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Pour une part, la loi portant réforme de l’assurance chômage qui vient d’être adoptée ne fait que reconduire celle de 2019, dont la mise en œuvre a buté d’abord sur la crise sanitaire, ensuite sur quelques déconvenues juridiques. Mais pour une autre elle va beaucoup plus loin, et dans deux directions : celle de « l’activation » des chômeurs, en réponse aux difficultés de recrutement ; celle de la reprise en main par l’État d’un régime dont la gestion n’aura bientôt plus de paritaire que le nom. Est-ce bien à la hauteur des enjeux ? Transition écologique, souveraineté économique, modèle de consommation, l’heure est à de vastes recompositions, où l’assurance chômage aurait pu se voir confier un autre rôle que celui de régulateur de court terme du marché du travail. A fortiori si les chocs en cours repoussent comme c’est probable la perspective du plein emploi.

2019-2022 : on prend les mêmes et on recommence ?

Pour mémoire, la réforme de 2019 avait pour objectif déclaré la « construction d’un marché du travail adapté aux enjeux de notre temps », à travers quatre changements :

  • Relèvement du seuil d’accès à l’indemnisation de 4 à 6 mois travaillés dans les 24 derniers mois
  • Réduction du montant mensuel de l’allocation servie à l’issue d’un parcours d’emploi discontinu
  • Dégressivité (- 30 %) après 6 mois de l’allocation versée aux salariés à haut revenu (4 500 € mensuels ou plus)
  • « Bonus-malus » (± 1 point de cotisation sur un total de 4,05) dans sept secteurs à fort turn-over, modulé selon le taux de séparation observé dans l’entreprise.

En « activant » la recherche d’emploi des chômeurs récurrents et des cadres, elle entendait, en période de vigoureuse reprise de l’emploi, faire d’une pierre deux coups : freiner la multiplication des contrats courts et répondre aux difficultés croissantes de recrutement. Un choix directement inspiré de la théorie du chômage « structurel » (dit autrefois « volontaire »), selon laquelle la persistance du chômage en phase de haute conjoncture s’explique par les rigidités du marché du travail, entretenues entre autres par des règles d’indemnisation trop généreuses. Plus prosaïquement, la réforme présentait l’avantage de procurer de substantielles économies (3,4 milliards d’euros par an) au régime d’assurance. En contrepartie, elle prévoyait aussi, en bonne logique  « flexisécuritaire », de muscler l’accompagnement personnalisé des demandeurs d’emploi.

Si le programme était clair, sa mise en œuvre s’est avérée beaucoup plus compliquée que prévu. La première difficulté est venue de la procédure. L’assurance chômage ayant pris dès l’origine (1958) la forme d’un régime paritaire, c’est aux organisations syndicales et patronales représentatives qu’il revient en principe, par délégation de l’État, de fixer par convention (généralement triennale) ses règles d’indemnisation et de gestion. Ce n’est qu’à défaut d’accord que le gouvernement peut reprendre la main en prenant un « décret de carence ». C’est précisément ce qui s’est passé en 2019, quand patronat et syndicats, déjà heurtés par la procédure de cadrage préalable des négociations introduite en 2018 par la loi « Avenir professionnel », n’ont pas conclu d’accord.  C’est donc par un décret du 26 septembre 2019 que la réforme a vu le jour, avec effet pour trois ans à compter du 1er novembre.

C’est alors qu’adviennent le Covid19 et son cortège de restrictions sanitaires, contraignant le gouvernement à repousser l’entrée en vigueur de la réforme au 1er janvier 2021, puis au 1er avril suivant. Pour ne rien arranger, le Conseil d’État s’y met aussi ; saisi par plusieurs syndicats (CGT, FO, CFE-CGC et Solidaires), il annule fin 2020 le nouveau calcul du salaire journalier des salariés intermittents, au motif des inégalités criantes qu’il engendre entre allocataires ; et pour faire bonne mesure, exige, cette fois sur requête du patronat,  que les modalités de calcul du bonus-malus soient fixées par décret et non par arrêté. Avant de suspendre en juillet 2021, saisi en référé par l’ensemble des syndicats, l’application du calcul moins favorable de l’allocation chômage, en raison des incertitudes que fait peser sur l’économie la persistance de l’épidémie.

Voilà pourquoi, lancée en 2019, la réforme ne se sera véritablement appliquée que deux ans plus tard, et pour un an à peine ; pourquoi aussi il était urgent de la proroger avant le 1er novembre de cette année, sous peine d’expiration du décret de carence. Définitivement adoptée le 17 novembre, la loi « portant mesures d’urgence relatives au fonctionnement du marché du travail en vue du plein emploi » vient de la reconduire jusqu’au 31 décembre 2023 (et jusqu’au 31 août 2024 s’agissant du bonus-malus, plus long à expérimenter). C’est peu de dire que son parcours aura été semé d’embûches !

Majorité relative oblige, le gouvernement Borne a dû en outre la durcir au passage, en acceptant au Sénat, contre l’avis du ministre du Travail, deux amendements du groupe LR fermant l’accès à l’indemnisation, l’un en cas d’abandon de poste (désormais assimilé à une démission), l’autre en cas de refus consécutif de deux CDI proposés, à conditions équivalentes, au sortir d’une mission d’intérim ou d’un CDD. C’est à un accord politique scellé au nom de la « valeur travail » (entendue comme antidote à l’assistanat, sinon à la paresse) que la réforme de 2019 doit sa reconduction.

Mais la loi qui vient d’être adoptée va plus loin, en ouvrant la voie à deux changements de grande ampleur qu’elle autorise le gouvernement à mettre en œuvre par décret.

La modulation, ou comment une réforme peut en cacher une plus sévère

En campagne pour sa réélection, Emmanuel Macron appelait de ses vœux, dans la perspective d’un retour au plein emploi à la fin de son second quinquennat, un régime d’assurance chômage « plus strict quand trop d’emplois sont non pourvus, plus généreux quand le chômage est élevé ».

Le texte adopté le 17 novembre se bornait à transcrire cet engagement dans la loi, tout en précisant que la modulation pourrait porter sur la durée de l’allocation comme sur les conditions d’activité antérieure requises pour en bénéficier. Mais il a suffi d’un week-end à l’exécutif pour lui donner corps, et le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a pas choisi la manière douce, ni, rétrospectivement, la transparence. Selon le ministre du travail, Olivier Dussopt, la durée des allocations sera réduite de 25 % dès février prochain, et le restera aussi longtemps que le taux de chômage se maintiendra en dessous de 9 %. Ce n’est pas seulement l’amplitude de la modulation qui surprend (-25 % équivalent à 6 mois indemnisés en moins pour un chômeur ayant cotisé 24 mois), mais encore le seuil retenu pour son déclenchement. Le taux de chômage étant actuellement de 7,3 %, il faudrait que le nombre de chômeurs augmente de plus de 500 000 (+ 23 %) pour que, le seuil des 9 % étant franchi, la durée d’indemnisation retrouve le niveau 3 « normal » prévu par la convention d’assurance chômage. Une perspective qui n’est pas près de se matérialiser (qui s’en plaindrait ?) même dans les prévisions aujourd’hui les plus pessimistes. Avec à la clé une économie de l’ordre de 4 milliards d’euros par an pour le régime qui n’est certainement pas pour rien dans la décision qui vient d’être rendue.

On pouvait a priori s’interroger sur la portée et l’intérêt d’une modulation des paramètres de l’assurance chômage selon la conjoncture.

Ses modalités dévoilées, le dout n’est plus permis. Dans la continuité des réformes précédentes, il s’agit de faire un pas de plus, et non des moindres, sur la voie de « l’activation » en faisant durablement de l’incitation à reprendre un emploi la priorité du régime, aux dépens de la sécurisation des parcours. Sécurité professionnelle ou mobilisation de la main-d’œuvre ? Les deux fonctions sont inhérentes à tout régime d’assurance-chômage, mais depuis 2017 la bascule est nette de l’une vers l’autre.

Adieu au paritarisme

Outre le choix, particulièrement restrictif, de ses paramètres, c’est la démarche suivie par l’exécutif pour imposer la modulation qui constitue un tournant, sinon une véritable rupture. En réduisant d’un quart et sine die la durée d’indemnisation, il choisit d’imprimer au régime un tour de vis aussi sévère qu’unilatéral, sans en avoir ne serait-ce qu’informé en préalable les organisations syndicales et patronales. Ces dernières n’ont certes jamais été en charge de l’Unedic autrement que par délégation, et dans la limite des puissants leviers dont disposait l’exécutif pour peser sur les négociations paritaires : pouvoir d’agréer les conventions négociées et, en cas de déficit massif, rôle de garant ou d’assureur en dernier ressort de la dette du régime. Rien d’anormal quand on sait le poids politique autant que financier du chômage de masse.

Vaille que vaille, l’autonomie relative des organisations gestionnaires de l’Unedic a pourtant traversé les crises de 1982-84, 1991-93, et 2008-2012 sans être sérieusement mise à mal, les phases d’excédent ayant chaque fois permis de regagner le terrain perdu en période de déficit. Au total, c’est un tripartisme de fait qui a prévalu, État, syndicats et patronat se partageant les rôles dans la régulation du vaste appareil des politiques d’emploi-formation, avec pour point culminant le principe posé en 2007 d’un appel à négociation préalable avant tout projet d’envergure en matière de travail, d’emploi ou de formation (article premier du Code du travail).

À l’évidence il n’en va plus de même depuis 2017 : des ordonnances travail à la réforme actuelle en passant par la loi Avenir professionnel, l’exécutif a été seul aux manettes, à coups de documents d’orientation circonstanciés, de concertations préalables le plus souvent formelles et, pour ce qui concerne l’assurance chômage, de documents de cadrage ne laissant d’autre rôle aux partenaires sociaux que celui d’exécutants. Et pour finir, un resserrement sévère et durable de l’indemnisation sans négociation ni information préalable.

Paritarisme, étatisme ou tripartisme, le débat est ouvert, mais le choix de la présidence Macron ne prête plus guère à discussion. Entre l’État et le marché, plus besoin de corps intermédiaires. De fait, que reste-t-il aujourd’hui de l’autonomie d’un régime dit paritaire quand ses organisations gestionnaires, Medef en tête, semblent elles-mêmes y avoir renoncé ?

À moins que le second quinquennat ne se dirige vers une quatrième option, celle du multipartisme. En même temps que la réforme de l’Unedic, figure à l’ordre du jour celle de Pôle Emploi, appelé à se transformer en « France Travail ». Projet aux contours encore flous, mais dont on peut comprendre, au vu de la mission de préfiguration confiée à Thibaut Guilluy,  Haut-Commissaire à l’emploi et à l’engagement des entreprises, qu’il consiste non pas à fusionner les opérateurs nationaux et leurs réseaux (Pôle Emploi, Missions locales, Cap Emploi…) mais à resserrer, à l’échelon central comme dans les territoires, la coopération entre acteurs pour offrir aux usagers un service unifié de placement et d’accompagnement. «La création de France Travail suppose une transformation de Pôle Emploi et de tous les acteurs du service public de l’emploi, ainsi qu’une mise en commun des compétences de l’État, des collectivités locales et de l’ensemble des acteurs économiques et associatifs pertinents, en lien notamment avec les partenaires sociaux». Lesquels  ont modérément apprécié le rôle quelque peu subsidiaire qui leur est réservé, d’autant qu’ils sont par ailleurs appelés à se prononcer sur la gouvernance de l’Unédic. Le projet a le mérite d’acter le fait que l’accompagnement professionnel des actifs est pour beaucoup affaire de coopération dans l’intérêt commun. Mais à ce jour les discussions butent – une fois de plus – sur la question de l’autonomie laissée  aux autres parties prenantes – et particulièrement aux régions et aux départements – dans un jeu dont l’État central et ses opérateurs sont restés jusqu’ici les maîtres. Dans le droit fil des réformes présidentielles (dont celle de la formation professionnelle avec la création de France Compétences) il y a fort à parier que  le modèle d’action jacobin  – déclinaison dans les territoires de dispositifs et de programmes conçus d’en haut – a encore de beaux jours devant lui.

Une occasion manquée

Il reste qu’au regard de l’ampleur des transitions qui s’annoncent, et dont tour à tour la pandémie, l’invasion de l’Ukraine et les dérèglements du climat ne font que souligner l’urgence, la dernière réforme de l’assurance chômage fait pâle figure. Sans nier la réalité des difficultés de recrutement, on peut douter que le durcissement des règles d’indemnisation suffise à y répondre quand tout montre, y compris l’expérience de la pandémie, combien la qualité des emplois offerts fait défaut dans les secteurs qui peinent à recruter. La revalorisation des métiers dits de la deuxième ligne est certes plus coûteuse et de plus longue haleine, mais elle seule peut y répondre durablement.

Plus préoccupant est le décalage entre la philosophie de la réforme (activer la recherche d’emploi) et les circonstances de sa mise en œuvre : comment attendre du seul jeu d’un marché du travail libéré de ses rigidités supposées les vastes recompositions productives dont l’urgence s’impose aujourd’hui ? L’assurance chômage pourrait y tenir un tout autre rôle que le traitement des difficultés de recrutement si ses ressources (pour mémoire, 40  milliards d’euros en dépenses et 44 en recettes en 2022)  étaient pour partie mobilisées, pourquoi pas sous la houlette d’un futur « France Travail », au service de l’accompagnement de transitions professionnelles qui s’annoncent massives. Activation pour activation, celle-là serait à coup sûr plus porteuse d’avenir.

Pour en savoir plus 

Exposé des motifs du « Projet de loi portant mesures d’urgence relatives au fonctionnement du marché du travail en vue du plein emploi, Assemblée nationale, septembre 2022

– « Situation financière de l’Assurance chômage pour 2022-2024 », Unedic, Octobre 2022

– « L’assurance chômage de 1979 à 2021 : quelles évolutions des droits ? », Mathieu Grégoire et Claire Vivès, Revue de l’IRES n°105, février 2022

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.