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Interview initialement publiée le 11 novembre 2019

Olivier Noblecourt, propos recueillis par Danielle Kaisergruber

En 2019, Olivier Noblecourt est Délégué interministériel à la prévention et à la lutte contre la pauvreté. Il est en charge de piloter le déploiement de la stratégie pauvreté présentée par le Président de la République le 13 septembre 2018.  Il organise deux concertations, l’une sur le revenu universel d’activité (RUA) censé regrouper a minima le RSA, la prime d’activité et les aides au logement, l’autre, avec Jean-Marie Marx, Haut-commissaire aux compétences et à l’inclusion par l’emploi, sur la création du service public de l’insertion, (SPIE), garant d’un accès universel aux droits et d’un accompagnement tourné vers l’emploi. Il avait répondu pour Metis aux questions de Danielle Kaisergruber. Il est intéressant de relire ses propositions au moment de la création de France Travail.

Dans le domaine de la lutte contre la pauvreté, des aides sociales et de l’accompagnement des personnes en difficulté se préparent en ce moment d’importantes réformes, annoncées dans le « Plan pauvreté » de septembre 2018. Pouvez-vous nous dire comment se fait cette préparation, qui y est impliqué ?

Lorsque le Président de la République a présenté la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté le 13 septembre 2018, deux priorités majeures, outre celle donnée à l’investissement social dès la petite enfance, ont été annoncées : le renforcement de l’accompagnement des personnes éloignées de l’emploi d’une part, l’accès aux droits d’autre part. Dans les deux cas, la stratégie contient à la fois des mesures qui sont d’ores et déjà déployées, et des réformes d’ampleur en cours de préparation.

Dès 2019, c’est un effort inédit qui a été conduit pour renforcer l’accès aux droits et aux aides sociales. Depuis le 1er avril dernier, les allocataires du RSA n’ont plus à renouveler leur demande de CMU-C : 670 000 foyers n’ont plus à refaire chaque année cette demande qui engendrait du non-recours aux droits. Depuis le 1er novembre, l’aide à l’acquisition d’une complémentaire santé, inefficace car plus d’une personne éligible sur deux ne la demandait pas, est remplacée progressivement par un nouveau dispositif, la complémentaire santé solidaire qui va renforcer l’accès aux soins pour au moins 1,3 million de personnes en situation de pauvreté. Enfin, cette année encore, ce sont 1,2 million de ménages supplémentaires qui ont pu bénéficier de la prime d’activité. Le renforcement de l’accès aux droits sociaux était au rendez-vous dès cette année avec la stratégie pauvreté et nous allons aller encore plus loin avec la création d’un « revenu universel d’activité ».

Cette année a également été marquée par un effort inédit en matière d’accompagnement vers l’emploi. D’ici à la fin de l’année, nous aurons créé 50 000 places d’accompagnement supplémentaires, notamment grâce aux efforts de Pôle emploi, des départements et des structures de l’insertion par l’activité économique. Et nous allons aller encore plus loin, avec un budget de l’insertion par l’activité économique (IAE) présenté par la ministre du Travail qui passera le cap historique du milliard d’euros en 2020 et permettra, à terme, l’accueil de 100 000 personnes de plus dans l’IAE, et la mise en place d’un véritable service public de l’insertion (voir entretien à venir avec Louis Gallois et Alexandra Duhamel sur l’insertion par l’activité économique).

Depuis la création du RMI en 1988, puis du RSA en 2009, il y a eu de très nombreux travaux d’évaluation de l’impact des minima sociaux : où en est-on aujourd’hui ? Et quelle est la photographie de l’existant (nombre et caractéristiques des bénéficiaires, taux de non-recours, taux de retour à l’emploi…) et à quels problèmes veut-on répondre avec la création du revenu universel d’activité ?

Aujourd’hui en France, nous comptons près d’une dizaine de minima sociaux attribués à près de 7 millions de Français. Si l’on ajoute les aides au logement, un quart de la population totale est concernée par ces aides sociales. Après prise en compte des prestations de solidarité, la France connaît un taux de pauvreté au seuil de 60 % du revenu médian qui atteint 14,7 % de la population, soit 9,3 millions de citoyens.

Face à cette réalité, quel est le bilan de notre système de solidarité ? Globalement, il est robuste et protecteur. En l’absence de ce système, la France connaîtrait un taux de pauvreté égal à 21 % de la population, soit 5 millions de citoyens en situation de pauvreté en plus. On l’a vu pendant la crise économique de 2008-2009, où notre système a permis en particulier d’assurer une redistribution importante et a offert une protection efficace aux plus vulnérables en période de difficultés.

Malgré ces performances, que nous veillons à préserver, et dix ans après la création du RSA, il apparaît également par certains aspects à bout de souffle. En premier lieu, le manque de lisibilité des prestations sociales est une réalité partagée par les administrations et les allocataires. Chaque prestation fonctionne selon des règles qui diffèrent entre elles et se cumulent. Cette situation pose un réel problème d’accès aux droits alimentant le non-recours aux aides sociales et des ruptures de droits fragilisant davantage ces publics. Ensuite, ce système ne garantit pas un gain au travail de manière systématique entraînant des trappes à pauvreté et des différences de traitement inéquitables pour les allocataires.

Ces problèmes identifiés, à la fois par les acteurs du social et les allocataires, nourrissent un certain sentiment de défiance envers notre système de solidarité entraînant une culpabilisation des personnes en situation de pauvreté. L’ensemble de ces constats nous amène à repenser ce système de prestations sociales pour améliorer son efficacité, son accès et sa compréhension par les citoyens. C’est l’objectif du revenu universel d’activité.

Cette réforme cherche donc à répondre à plusieurs objectifs. Le premier est évidemment de mieux lutter contre la pauvreté en garantissant un filet de sécurité adapté aux besoins réels de chaque citoyen concerné. Cet objectif est étroitement lié à celui de la lutte contre le non-recours aux droits par la création d’un système d’aides sociales lisible et compréhensible par tous. Ce revenu universel d’activité doit aussi garantir un gain au travail effectif de manière systématique afin d’assurer que chaque citoyen reprenant une activité puisse s’émanciper de la pauvreté par son travail. Enfin, ce projet de réforme cherche à assurer un traitement équitable pour chaque allocataire afin de restaurer la confiance des citoyens dans notre modèle de solidarité.

Il est envisagé de fusionner plusieurs allocations (le RSA, prime d’activité, APL, ASS peut-être…) en un seul Revenu Universel d’Activité, le fameux RUA ? Comment faire pour que cela soit plus qu’une réforme « des canaux de distribution » ?

Lors de son discours de présentation de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, le 13 septembre 2018, le Président de la République a annoncé le projet du revenu universel d’activité avec la volonté de regrouper a minima le RSA, la prime d’activité et les aides au logement. Il est important de garder en tête l’esprit de la réforme. Ce projet ne cherche pas à fusionner purement les prestations sociales, mais à les regrouper dans un dispositif global qui doit s’adresser à toutes les personnes en situation de précarité, se voulant ainsi universel et moins stigmatisant.

L’ambition du revenu universel d’activité est avant tout de mieux articuler le système de prestations sociales en harmonisant les modalités de celles existantes aujourd’hui en termes de périodes de calcul, de base ressources… Il ne s’agit pas d’une simple réforme de tuyauterie, mais bien de refonder ce système de prestations pour le rendre cohérent et prévenir ainsi les ruptures de droits qui fragilisent les allocataires. Ce revenu universel d’activité doit garantir un soutien monétaire adapté aux personnes jusqu’à ce qu’elles puissent s’émanciper de la précarité, mais aussi un lien réel entre prestation et accompagnement.

Se pose ensuite la question du périmètre de cette réforme. Au-delà des dispositifs mentionnés, des réflexions ont été ouvertes, lors des concertations institutionnelle et citoyenne, afin d’étudier la possibilité d’inclure d’autres minima sociaux tels que l’AAH (Allocation adulte handicapé), l’ASS (Allocation de solidarité spécifique) ou encore l’ASPA (Allocation de solidarité pour personnes âgées) dans le revenu universel d’activité. La question de l’ouverture du dispositif aux moins de 25 ans est aussi discutée. L’ensemble de ces enjeux sont en cours de réflexion dans les concertations et permettront d’affiner le périmètre du revenu universel d’activité. Quoi qu’il en soit, il s’agira dans cette mise en cohérence de tenir compte des spécificités des situations des allocataires concernés et tout particulièrement des allocataires actuels de l’AAH. C’est ce à quoi nous travaillons en particulier avec la secrétaire d’Etat Sophie Cluzel.

Les expériences d’autres pays montrent qu’il est souvent nécessaire de conduire simultanément la simplification des aides sociales existantes et la réorganisation des services qui les gèrent et surtout accompagnent les personnes concernées (« allocataires » ou « bénéficiaires » comme l’on dit). Que pourrait signifier la création d’un « service public de l’insertion » comme il y a un service public de l’emploi ?

La simplification des aides sociales trouve en effet son pendant dans la création d’un service public de l’insertion (SPI), qui constitue le second pilier de la réforme du système de protection sociale portée par la stratégie pauvreté. Bien souvent, les allocataires des aides sociales inclues dans le RUA demeurent privés d’emploi. Pour ces personnes, seul le retour à l’emploi permet une sortie durable de la pauvreté. C’est pourquoi nous allons donner la priorité à l’accompagnement : le SPI se mettra en place avant le RUA.

L’Etat doit se porter garant de l’universalité des droits, y compris pour les personnes les plus éloignées de l’emploi. Le SPI procède d’une volonté de garantir l’effectivité du droit à l’accompagnement sur l’ensemble du territoire. Le paysage de l’insertion actuel est alarmant, et nous pousse à agir vite : pour un allocataire du RSA par exemple, le délai moyen d’orientation est aujourd’hui estimé à plus de 3 mois, un tel délai retardant d’autant le démarrage de l’accompagnement. Et une fois entré dans le parcours d’insertion, les obstacles vers un retour à l’emploi sont nombreux : démultiplication des démarches, absence de suivi en continu, offre d’accompagnement pas assez tournée vers l’emploi…

Que peut bien vouloir dire cette expression de « service public de l’insertion » quand on sait que de multiples acteurs travaillent à l’insertion : citons par exemple les services sociaux des départements (en charge du RSA), le « service public de l’emploi » au sens élargi du terme (Pôle emploi bien sûr, mais aussi les Missions Locales pour les jeunes, les Cap Emploi pour les personnes en situation de handicap), les CCAS des villes, sans parler de tout le monde de la formation…

La coordination des différents acteurs de l’insertion constitue justement tout l’enjeu de cette réforme. Il s’agit de décloisonner les étapes du parcours d’accompagnement et d’insertion, qui donne l’impression aux usagers d’être « baladés » de service en service de façon chaotique, sans pour autant que leur situation s’améliore. Cela génère chez les bénéficiaires un sentiment de défiance et de découragement face aux institutions qui met à mal notre modèle de protection sociale.

La concertation que nous menons réunit ainsi les collectivités (départements, communes, régions), les différents opérateurs impliqués dans le parcours d’accompagnement (Pôle emploi, Cnaf, UCCANS), les travailleurs sociaux et les associations, dans le but de rendre le système plus lisible et plus efficace pour les allocataires, par exemple en évitant la répétition des démarches administratives à différents niveaux, en réduisant les délais d’accompagnement, en mettant l’accent sur le retour à l’emploi.

Insertion signifie aussi « insertion professionnelle » : les évaluations de « l’accompagnement global » qui depuis 2015 a permis un travail en commun des conseillers de Pôle emploi et des travailleurs sociaux des départements ont montré que cela marche, mais aussi que la grande diversité des organisations dans les départements est un obstacle de taille… tout cela mis bout à bout ne fait pas un « service public »…

L’accompagnement global mis en œuvre par Pôle emploi depuis 2015 constitue un dispositif très important de la stratégie, que nous œuvrons à consolider.

Dans le cadre des conventions Etat-département, signées en 2019 par 99 départements, ceux-ci se sont justement engagés à améliorer la coordination et la collaboration entre Pôle emploi et les travailleurs sociaux dans le cadre des parcours d’insertion, afin de mettre en place une orientation rapide vers l’accompagnement global.

Cependant, l’accompagnement global ne saurait résumer à lui seul la philosophie du service public de l’insertion. Dans son principe, il s’agit d’un dispositif, intensif certes, mais dont la durée est limitée, et qui n’englobe pas l’ensemble des enjeux portés par la création d’un SPI. Le suivi de parcours par-delà les aléas de la vie des personnes (déménagement, problèmes de santé, problèmes familiaux), l’accès à la formation, la simplification des démarches administratives, le processus d’« aller-vers » les personnes les plus éloignées de l’emploi… sont autant d’ambitions nouvelles portées par le SPI.

Par rapport au parcours vers l’emploi des allocataires actuels ou des futurs allocataires du RUA, faut-il conditionner le versement du revenu à une activité ou une recherche active d’emploi. Et d’autre part, faut-il conserver une approche séquentielle (résoudre d’abord les problèmes de logement, de transport, de santé… avant d’envisager un éventuel travail) ou se mettre dans une logique du « work first » (ce que fait d’ailleurs d’une manière originale l’expérimentation TZCLD) ?

Il convient de rappeler qu’aujourd’hui le RSA est accessible sous conditions. Les allocataires doivent s’engager dans un projet personnalisé d’accompagnement à l’emploi (PPAE) ou dans un contrat d’engagement réciproque (CER) afin de pouvoir accéder à cette prestation. Le revenu universel d’activité n’envisage pas de remettre en cause cette logique pour ceux en capacité de reprendre une activité. Toutefois, ce projet de réforme ambitionne de renouveler cette notion de conditionnalité pour réaffirmer que celle-ci exige aussi et surtout des devoirs de la part des collectivités en termes de qualité de service public et d’accompagnement.

La concertation doit permettre de réfléchir sur ce nouveau cadre d’engagement réciproque entre l’allocataire et la collectivité pour détailler les droits et les devoirs incombant à chaque partie. Il est essentiel de prévoir des dispositifs permettant la reprise d’activité, pour ceux qui le peuvent, qui constitue une condition de sortie durable de la pauvreté. Ensuite, selon le périmètre de la réforme, il sera nécessaire de se poser la question de la prise en compte des publics spécifiques. Il n’est pas question de soumettre à une telle logique les allocataires de l’AAH. Au contraire, la création de brique identifiable pour ces publics spécifiques au sein du revenu universel d’activité permettrait de mettre en place une logique de droits garantis et d’accompagnement social sur la base du volontariat.

Concernant la deuxième partie de votre question, tout l’enjeu pour nous est en effet de sortir d’une approche purement séquentielle de l’accompagnement, où les problématiques de santé, de logement, de formation se résolvent de façon désarticulée. La conviction que « Nul n’est inemployable » repose sur une prise en compte de l’intégralité des facteurs socio-professionnels permettant un retour à l’emploi. Ainsi, les expérimentations dont l’essaimage est soutenu par la stratégie pauvreté, comme Tapaj, qui permet aux jeunes précaires d’être rémunérés en fin de journée, et Convergence, qui propose un accompagnement intégrant tous les aspects de la grande exclusion, permettent de traiter à la fois les freins sociaux et les freins professionnels de sortie de la pauvreté.

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.