Nous sommes en 2011. La conjoncture est favorable à la filière nucléaire. Les projets de constructions de réacteurs de troisième génération de type EPR se multiplient. Les grandes manœuvres commencent. Comme il est d’usage en France, elles mêlent dirigeants des groupes industriels et pouvoir politique. Henri Proglio a été nommé à la tête d’EDF en 2009. Il affirme vouloir coordonner l’ensemble de la filière. Anne Lauvergeon, présidente du directoire d’AREVA, défend l’indépendance de l’entreprise qu’elle a bâtie en une décennie à partir de la Cogema et de Framatome. Elle est jugée gênante. Son mandat n’est pas renouvelé.
Maureen Kearney est déléguée syndicale CFDT, secrétaire générale du Comité de groupe européen d’AREVA depuis 2004. Au fil des années, elle a tissé des liens de respect et de confiance avec Anne Lauvergeon. Celle-ci l’a informée avant toute annonce officielle que le gouvernement lui demande de partir. Elle sera remplacée par Luc Oursel, son numéro 2, avec qui la syndicaliste a des rapports notoirement empreints de méfiance et d’hostilité.
Mais l’avenir du nucléaire n’est pas le sujet du film de Jean-Paul Salomé La syndicaliste. Celui-ci commence véritablement lorsque Maureen Kearney est alertée discrètement par un cadre d’EDF, fâché contre son PDG. Un accord secret a été signé avec l’entreprise chinoise China General Nuclear Power Corporation (CGNPC) et Luc Oursel, complice de Henri Proglio dans cette affaire, en est partie prenante. Pressentant un éclatement d’AREVA et une restructuration aux lourdes conséquences pour l’emploi — ce qui adviendra quelques années plus tard — elle demande, conformément à ses responsabilités au Comité de groupe européen et à sa conception du syndicalisme, à avoir communication de cet accord. Luc Oursel refuse violemment, préférant intimider qu’argumenter. Après tout, Maureen Kearney n’est « qu’une petite syndicaliste », pas ingénieur, une femme de surcroît.
D’autres manœuvres commencent. Coups de téléphone anonymes, menaces, impression d’être suivie. Il en faut plus pour la décourager. Jusqu’au jour où elle est agressée chez elle un matin « entre 6 h 30 et 7 h », juste après le départ au travail de son mari. Elle est retrouvée six heures plus tard, bâillonnée, ligotée, le A de AREVA gravé au couteau sur le ventre, le manche d’un couteau enfoncé dans le vagin.
L’affaire est incroyable. La méthode est celle de voyous, de voyous professionnels. En haut lieu on s’inquiète. La syndicaliste est connue. Elle est mandatée par la CFDT et elle est soutenue. La gendarmerie mène l’enquête. Maureen Kearney encore sous le choc est peu coopérante. Les enquêteurs ne retrouvent aucune empreinte digitale, aucune trace d’ADN. Ils fouillent son passé. Ils y trouvent une plainte pour viol, puis un épisode d’addiction à l’alcool. C’est loin, mais tout de même comment ne pas y voir le signe d’une grande vulnérabilité ? Elle a été vue en compagnie d’Anne Lauvergeon après le départ de celle-ci. Qu’avaient-elles à se dire ?
Un doute s’installe. Maureen Kearney n’est peut-être pas cette militante résolue, aux idées claires, cette héroïne luttant avec ses collègues pour faire la lumière sur une décision qui risque de leur nuire, mais une femme fragile en quête de reconnaissance. Elle n’est peut-être pas la victime qu’elle prétend être, mais une affabulatrice prête à tout pour être écoutée. Les enquêteurs tiennent enfin un scénario présentable, une version crédible. Pourquoi chercher à savoir comment il est possible de s’attacher les poignets dans le dos avec des liens aussi serrés ? Pourquoi continuer à chercher des indices d’intrusion, des exécutants discrets, des instigateurs ou des commanditaires possibles ? C’est elle la coupable. La syndicaliste a tout inventé.
Un enchaînement infernal entre des acteurs aux forces inégales se met en place. Son mari peine à concevoir qu’une chose pareille puisse arriver, mais il la croit et la soutient. Ses amis, ceux avec qui elle aime jouer au poker, jeu où elle est redoutable, la croient. Sa fille est là. Les copains de la CFDT sont là. Mais ce qu’elle a vécu à son domicile le 17 décembre 2012 au matin et ce qu’elle vit face au gendarme qui l’accuse, elle est seule à le vivre. Au fil des interrogatoires, l’enjeu se déplace. Ce n’est plus l’avenir de la filière nucléaire et de l’emploi chez AREVA, mais sa santé qui est en cause. Elle veut juste avoir la paix, sauver sa peau, que ça s’arrête. À bout, elle s’accuse d’avoir tout inventé et l’enquête prend fin. Elle n’est toujours pas réouverte, bien que Maureen Kearney se soit rétractée et que le procès en appel en 2018 l’ait innocentée de l’accusation retenue lors du premier procès en 2017, celle de « dénonciation d’un crime ayant exposé les autorités judiciaires à d’inutiles recherches ».
Le film n’est pas documentaire. Il est fidèle au livre de Caroline Michel-Aguirre La syndicaliste paru en 2019 chez Stock. Les faits sont connus et il n’en révèle pas de nouveaux. S’il plaide pour la réouverture de l’enquête, c’est à partir du témoignage de Marie-Lorraine Boquet-Petit, agressée et violée en 2006 selon le même mode opératoire. À l’époque des faits, son mari était cadre supérieur chez VEOLIA et en conflit avec le président de l’entreprise, le même Henri Proglio. Avec dans les parages un certain Alexandre Djouri.
Ce que le film nous fait ressentir et comprendre mieux que tout écrit, grâce notamment à l’interprétation impeccable d’Isabelle Huppert, ce sont les effets dévastateurs de la violence et du sexisme. La violence est physique, elle est morale, elle est psychologique, elle vise à détruire. La violence est renouvelée lors des interrogatoires qui obligent à répéter cent fois le déroulement de l’agression et lors des contrôles médicaux réalisés sans trop de ménagements. La violence affecte intimement. Elle n’est pas une épreuve intellectuelle. Une part ne se partage pas.
L’idée que se font les dirigeants d’entreprises et les enquêteurs du caractère des femmes, est de bout en bout le cadre conceptuel qui borne et oriente les investigations et la construction du seul scénario jugé concevable. Le sexisme ordinaire soupçonne une femme violée de l’avoir cherché. Il tient pour évident qu’une femme ait les nerfs fragiles. Et que des messieurs cravatés et ayant accédé à de hautes responsabilités soient au-dessus de tout soupçon.
Le film nous dit aussi que l’existence et les prérogatives d’une institution comme un Comité d’entreprise, Européen dans ce cas de figure, ne suffisent pas mécaniquement à régler de manière civilisée et démocratique les désaccords et les conflits. La vigilance de celles et ceux qui prennent le risque d’en rappeler l’esprit et les conditions d’exercice est indispensable. L’expérience de Maureen Kearney-Isabelle Huppert nous dit qu’il n’est pas simple ni sans risques de se transformer en lanceuse d’alerte. Raison de plus pour leur garantir des droits et un soutien (voir dans Metis « Une maison pour les lanceurs d’alerte », décembre 2018)
Jean-Paul Salomé a précédemment réalisé des polars. Le film en a le rythme et c’est tant mieux. L’histoire est incarnée, aucun rôle n’est négligé, tous les protagonistes de cette machine infernale sont magnifiquement interprétés. Lors d’un débat auquel j’ai pu participer, le réalisateur expliquait qu’il s’était battu pour maintenir le titre qu’il souhaitait « La syndicaliste », jugé pas assez vendeur. Il a eu raison. Le film est un vibrant hommage à la vigilance et à l’engagement de Maureen Kearney. En ces temps de doute quant à l’intérêt et l’efficacité des organisations syndicales, c’est aussi un plaidoyer pour le syndicalisme. Maureen Kearney était et reste La syndicaliste.
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