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Jérôme Fourquet, propos recueillis par Jean-Louis Dayan

Leader mondial, gardien du pouvoir d’achat, aménageur de territoire, arbitre des consommations : ainsi aime à se présenter la grande distribution française. Mais pour Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’IFOP et Raphaël Llorca, c’est encore trop peu : véritable matrice des rapports sociaux et des modes de vie contemporains, elle fait de nous les sujets de la « société du supermarché ». 

Publiée l’été dernier par la Fondation Jean-Jaurès, votre étude dresse un portrait fouillé, mais sans concession, de la grande distribution. Pourquoi avoir choisi de mettre la focale sur ce secteur ?

Nous l’avons fait quand nous avons pris conscience qu’elle était « l’éléphant dans la pièce » : un acteur à ce point omniprésent qu’on finit par oublier d’en parler. Car la grande distribution occupe une place prépondérante non seulement dans l’économie, mais aussi dans la transformation des paysages, l’aménagement des territoires et jusque dans la production des normes culturelles. D’où sa capacité à pénétrer le champ du politique et, forte de son influence, à orienter le débat public. On a vraiment affaire à un acteur central, majeur.

Pourquoi nous être réveillés en 2022 ? Parce que c’est le moment où sa capacité à prendre la parole, à susciter l’écoute s’est vue renforcée par le retour de l’inflation et avec elle de la question du pouvoir d’achat. C’est ce qui a mis (ou remis) sa capacité à contenir la hausse des prix au centre de l’actualité. Une capacité dont elle a fait dès l’origine son cheval de bataille : souvenons-nous des campagnes de Mammouth qui « écrase les prix », ou du combat des « mousquetaires » d’Intermarché contre la vie chère, sans parler de celui d’Édouard Leclerc, le père de Michel-Édouard, contre les intermédiaires du commerce. Le moment était venu d’entonner à nouveau le discours qu’elle adore entonner, celui de la défense du consommateur.

À vous lire, nous vivons désormais dans la « Société de supermarché ». Quels sont selon vous les ressorts de cette emprise ?

Il y a d’abord la croissance spectaculaire de son appareil commercial. Les grands du secteur emploient aujourd’hui plus de 450 000 personnes en France, où leur chiffre d’affaires se compte en dizaines de milliards d’euros chacun, autant voire plus que le budget de l’Éducation nationale ou des Armées. Ils le doivent à un déploiement géographique spectaculaire : depuis 1965, le nombre de grandes surfaces a été multiplié par 6. Pour ne prendre qu’un exemple, les points de vente d’Action, spécialiste du discount et des références à moins d’un euro, ont atteint 700 en quelques années, alors que cette enseigne n’est arrivée qu’en 2012 en France. Cette capacité à mailler le territoire est l’un des principaux vecteurs de la puissance du secteur ; c’est elle qui nous amène à parler des zones commerciales comme des « latifundia dans un paysage d’openfield », où toute une partie du petit commerce a disparu. En multipliant les implantations dans les zones périurbaines, il a créé autant de lieux de travail et d’activité dont on a vu encore le pouvoir d’attraction et de mobilisation avec le mouvement des Gilets-Jaunes et ses ronds-points. Au-delà des emplois créés, c’est plus largement sa capacité à drainer les flux de marchandises, de visiteurs et de consommateurs dans ses aires de chalandises qui fait sa force.

À quoi s’ajoute son omniprésence médiatique. Les grandes enseignes figurent parmi les plus gros annonceurs en France, ce qui en fait les principaux pourvoyeurs des budgets publicitaires des médias. Au point qu’en pleine pandémie, leurs dépenses de communication ont dépassé de loin celle du ministère de la Santé. Leur audience doit aussi beaucoup au poids médiatique de certains de ses porte-parole. On pense bien sûr à Michel Édouard-Leclerc (et avant lui à son père, précurseur en la matière), très actif dans les matinales et les plateaux télé, mais également à certains de ses pairs, comme Dominique Schelcher, patron de Système U. De quoi entretenir une sorte de bruit de fond permanent qui maintient la grande distribution en bonne place dans la vie publique et dans les esprits.

Mais il y a plus. Poids économique, maillage territorial et présence médiatique ont doté la grande distribution d’une « force de frappe » qui en fait aujourd’hui un acteur « à l’échelle de l’État », capable de se poser, plus qu’en auxiliaire, en égale sinon en rivale de la puissance publique. C’est ce qu’illustre à nos yeux l’épisode de la pénurie de masques au plus fort de l’épidémie de Covid, quand les grandes enseignes ont fait la preuve de leur capacité à fournir en temps et en heure aux citoyens les produits essentiels que l’État s’avérait incapable de mettre à disposition.

La grande distribution a donc su se tailler un rôle de tout premier plan. De là à en faire la matrice d’une « société de supermarché » n’est-ce pas aller un peu loin ?

Il est vrai que les ressorts de puissance que nous décrivons ne suffiraient pas à faire de la grande distribution un modèle de société. Mais souvenons-nous de Jean Baudrillard, qui montrait dès 1970 dans La société de consommation comment dans les sociétés post-modernes la consommation de masse tend à structurer les rapports sociaux et à se substituer à la morale en offrant à chaque individu, à travers une profusion de produits qui sont autant de symboles, le pouvoir de se différencier. Encore y avait-il à l’époque des acteurs politiques et culturels restés assez puissants pour faire office de contre-pouvoirs : l’Église d’un côté, le Parti Communiste de l’autre. Mais il se trouve que ces deux piliers se sont depuis effondrés. La place de l’État s’en est certes trouvée accrue d’autant, mais dans des sociétés contemporaines où les grands récits capables de nourrir les identités sont en recul, c’est la grande distribution qui a émergé comme l’acteur omniprésent, seul capable d’offrir à tout un chacun ne serait-ce qu’un succédané de société de consommation. L’espace symbolique a horreur du vide, et la grande distribution a su l’occuper : la distinction sociale passe désormais par les marques et les produits consommés. Pour le dire autrement, la messe dominicale a été remplacée par la visite en famille au supermarché, même si c’est au prix d’une lourde perte de transcendance…

Une transformation dont la portée politique ne peut pas être sous-estimée. Pour nous l’idée a commencé à germer avec la crise des Gilets-Jaunes, quand nous avons observé par exemple que pour partir en manif ils se donnaient rendez-vous au Carrefour du coin, ou encore qu’ils voulaient s’en prendre aux recettes de TVA en bloquant l’accès aux zones commerciales. Comme s’ils s’insurgeaient d’être privés d’accès à la consommation de masse par la baisse de leur pouvoir d’achat. Car le pouvoir d’achat doit être envisagé dans deux dimensions : celui de remplir son frigo pour faire vivre sa famille bien sûr, mais aussi d’être reconnu en tant qu’acheteur comme citoyen à part entière de la société de consommation. Sous cet angle, si votre pouvoir d’achat baisse c’est votre souveraineté individuelle qui est entravée, et vous êtes relégué au rang de citoyen de seconde zone. Un contexte hautement explosif donc, autant politiquement que socialement : si quand on a payé tout ce qu’il faut payer il ne reste rien pour consommer, c’est qu’on est tout simplement privé de citoyenneté, qu’on a perdu sa place au grand banquet. Et avec le retour actuel de l’inflation, ce n’est pas une frange, mais toute une partie de la population qui décroche. Pour les plus pauvres, cela se traduit par un recul de la consommation alimentaire, de viande par exemple. Ce n’est pas le cas majoritaire, mais le décrochage est réel aussi pour les autres, même s’il est relatif : ils ne peuvent plus accéder aux nouvelles consommations qui s’offrent, un peu comme un milieu de peloton qui se fait lâcher. Pour reprendre une distinction chère aux marxistes, il y a paupérisation absolue pour les premiers, relative pour les seconds. La fracture n’est pas nouvelle, mais elle est ressentie plus durement avec le retour de l’inflation.

Ce qui n’a fait que renforcer la position de la grande distribution : n’est-elle pas la mieux placée pour empêcher les écarts de se creuser ? Ne s’est-elle pas posée dès l’origine en défenseur de l’humble consommateur victime des « méchants » intermédiaires, et plus récemment des géants de l’agro-business — même si c’est elle qui, forte de ses puissantes centrales d’achat, dicte leurs prix à bien des producteurs ? L’affaire du « panier anti-inflation » nous paraît l’illustrer on ne peut mieux. Alors que Bercy s’est montré incapable de donner corps à l’outil, ce sont les grandes enseignes qui l’ont fourni clé en main. Dans le même ordre d’idée, c’est Michel-Édouard Leclerc qui après l’invasion russe de l’Ukraine s’est insurgé publiquement contre le fait de mettre les hausses de prix sur le dos de la guerre, aussitôt relayé par une centaine de parlementaires LFI et NUPES, qui ont décidé de former une commission d’enquête parlementaire ad hoc. Comme si la grande distribution fixait désormais l’ordre du jour du Parlement… À tout le moins peut-on dire que dans la lutte contre l’inflation, les grandes enseignes jouent à égalité avec l’État. Ce que le même Michel-Édouard Leclerc revendique à sa façon quand, interrogé sur un éventuel avenir politique, il décline en répondant qu’il a plus de pouvoir à la place qu’il occupe.

Venue des États-Unis, la grande distribution a trouvé en France sa terre d’élection. La « société de supermarché » a-t-elle essaimé ailleurs en Europe ?

C’est en effet d’Amérique que nous est venu le supermarché. C’est un certain Trujillo — rien à voir avec le dictateur cubain de l’époque — qui a le premier forgé le concept, et tous les pionniers de la grande distribution française sont passés par ses séminaires de formation. C’est lui l’inventeur des formules telles que « No parking, no business », « Des îlots de perte dans un océan de profits », « Les prix bas, les riches adorent et les pauvres en ont besoin », etc. À l’époque (les années 50), la grande distribution US vendait un rêve de modernité. On peut dire à bon droit qu’en France l’élève a dépassé le maître, jusqu’à enfanter, après s’être fait la main sur le territoire national, des géants mondiaux de la distribution. Ça n’est pas ce qui s’est passé en Italie ou en Allemagne, où on trouve moins d’hypermarchés et de zones commerciales à la périphérie des villes. Il nous semble que la décentralisation à la française y est pour beaucoup : à partir des années 80, notre pays a lâché la bride aux implantations d’enseignes en s’en remettant à la décision des maires, évidemment séduits par ce qu’elles pouvaient apporter à leurs communes en termes d’emploi, de recettes fiscales et de prestige. On les a beaucoup moins laissés faire ce qu’ils voulaient en matière d’urbanisme chez nos voisins, si bien qu’aucun géant n’a pu y émerger.

D’où votre conclusion : la grande distribution a encore de beaux jours devant elle. N’a-t-elle pas pourtant atteint certaines limites ?

Il est vrai que le secteur a cessé de croître, et même connu ces dernières années un léger recul (-1 à -2 %) de son chiffre d’affaires, signe d’une crise du modèle de l’hypermarché, son vaisseau amiral. Mais cela me rappelle la blague bien connue des amateurs de foot (même si elle est un peu caduque aujourd’hui) : « il y a 11 joueurs de chaque côté, et à la fin c’est l’Allemagne qui gagne ». Les grands distributeurs ont su investir beaucoup d’autres créneaux porteurs, par exemple les implantations en centre-ville, ou la livraison à domicile. Ceux qui ont le plus souffert dans la période récente sont ceux qui ont misé le plus gros sur les Hypers, comme Carrefour ou Auchan. En réalité, on peut distinguer 3 périodes successives dans la croissance du secteur : dans les années 90 celle des grandes et très grandes surfaces ; ensuite celle du Drive, qui fait office de relais de croissance ; et aujourd’hui, la livraison à domicile.

Les exemples sont nombreux qui montrent que les enseignes françaises savent se montrer réactives et inventives quand il faut : voyez leur réponse à l’arrivée sur le marché des chaînes allemandes de discount, et plus récemment le retour en force de leurs marques de distributeurs, l’intégration du Bio dans les rayons (y compris via le rachat de chaînes Bio), le développement de l’offre de produits locaux… Le paquebot Hypermarché est sans doute un peu rouillé, mais derrière, toute l’armada se porte bien. Cette force, la grande distribution la tient de sa capacité à être en osmose profonde avec la société. Ses points de vente sont autant de postes d’observation exceptionnels des attentes sociales, une sorte de sismographe aux innombrables capteurs, qui la mettent en capacité d’analyser très finement ses ventes et à travers elles les transformations de la consommation. Ce que Michel-Édouard Leclerc traduit en disant qu’il vit « les pieds sur le carrelage » de ses magasins. Une capacité à occuper tous les terrains, à tester de nouveaux concepts, à adapter en permanence l’offre commerciale à la diversité des besoins et des territoires.

La grande distribution saura-t-elle prendre aussi bien le train de la transition écologique ? Nul doute qu’elle va se poser ici encore en soutien des ménages modestes ; mais le défi risque cette fois d’être plus difficile à relever : quel récit de rechange est-elle capable de proposer s’il s’agit pour tout un chacun de changer sa consommation ? En tout cas elle y travaille, par exemple en testant le marché de la seconde main. Au fond, peu importe les solutions, l’important pour les grands distributeurs est que ça continue d’une façon ou d’une autre à se passer chez eux.

Pour en savoir plus 

– « La société de supermarché Rôle et place de la grande distribution », Jérôme Fourquet et Raphaël Llorca, Fondation Jean Jaurès Éditions, juillet 2022

– La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie. Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely. Le Seuil. 2021.

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.