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Le Haut-commissaire à l’emploi et à l’engagement des entreprises, Thibaut Guilluy, a rendu son rapport après plusieurs mois de travail dans le cadre d’une mission de « Préfiguration de France Travail ». Critiquant la position « d’opérateur isolé » qui serait actuellement celle de Pôle emploi, le rapport préconise de faire de France Travail un « animateur d’écosystème » au sein duquel les Missions locales deviendraient France Travail Jeunes et Cap Emploi, France Travail Handicap. Conjointement, il décrète la mobilisation des entreprises. La proposition #85 : « Passer de 70 000 à 150 000 entreprises activement engagées sur les programmes d’inclusion » donne la mesure de cette ambition. 

Le rapport énonce 10 principes clés et 99 propositions de mesure. On s’en voudrait d’en ajouter une centième ! Afin de continuer à les « co-construire et à les affiner sur le terrain en lien avec l’ensemble des acteurs concernés », une expérimentation ayant valeur de test est lancée dans et avec 18 départements candidats et quelques régions qui se porteront volontaires. Il est prévu qu’elle dure jusqu’à fin 2024. L’ensemble sera piloté et évalué par une équipe projet réunissant autour de Haut-commissaire des représentants de l’IGAS, IGF, DITP, DGEFP, DGCS, Pôle Emploi et l’Union nationale des missions locales. Attendons.

Quelques réflexions néanmoins à ce stade. La première concerne cet écosystème que France Travail est censé animer. Au-delà d’être une « bannière fédératrice », le rapport fait état du regroupement « des instances existantes au sein de quatre comités France Travail (un par échelon : bassin de vie, départemental, régional, national) en faisant du Comité France Travail local l’échelon opérationnel d’identification des besoins et de la mise en oeuvre des actions » (Proposition #88). La question est plus large. Puisqu’il est dit qu’il s’agit, non pas d’une nouvelle architecture administrative mais d’un « écosystème », la place qui sera reconnue aux acteurs associatifs et privés qui oeuvrent à l’insertion et au retour à l’emploi de ceux qui en sont le plus éloignés, est cruciale. Rappelons la définition d’un écosystème : « il s’agit d’un ensemble d’êtres vivants qui vivent au sein d’un milieu ou d’un environnement spécifique et interagissent entre eux au sein de ce milieu et avec ce milieu » (Wikipedia).

La proposition #14 cite par exemple Territoire Zéro chômeurs de longue durée (TZCLD) qui poursuit son déploiement suite au vote à l’unanimité par l’Assemblée nationale de la deuxième loi d’expérimentation (novembre 2020), ou Convergence qui s’adresse à des personnes en « situation de très grande exclusion » et permet la reprise progressive d’une activité en amont d’un chantier d’insertion. Ils ont l’un et l’autre été initiés par des acteurs de la société civile, ils se réfèrent à des principes différents (le droit à l’emploi, le CDI à temps choisi, l’accessibilité et la qualité de l’emploi, l’impulsion d’un Comité local pour l’emploi pour TZCLD, l’accompagnement global et la progressivité pour Convergence, par exemple). Ces acteurs coopèrent volontiers avec les pouvoirs publics, mais, forts de leur expérience, ils ne pourront pas accepter d’être transformés en prestataires de l’action publique et encore moins d’être mis sous tutelle. La question n’est pas théorique. Cette question a fait débat lors de l’écriture des décrets prolongeant l’expérimentation TZCLD.

Cette remarque est aussi une façon de rendre hommage à Alain Touraine qui vient de disparaître. Ses « recherches convergeaient vers un constat : la capacité des acteurs sociaux, des citoyens à agir et à porter la transformation sociale ». Sa sociologie de l’action était attentive aux « acteurs quand d’autres ne parlaient que d’instances, d’appareils idéologiques et de structures » (Michel Wieviorka. Libération du 13 juin).

Le deuxième point concerne le principe n° 7 : « En matière d’insertion, de formation et d’emploi, la clé c’est l’humain. La compétence, le professionnalisme, l’engagement et le bien-être des professionnels et des bénévoles est le premier trésor de France Travail ». L’Académie France Travail « physique et digitale » verra sans doute le jour. Qu’en sera-t-il des recrutements annoncés ? Jusqu’à quel point seront-ils libérés du « poids de l’administratif, la charge des reportings et les temps de coordination » qui « accapare souvent une bonne partie de leur temps et de leur énergie, au détriment de l’exercice de leurs missions pour les usagers comme de leurs conditions d’exercice de leur métier ». On signe des deux mains. Dommage que le texte soit écrit au futur. On sait ce qu’il en est trop souvent des intentions de simplification et de recrutements. Il faudra peut-être hacker les logiciels de Bercy.

Enfin troisième point, proposition #13 : « Proposer des parcours intensifs dits 15-20h pour les personnes éloignées de l’emploi qui en ont besoin, et notamment les allocataires du RSA en lien avec les départements ». Le rapport préconise la signature par les personnes inscrites à France Travail (tous les allocataires du RSA devraient l’être ce qui est loin d’être le cas actuellement à Pôle emploi) d’un « contrat d’engagements ». Ce contrat fixe « les droits et les devoirs » et suppose la réciprocité. A ce propos, rappelons les propos d’Olivier Noblecourt en charge lors du précédent quinquennat du Plan Pauvreté et de la mise en en place d’un service public d’insertion. En réponse aux questions de Danielle Kaisergruber pour Metis en novembre 2019, il affirmait : « ce projet de réforme ambitionne de renouveler cette notion de conditionnalité pour réaffirmer que celle-ci exige aussi et surtout des devoirs de la part des collectivités en termes de qualité de service public et d’accompagnement ». France Travail devra d’abord répondre à cette exigence et prendre en compte pratiquement les « freins périphériques » à l’emploi : « logement, santé, mobilité, contraintes familiales, illettrisme, illectronisme, etc. »

Du côté des personnes, la formulation de leurs engagements a beaucoup évolué. Les sanctions en cas de non-respect seront progressives et afin de « favoriser la remobilisation », une sanction intermédiaire est introduite, la « suspension remobilisation ». La mise au travail « 15-20h par semaine » n’est plus présentée comme une contrepartie, un devoir moral, mais un élément « des parcours d’accompagnement intensifs, personnalisés et globaux ». Il est difficile de prédire ce que sera l’effectivité de ces préconisations, mais qu’on le veuille ou non, elles portent un message bien connu, un message de suspicion envers des personnes suspectes d’agir en stratèges jonglant entre minima sociaux, allocations et petits boulots non déclarés. A propos des Comptes personnels de formation (CPF) et du projet de « reste à charge », Martin Richer évoque « l’éternel soupçon d’oisiveté, qui pèse depuis toujours sur le salarié, au travail ou en formation ». « On dirait qu’ils n’aiment pas le travail. Ça nous prépare une belle pagaille » chantait ironiquement Alain Souchon en 1977.

La question n’est pas de s’opposer par principe à la possibilité de sanctions ni de nier l’importance socialisatrice de l’emploi et du travail, lorsqu’ils sont de qualité. Elle est de cultiver le compagnonnage, le respect et l’engagement volontaire sans lesquels il n’est pas d’accompagnement qui vaille à long terme. En 2016, je concluais un article sur la possibilité d’être « bien accompagné » par cette phrase : « une réflexion approfondie sur ce qui rend le compagnonnage qui se noue au cœur des relations d’accompagnement plus ou moins émancipateur, est indispensable. Vaste chantier ». Pas sûr qu’il ait été ouvert.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.