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En quelques années, Laetitia Vitaud, chercheuse et rédactrice en chef du magazine de Welcome to the Jungle dédié aux entreprises, s’est fait un nom dans les réflexions sur le futur du travail : rapports, livres blancs, articles, notes de blog. Ses prises de parole sont multiples et généralement saluées; c’est dire si son dernier livre, Du Labeur à l’ouvrage, l’artisanat est l’avenir du travail (Calmann Levy), était attendu.

artisanat

A la recherche d’un nouveau régime de travail

Alors que le thème du « Future of Work » a été remis à l’honneur par la transition numérique, l’auteure — contrairement à ce qu’on aurait pu attendre — ne traite pas de l’impact du numérique sur le travail. Son propos est plus ample et bien plus ambitieux. Pour elle, si les nouvelles formes de travail liées à la révolution numérique revêtent un intérêt, c’est uniquement comme préfiguration d’un autre type de rapport au travail : « la montée en puissance des freelances (…) est un phénomène révélateur de l’évolution radicale des aspirations et du comportement de tous les travailleurs ». Elle nomme cette nouvelle aspiration « contrat d’ouvrage », par opposition au « contrat de labeur » qui a représenté le régime social dans lequel nous avons évolué tout au long du XXe siècle. Est-ce à dire que nous serons demain tous des indépendants ? Absolument pas ! C’est sur ce point précis que le propos est nouveau dans ces réflexions sur le futur du travail.

Ce n’est pas tant le statut ou la forme du contrat de travail qui intéressent Laetitia Vitaud que le contrat social dans lequel ces situations prennent place. Par « contrat », l’auteure entend un lien au travail porté par une série d’institutions façonnant le rapport au monde des individus ; un véritable contrat social que nous pourrions appeler « régime de travail ». Le « contrat de labeur » porte ainsi son nom, car l’individu échange un travail pénible contre de la protection dans un certain type d’économie défini dès les premières lignes du livre :

 « Le XXe siècle a donné naissance à l’économie de masse : la production de masse, les médias de masse, l’école de masse. Et l’emploi salarié s’est imposé comme un pilier de cette économie. Grâce au salariat, chaque emploi est devenu un agrégat de plusieurs composantes : un revenu présent (le salaire); un revenu futur (la pension de retraite); une protection contre les risques critiques, comme les accidents du travail ou la maladie; un statut social; la possibilité de prouver sa solvabilité pour emprunter de l’argent et acheter son logement ».

Ce modèle du « labeur » est désormais en crise en raison d’un double phénomène a priori contradictoire : d’une part la désindustrialisation liée à la libéralisation des échanges et la mondialisation, mais d’autre part aussi, la « surindustrialisation » des services à qui l’on a imposé une suite d’externalisation associée à une division scientifique du travail dans le but d’accroître les gains de productivité. Résultat :

«le contrat fordiste qui rendait la division du travail, la subordination et la relative aliénation acceptables se fissure. Les contreparties du labeur au XXe siècle — stabilité de l’emploi, promesse d’enrichissement, représentation politique, sécurité sociale, etc. —disparaissent peu à peu. De nombreux travailleurs sont confrontés à la précarité et à une paupérisation croissante, tandis que d’autres, plus privilégiés, remettent en question la division et l’aliénation du travail».

Tout cela est connu objectera-t-on. Certes. Mais l’intérêt du livre de Laetitia Vitaud est d’offrir un panorama global et une théorie générale de cette société du labeur et surtout de la crise qui la frappe permettant ainsi d’unifier des réalités de travail apparemment diverses : « Quand on ne souffre pas de conditions matérielles précaires ou insuffisantes, on souffre d’un manque de sens », écrit-elle. Souffrances partout pour une raison unique : la crise de l’économie de masse et des institutions créées pour elle.

Pourtant, un autre régime de travail est possible. Au cœur de cette crise, Laetitia Vitaud nous offre en effet des raisons d’espérer. C’est le sens de toute la seconde moitié du livre dans lequel elle installe peu à peu son idée de « contrat d’ouvrage » dont elle aperçoit le modèle dans l’artisanat et dans ce qu’elle appelle (à la suite de Nicolas Colin) « les services de proximité » : « il s’agit de tous les secteurs où la routine est rompue par des interactions fréquentes avec les clients, que cela soit dans le commerce, l’hôtellerie, l’éducation, la santé, les soins à la personne, ou la logistique du dernier kilomètre. » Autant de secteurs où le travail reste aujourd’hui maltraité. Mais c’est avec ce paradoxe que le livre acquiert sa véritable densité et donc tout son intérêt.

Remettre l’artisanat à l’ouvrage

Pour dépasser un tel paradoxe (l’avenir serait dans ce qui est aujourd’hui un repoussoir absolu), il est nécessaire de comprendre deux aspects de la pensée de Laetitia Vitaud qui ne sont peut-être pas assez explicites.

Se défiant d’une tendance libérale qui imagine trop facilement que chacun puisse devenir l’entrepreneur de soi-même, l’auteure ne fait pas de l’indépendance ou de la condition d’artisan, l’horizon du contrat d’ouvrage. Au contraire ! Ce n’est pas tant le statut qui l’intéresse que le régime de travail induit par la notion d’artisanat. Que recouvre-t-elle vraiment ? Spontanément, le lecteur se représentera l’artisan comme ce travailleur qualifié œuvrant relativement seul dans une relation directe avec la matière qu’il façonne. On pensera alors à tous ces makers et ces néo artisans urbains que célèbre la sociologie contemporaine. Si Laetitia Vitaud ne les exclut pas de sa définition, elle offre à l’artisanat une acception plus large. Il s’agit précisément d’un « régime de travail » fondé sur quatre qualités professionnelles dessinant ensuite le modèle du contrat d’ouvrage : responsabilité, utilité, finalité et altérité.

La responsabilité, c’est l’autonomie dans le travail, la capacité à décider de la manière, des conditions et de l’organisation de son propre travail ; l’utilité, c’est celle que l’individu et la société assignent au travail réalisé : à qui et à quoi sert-il ? Quel est son « impact » dirait aujourd’hui la novlangue du consulting ? La finalité, c’est celle du travail lui-même, cette capacité du travailleur à voir, comprendre et même toucher du doigt l’accomplissement et l’effet de son travail ; tout ce qui permet d’en apprécier directement la qualité. Enfin, l’altérité c’est la relation à l’autre créé par le travail et sa réalisation, le lien social.

Toutes ces qualités, propres à l’artisanat, définissent ainsi le futur contrat d’ouvrage. Et si Laetitia Vitaud va chercher chez William Morris, initiateur du mouvement Arts and Craft, le modèle théorique de ce nouveau régime de travail, sans doute aurait-elle pu aussi se tourner vers le jeune Marx des Manuscrits de 1844 qui écrivait déjà :

«Supposons que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité; j’éprouverais, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et, dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d’un autre l’objet de sa nécessité. J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. J’aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre. Dans cette réciprocité, ce qui serait fait de mon côté le serait aussi du tien».  

Passage compliqué sans doute, mais qui décrit magnifiquement ce que pourrait être un véritable contrat d’ouvrage.

Si l’on accepte cette vision large de l’artisanat, non seulement celui-ci n’est pas cantonné aux seules activités artisanales, mais il devient aussi un horizon que, paradoxalement, le triomphe du numérique rend possible. C’est le second aspect de la pensée de Laetitia Vitaud.

Si la révolution numérique détruit des emplois, elle opère aussi une transformation du travail qui s’apparente à ce qu’Alfred Sauvy appelait le « déversement » : l’apparition de nouveaux métiers et de nouveaux besoins dans les services de proximité (au sens indiqué plus haut). Ceux-ci sont directement induits par la numérisation de l’économie et de la vie en générale et reposent tous ou presque sur un besoin relationnel fort. C’est aussi ce que Michèle Debonneuil appelle pour sa part « l’économie quaternaire ». De ce point de vue, le numérique à un triple avantage : d’une part, il fait disparaître peu à peu les métiers ne pouvant répondre au cahier des charges du modèle artisanal, emportant avec lui le contrat de labeur associé aux métiers en voie de disparition ; d’autre part, il multiplie des services de proximité ne se pliant pas aisément à la standardisation, difficilement automatisables, non délocalisables et surtout socialement utiles, car reposant avant tout sur la relation humaine ; mais surtout le numérique permet d’enrichir ces métiers les rendant ainsi soutenables humainement pour ceux qui les exercent et avantageux pour les clients qui y ont recours, car personnalisés et à taille humaine.

Passer à l’action

Laetitia Vitaud ne cherche toutefois pas à se cacher derrière ces motifs d’espoir ; elle n’est pas naïve et sait bien que les services de proximité, aujourd’hui, ne répondent pas encore aux canons du contrat d’ouvrage tels qu’elle les définit. C’est le moins que l’on puisse dire puisque ces métiers sont pour la plupart pénibles, mal payés, peu considérés et — s’agissant du secteur du soin ou de la santé — soumis à une division scientifique du travail qui les rendent proprement insupportables. C’est d’ailleurs l’une des causes de la grève des urgences dans l’hôpital public.

Il faut donc prendre Du labeur à l’ouvrage pour ce qu’il est : une tentative pour penser le mouvement de transformation du travail à l’heure de la transition numérique et offrir un modèle général de compréhension de cette évolution. Du contrat de labeur au contrat d’ouvrage, la route est encore longue et l’effort politique va porter sur trois aspects que l’auteure indique sans pouvoir les détailler totalement tant l’histoire n’est ici qu’à ses balbutiements. Indiquons-les rapidement :

La première dimension concerne le modèle économique du développement de ces nouveaux métiers : aujourd’hui, à cheval entre d’un côté, une chaîne de sous-traitance privée animée par le seul objectif des gains de productivité et de l’autre, une proximité de l’État interdisant des investissements massifs, les services de proximité cherchent leur rentabilité propre. Ils restent donc réservés en priorité aux plus précaires et aux nouveaux entrants sur le marché du travail : jeunes femmes peu diplômées et main-d’œuvre immigrée.

Rien ne bougera sans une transformation profonde de l’intervention de l’État dans ce domaine, mais aussi — et c’est le deuxième aspect — sans un nouveau rapport de force social dans ce régime de travail : les syndicats sont appelés à jouer un rôle nouveau. Sur ce point je ne peux que renvoyer à mon propre ouvrage, Une colère française, dans lequel j’indique quelques pistes de renouvellement. Le lancement récent d’un syndicat national des indépendants que Laetitia Vitaud conseille, va également dans ce sens.

C’est aussi — troisième élément — le rôle du droit du travail dont le livre parle peu, mais qui nous paraît essentiel pour faire advenir et encadrer ce nouveau régime de travail. Il est pour beaucoup un droit régissant la subordination comprise comme une relation inégalitaire de fait entre des égaux en droits. C’est précisément cette question de l’égalité qui est au cœur des nouvelles relations de travail : l’exacerbation de l’imaginaire de l’égalité et l’affirmation de droits remettent en cause la subordination hiérarchique. Ce faisant, elles entraînent avec elles la destruction méthodique de la subordination juridique qui était malgré tout protectrice puisqu’elle induisait des droits et des protections pour la partie la plus faible. C’est en cela que nous pensons avec Laetitia Vitaud que le modèle du travail indépendant est un formidable révélateur des questions posées par le nouveau régime de travail : loin d’être un statut pour tous, il permet non seulement de distinguer le moteur des aspirations de tous les travailleurs et donc de transformer réellement le travail, mais il permet aussi de poser pleinement la question juridique : est-il possible d’emporter la subordination hiérarchique sans détruire la subordination juridique créatrice de responsabilités et de droits ? Le plein épanouissement du contrat d’ouvrage est à ce prix.

Un an après un mouvement social qui a posé d’une manière neuve la question de la dignité du travail et deux ans avant une élection présidentielle qui pourrait s’avérer plus cruciale que toutes les autres pour l’avenir du pays, Du labeur à l’ouvrage pose donc les questions qui animeront le social de demain. Puissent les acteurs concernés se saisir enfin des interrogations écrites à leur intention.

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Né en 1968, philosophe politique de formation, j’ai poursuivi deux carrières en parallèle : d’un côté, un parcours en entreprise - j’ai été rédacteur en chef des publications de Médecins du Monde (1996), directeur adjoint de la communication (1999), chef du service de presse de l’Unédic (2002), directeur de la communication de l’Unédic (2008) puis directeur de la communication et stratégie de Technologia (2011), un cabinet de prévention des risques professionnels ; de l’autre, un parcours plus intellectuel — j’ai été élève de Marcel Gauchet qui m’a appris à penser ; j’ai créé la Revue Humanitaire et j’ai publié plusieurs essais : L’humanitaire, tragédie de la démocratie (Michalon 2007), Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard 2017) et Une colère française, ce qui a rendu possible les gilets jaunes (Observatoire 2019). Enfin, je collabore à Metis, à Télos et à Slate en y écrivant des articles sur l’actualité sociale. Pour unifier ces deux activités, j’ai créé Temps commun, un cabinet de conseil qui aide les entreprises, les institutions publiques et les collectivités à décrypter et faire face aux impacts des transformations sociales sur leurs organisations.