi sont partis en laissant leurs enfants. L’un d’eux est catholique. Ils parlent d’eux, de leur famille, de leur pays. Csilla est conquise.

C’est sans compter sur les réactions de la population locale. Elle est composite. On y parle roumain, hongrois et allemand. Chacun parle la langue de ses origines et comprend celle des autres communautés. Leur réaction est la même. Ils ne veulent plus manger le pain de la boulangerie. Pour les uns, ces étrangers basanés sont forcément musulmans et cela suffirait à souiller ce qu’ils touchent. Une bonne catholique n’en démord pas. Pour le médecin local, c’est sûr ils vont répandre toutes les maladies imaginables, VIH et autres. Pour d’autres, ils prennent des emplois dont pourtant ils ne voulaient pas. Les Hongrois, minoritaires dans cette région de Roumanie, ne sont pas les moins virulents.

Les autorités sont dépassées. Le curé, figure centrale du village, commence par protester, ce sont aussi des enfants de dieu, n’est-ce pas. Très vite il cède à la pression et se fait le porte-parole de ses paroissiens en colère. Ils ont trouvé le bon argument : « nous n’avons rien contre ces gens-là… tant qu’ils restent chez eux ». Le maire réunit la population dans la salle des fêtes. Il est rapidement débordé par le flot de griefs contre la boulangerie. Les salaires y sont insuffisants pour recruter localement, mais embaucher ces « étrangers » est inacceptable. Le représentant d’une ONG de protection de la faune ne parvient pas à se faire entendre. L’Europe le paye pour compter les ours. Elle aurait mieux à faire. Le gouvernement est aux abonnés absents. Dans un plan-séquence de 17 minutes, Cristian Mungiu filme la montée de propos de plus en plus virulents, l’excitation et la haine qui se répandent, la surenchère qui provoque les applaudissements d’une foule hors de contrôle.

Seules les deux femmes, Csilla et Madame Denès résistent. Elles défendent leur entreprise, l’emploi, l’argent promis par l’Union européenne. On se demande jusqu’à quand. Mathias ne dit rien. Il semble ne rien en penser, perdu dans ses problèmes personnels. Il joue les durs et mendie des mots d’amour, mots qu’il est incapable de prononcer. Il voudrait juste que Csilla lui tienne la main. Il supplie. Il ne supporte pas que Rudi, son jeune fils, ait peur, seul dans la forêt. Il veut lui apprendre à ne jamais avoir pitié, à se battre « comme un homme ». Il regarde sans cesse les images de l’IRM qui montrent les lésions au cerveau qui laissent Otto, son père, hébété. Il le trouvera pendu à un arbre.

Ma tribu

R.M.N. est l’autre nom pour IRM, plus utilisé en France. S’il donne son titre au film, ce n’est pas seulement en raison de celui du père de Mathias. Cristian Mungiu poursuit son travail d’exploration « en profondeur » de la société roumaine. Il filme cette fois la montée de la xénophobie au sein d’une population déboussolée, au sens propre du terme. Il alerte, nous inquiète. Oui, la possibilité existe qu’insidieusement s’installe au 21e siècle un régime tribal, dans lequel « les règles valent pour la tribu, et ceux qui n’en font pas partie sont considérés comme des ennemis contre lesquels la violence est autorisée » (1).

Comme dans ses films précédents, Cristian Mungiu explore les questions qui travaillent en profondeurs nos sociétés. Toutes nos sociétés, pas seulement la Transylvanie ou la Roumanie. À l’instar des tragédies antiques, ses films mettent en scène ces enjeux qui nous divisent, entre nous et en nous. Il nous parle de son pays aujourd’hui, mais aussi de nous-mêmes. On dira certainement que ses films sont inquiétants, qu’ils sont noirs. Dans R.M.N., l’allégorie finale annonce une période sauvage. Mais ce que nous considérions comme impossible, en Ukraine et ailleurs, n’est-il pas déjà advenu ? Pessimisme ou lucidité, chacun décidera. Le regard d’un artiste, ici celui d’un grand cinéaste, aura rempli son office : nous permettre de débattre des questions qui taraudent nos sociétés et qui taraudent chacun de nous. Et peut-être d’imaginer la catastrophe, pour l’affronter et qu’elle n’advienne pas.

Cristian Mungiu dans Metis

« Palme d’Or pour le cinéma roumain », novembre 2013

« Baccalauréat », décembre 2013

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.