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– Alain Lefebvre, propos recueillis par Fanny Barbier –

Le regard d’un spécialiste des pays nordiques sur la situation en Suède, mais aussi en Finlande et au Danemark et les comparaisons possibles avec la situation en France. Journaliste et consultant, Alain Lefebvre est l’auteur de plusieurs articles et ouvrages sur les modèles sociaux français et nordiques, en particulier : Macron le Suédois ? et Faut-il brûler le modèle social Français ?, en collaboration avec Dominique Méda.

Comment expliquez-vous la bascule de la Suède, emblème de l’État-providence et de la redistribution, emblème de la générosité internationale, vers un gouvernement de droite, mais qui semble dans les mains du parti d’extrême droite, les Démocrates de Suède ?

Le parti des Démocrates de Suède a été fondé dans les années 80, rassemblant au départ des groupuscules néo-nazis. Avant 2000, c’était un parti extrémiste, ostracisé par les partis dits classiques. Au fil du temps, sa base électorale s’est élargie, jusqu’à le placer en capacité, en novembre 2021, de faire adopter le budget défendu par l’opposition de droite alors que les sociaux-démocrates étaient au pouvoir. Puis, sous ce même gouvernement, de voter avec l’un ou l’autre bloc, selon les sujets. Ainsi, avec la gauche, il a voté les mesures sociales et, avec la droite, les mesures visant à restreindre l’immigration et lutter contre la criminalité.

Lors des dernières élections en septembre 2022, les sociaux-démocrates l’ont emporté en nombre de voix (plus de 30 %), ce qui est un bon score par rapport à ce qui se passe dans d’autres pays européens, mais ce sont les partis de droite, les Libéraux, les Chrétiens-Démocrates et les Modérés, faisant alliance avec les Démocrates de Suède, qui ont réussi à constituer une majorité. Ces derniers, forts de 20 % des voix ne sont pas entrés au gouvernement, mais ont largement contribué à en élaborer le programme dans le cadre de l’Accord de Tidö. L’Accord porte sur tous les sujets clés pour les Démocrates de Suède (criminalité, immigration, climat, énergie, santé, éducation) qui s’engagent à soutenir le gouvernement tant que celui-ci en respecte les termes. De plus, ils sont membres du groupe qui discute les lois au sein des services du Premier ministre, ils occupent la deuxième vice-présidence du Parlement avec Julia Kronlid, une députée antiavortement et créationniste, et y président plusieurs commissions.

Qui sont les 20 % des électeurs qui ont voté pour les Démocrates de Suède ?

L’électorat des Démocrates de Suède n’est pas uniforme. Ils ont accaparé une partie de l’électorat social-démocrate, notamment parmi les ouvriers, d’ailleurs ils sont très présents dans les syndicats à égalité avec les électeurs de gauche, mais ils ont aussi pris des voix à l’électorat de droite.

L’organisation a beaucoup évolué au fil du temps, l’exclusion des néo-nazis des débuts leur a permis de gagner des voix. Dans le même temps, avec l’augmentation de la criminalité imputée à l’immigration, les autres partis eux aussi se sont emparés du sujet et ont musclé leurs programmes et leurs déclarations anti-immigration. Les syndicats eux-mêmes sont réticents à une immigration de travail, en raison du dumping social que cela représente.

Donc syndicats et partis se sont rapprochés des thèses des Démocrates de Suède, en même temps que ceux-ci sont devenus un parti « normal ».

Il faut se souvenir que Stefan Löfven, Premier ministre social-démocrate de 2014 à 2021, a été très libéral sur l’accueil des réfugiés lors de la guerre en Irak. 500 000 d’entre eux ont été accueillis en Suède, alors que le pays ne comptait que 9 millions d’habitants, autant qu’en Allemagne, mais beaucoup plus qu’en France (50 000). Il y eut ensuite un revirement de tous les partis sur le sujet de l’immigration (1). Comme cela s’est passé au Danemark où ce sont les sociaux-démocrates qui tiennent des positions extrêmes sur le sujet et en Finlande où le parti d’extrême droite, populiste et raciste, est devenu un parti comme les autres, participant au gouvernement.

Quel rôle joue le parti des Démocrates de Suède sur l’échiquier politique ?

Le parti est proche des Sociaux-démocrates sur les sujets liés au droit du travail. Il soutient les petits entrepreneurs et les gens à faible revenu. Aux yeux des Sociaux-démocrates, la proximité des Démocrates de Suède avec le gouvernement actuel représente même un garde-fou sur les droits sociaux sachant que tous les partis se rejoignent pour critiquer le montant des allocations familiales distribuées aux personnes immigrées.

Le parti a beaucoup évolué sur les questions des droits humains, il n’est plus opposé à l’avortement, il reconnaît les droits des personnes LGBTQ+, il a assoupli sa position sur les conditions à remplir pour obtenir la nationalité (avant il était question de couleur de peau et d’origine des parents aujourd’hui, le fait de parler la langue et de respecter les valeurs du pays suffit). Le parti est très rationaliste comme en témoigne son changement de position sur l’Europe. Alors qu’il s’opposait à l’idée de rester dans l’Union européenne, il ne s’y oppose plus à condition de changer les règles sur le contrôle aux frontières. Il a soutenu l’adhésion de la Suède à l’OTAN. C’est en fait devenu un parti assez centriste. Sur les questions sociales, l’emploi et le travail, il vote comme les Sociaux-démocrates ; sur les questions sociétales, il est en ligne avec le modèle suédois classique ; sur l’immigration, il vote comme tous les autres partis, compte tenu de l’échec des politiques d’intégration en Suède. Comme l’a dit le Premier ministre au Parlement européen, la Suède ne changera pas son modèle.

Comment expliquez-vous l’échec des politiques d’intégration en Suède ?

La vision suédoise de la société est une société multiculturelle, dans laquelle on vit les uns à côté des autres et non ensemble. Lorsque les immigrés sont arrivés en nombre, ils pouvaient s’installer où ils voulaient. Ils se sont regroupés dans des zones pauvres où les mafias et les gangs se sont développés parce que la police y était peu présente. De ce fait, des affrontements permanents entre les gangs ont lieu dans les grandes villes avec parfois des attaques à l’arme lourde. Selon le Conseil suédois pour la prévention des crimes, la Suède était dans le trio de tête des pays européens (avec la Croatie et la Lettonie) entre 2014 et 2017 pour les morts par balle, et la situation a empiré depuis.

Pourquoi l’intégration par le travail n’a-t-elle pas eu de résultat positif ?

De gros efforts ont été faits pour l’intégration, mais ils n’ont pas suffi. Ce qui se dit aujourd’hui est qu’il faudrait en demander plus aux personnes immigrées pour apprendre la langue et respecter les valeurs du pays et, dans le même temps, qu’il faudrait rendre le système social moins attractif pour obliger les personnes à travailler. Aujourd’hui quelqu’un qui ne travaille pas perçoit souvent plus de revenus qu’un retraité pauvre. À noter que depuis 7 à 8 ans, le syndicat LO (ouvriers) a fait des efforts pour aller au-devant des communautés immigrées et leur montrer l’intérêt d’adhérer à un syndicat.

Que se passe-t-il au sein des entreprises ? La qualité du dialogue social est-elle toujours l’apanage des entreprises suédoises ?

Dans les entreprises, peu de changements majeurs sont constatés en ce moment. Faire passer les textes par la loi plutôt que par les accords collectifs pourrait advenir. Mais, les syndicats d’employeurs ne souhaitant pas l’ingérence de l’État sont toujours puissants, et notamment les syndicats de petits patrons au sein desquels pèsent les Démocrates de Suède qui, de fait, représentent une force qui pourraient écarter ce risque. La Suède est passée d’un système très centralisé à un système très décentralisé. Si la pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs industriels ne joue pas en faveur du patronat, les augmentations de salaires demandées par les syndicats sont très raisonnables (5 à 6 % pour une inflation à 10 %). Cette modération est une caractéristique des syndicalistes suédois, qui en fait des partenaires importants dans le dialogue social. Même si les négociations sont en cours dans les branches afin de déterminer les évolutions générales qui seront adaptées au niveau des entreprises, nous n’assistons à aucun changement majeur par rapport à ce qui pouvait se passer il y a 10 ans.

Quelles sont les caractéristiques de la main-d’œuvre suédoise ?

En Suède, l’industrie et les services reposent sur une main-d’œuvre très qualifiée et très demandée. Les enquêtes PISA (2) placent les élèves suédois de 15 ans au 17e rang, en mathématiques (les élèves français sont au 26e). Mais pour ce qui concerne les adultes, la Suède est avec le Japon et la Finlande au premier rang des pays de l’OCDE selon l’analyse de compétences de base qu’effectue l’OCDE (Programme PIAAC). Cela signifie qu’il existe un système qui permet aux Suédois de compléter facilement leur formation initiale et de développer leurs compétences de base. La formation tout au long de la vie n’est donc pas un vain mot en Suède, elle permet à chacun de se reconvertir dans un autre métier, au terme d’une formation qui peut être longue, grâce à un système très flexible qui s’adapte à la situation de chacun. Un salarié peut travailler à mi-temps et se former l’autre partie de son temps, sans perte importante de salaire. La gratuité de la formation et l’allocation proposée pour compenser la perte de salaire sont de bonnes incitations à vouloir changer de métier. Il existe de multiples voies pour devenir ingénieur entre les lycées, les écoles professionnelles, les universités, les formations offertes par les communes (éducation populaire) et les conseillers des services publics de l’emploi sont suffisamment nombreux pour guider chacun dans sa reconversion.

En France, la réforme des retraites est à l’ordre du jour. Comment le système suédois a-t-il été réformé et comment fonctionne-t-il aujourd’hui ?

Le système suédois qui avait inspiré la réforme proposée par Emmanuel Macron lors de son premier quinquennat est toujours en place même s’il a connu quelques adaptations. Au départ, il était prévu que le système s’autorégulerait pour éviter de trop grandes fluctuations entre les retraites et les résultats économiques. Mais les crises de 2008 et de 2020 ont rendu nécessaire de le modifier. Plus récemment, les règles ont été adaptées pour corriger les impacts sur certaines catégories de salariés et notamment les femmes (80 % d’entre elles ont vu leur retraite diminuer avec le nouveau système contre 20 % des hommes). Par exemple, les années passées à élever les enfants ont finalement été prises en compte.

Le projet actuel du gouvernement français ne peut être comparé au système suédois, il serait plus proche du système finlandais pour ce qui concerne le régime général hors régimes spéciaux. Toutefois, des différences de taille existent. Ainsi, en Finlande, il n’est pas question d’enclencher une grande réforme tous les 10 ans, mais bien de se réunir — entre partenaires sociaux — annuellement pour discuter des aménagements à prévoir lorsqu’il existe un risque financier. Et si un effort doit être consenti, il est partagé de manière équitable entre toutes les parties prenantes : retraités, salariés et employeurs. Cela ne paraît pas être le cas aujourd’hui en France.

Un autre aspect du sujet des retraites est le taux d’emploi des seniors. Si 80 % des seniors proches de l’âge de la retraite étaient encore au travail en France (et non 55 % seulement comme c’est le cas aujourd’hui), le débat serait probablement différent. En Suède ou en Finlande, les gouvernements et les partenaires sociaux ont commencé par prendre des mesures pour rendre plus faciles les métiers difficiles. L’automatisation et l’aménagement du travail étudié au plus près du terrain pour chaque catégorie d’emploi ont permis le maintien au travail jusqu’à un âge avancé y compris par exemple les bûcherons ou les grutiers. En Suède, la culture du management est moins stressante pour les employés. Cela contribue à la qualité des conditions de travail et donc à la longévité dans le poste.

L’exemple des enseignants est intéressant. Annuellement, leur travail face à la classe est 20 % moins long qu’en France, cela a des impacts sur le niveau de stress et les burn-out, cela permet de travailler plus longtemps, d’autant qu’il leur est possible de prendre une retraite à mi-temps.

Qu’en est-il de la pérennité du modèle suédois ? Est-elle en danger aujourd’hui ?

Il convient de distinguer les différents pans de ce modèle.

En ce qui concerne les travailleurs, il est acté que le niveau de leur protection et de la protection de leur contrat de travail a changé. Si les syndicats ont encore beaucoup de pouvoir, la tendance est d’accroître les facilités de l’employeur à licencier, en raison de l’exposition des entreprises à la concurrence internationale. Ainsi, certaines règles ont pu évoluer comme l’ordre des licenciements en cas de restructuration, qui était jusque-là fixé de manière très précise par la loi.

Outre le fait que ces changements ne portent que sur ce seul sujet, ils n’auront pas beaucoup d’impact sur la vie des personnes au travail. Il faut savoir qu’en Suède, il est deux fois plus fréquent pour un employé de démissionner de son entreprise pour avoir trouvé un emploi ailleurs, ou pour commencer une formation, que d’être licencié. Le problème pour un employeur est de garder sa main-d’œuvre, pas de s’en débarrasser. Et malgré toutes les réformes, du fait du rôle des syndicats et des règles encore en place, il est nettement plus difficile de licencier un employé qu’en France.

Dans d’autres domaines, en revanche, nous assistons à un resserrement des aides et donc à une atteinte du modèle suédois. Il s’agit par exemple des aides destinées aux personnes handicapées, financées par les communes et par l’État, qui ont été réduites du fait du plafonnement de la part versée par l’État. Il s’agit aussi, nous l’avons déjà évoqué, des aides destinées aux personnes d’origine étrangère hors Union européenne.

Une étude détaillée du modèle suédois serait intéressante à entreprendre, mais ce n’est pas l’arrivée des Démocrates de Suède qui en expliquerait les changements. Au contraire, on pourrait même reconnaître qu’ils représentent une force qui va dans le sens d’une meilleure protection des personnes au travail et des petits patrons. Ils sont à la fois contre la bureaucratie, pour la dérèglementation et pour la pérennisation du modèle social. Et curieusement ils sont alliés à un gouvernement qui est lui plutôt enclin à favoriser les grandes entreprises et le patronat.

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Fanny Barbier, éditrice associée au sein de la Smart Factory d’Entreprise&Personnel (réseau associatif qui mobilise, au service de ses adhérents, les expertises de consultants RH et la recherche en sciences humaines). Elle étudie en quoi les évolutions de la société ont un impact sur le travail et les organisations et propose des pistes pour la transformation heureuse de ces évolutions au sein des entreprises. Elle dirige le service de veille et recherches documentaires d’E&P. Elle a co-créé et animé des think tanks internes au sein d’E&P, BPI group et Garon Bonvalot et publié de nombreux ouvrages et articles sur le travail et le couple travail/société.