– Article publié le 23 juin 2019 –
Réfléchir au rôle et à la responsabilité des corps intermédiaires, c’est réfléchir aux forces qui animent les démocraties, ou au contraire les menacent. A partir notamment des travaux de Pierre Rosanvallon, Jean-Marie Bergère analyse les différentes expressions de la société civile et plaide pour qu’elles soient pleinement reconnues au sein de démocraties qui ne soient pas seulement un mode de gouvernement mais aussi un art de vivre en société. Il y va de leur survie.
Un mode de gouvernement et un art de vivre
Dans un livre à succès, Le Peuple contre la démocratie (2018), Yascha Mounk, professeur de théorie politique à Harvard, né en Allemagne, longtemps membre du SPD, exprime ses craintes d’une « menace vitale pour la survie même de la démocratie libérale ». Une partie des élites économiques, GAFA en tête, défend un libéralisme indifférent aux règles et enjeux démocratiques, pendant que Trump, Poutine, Salvini et quelques autres sont élus démocratiquement après avoir déclaré ouvertement leur préférence pour une « démocratie hiérarchique ».
En Hongrie, Viktor Orban met en place, selon ses propres mots, « un Etat antilibéral reposant sur des fondements nationaux ». Il légitime ses attaques incessantes contre les libertés individuelles, la presse, les intellectuels, les associations, les ONG, les minorités, les institutions indépendantes (en y nommant systématiquement des affidés comme le fait Trump aux Etats-Unis) par ses résultats électoraux. Le 26 mai dernier, son parti a obtenu 56 % des suffrages aux élections européennes.
Un certain désenchantement
Ce constat suggère deux questions. Comment expliquer ce désenchantement à l’encontre d’un système politique auquel nous sommes attachés au point de penser (c’est mon cas) qu’il est le seul légitime et d’avoir cru qu’il était universellement triomphant dès le lendemain de la Chute du Mur de Berlin ? Et, deuxième question, quelle définition donner à la démocratie si le suffrage universel et la sélection par le vote n’y suffisent pas ?
La réponse à la première question dépasse largement le cadre de cet article. Disons que les promesses d’égalité et d’une vie matérielle meilleure pour soi et ses enfants n’ont globalement pas été tenues. Yascha Mounk parle d’une « crise de performance » de la démocratie libérale. Qu’on en rende responsable la globalisation, une disruption technologique ou un vice de fabrication des démocraties, ne change rien. La déception et les craintes quant à l’avenir, même inégalement réparties, sont là. Pour ne rien arranger, certains régimes autoritaires semblent bénéficier d’une performance comparable, voire meilleure. On entend que grâce à Trump l’économie américaine va mieux. On envie (et on craint) la puissance de la Chine assise sur des taux de croissance que nous ne connaissons plus. Nous oublions vite les crises graves qui menacent ces régimes. Deux millions de manifestants sont dans la rue à Hong Kong au moment où j’écris cet article. Les massacres de Tian’anmen au centre de Pékin ont eu lieu il y a juste trente ans.
On a longtemps cru qu’il suffisait d’arguer de résultats économiques et d’une consommation abondante pour convaincre de la supériorité absolue des démocraties libérales. C’est insuffisant (la ruine du Venezuela sous le régime de Nicolas Maduro ne peut valoir d’argument définitif). Il nous faut donc répondre à la deuxième question et y chercher les raisons de notre préférence. Dans La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance (2006), Pierre Rosanvallon analyse l’histoire et le fonctionnement des démocraties. Il distingue trois sphères liées et complémentaires, chacune contribuant à la bonne organisation de la cité, mais chacune étant également lourde de pathologies et de perversions.
Des tiers vigilants
Le gouvernement électoral-représentatif donne à la démocratie son assise et sa légitimité institutionnelle. La critique de sa tendance à « se transformer en aristocratie élective, en machine gouvernante » indifférente aux « vrais gens », est très répandue, mais on en rend responsable des facteurs extérieurs aux modalités de l’élection, la formation des élites, l’entre soi, le capital culturel, etc. On évoque bien une mystérieuse « prime au sortant », mais elle est contrebalancée par le « dégagisme ». En fait ce sont fondamentalement les droits de l’opposition et des minorités qui constituent l’antidote à ce que les Pères fondateurs des Etats-Unis craignaient par-dessus tout, à savoir la concentration des pouvoirs et que le vote n’instaure la « tyrannie de la majorité ». Les « minoritaires », ceux qui perdent une élection n’en deviennent pas les ennemis de la nation et du peuple, qu’il faut pourchasser ou bannir.
En France, la tradition jacobine qui assimile majorité électorale et définition de l’intérêt général, peine quelquefois à reconnaître les vertus de la pluralité, qui serait source de « division ». Une ministre en vue peut ainsi confondre le parti au pouvoir et le pays lui-même, lorsqu’elle appelle ceux qui hésitent à quitter leur propre formation politique, à « préférer leur pays à leur parti » (Marlène Schiappa, JDD du 9 juin 2019). Cela n’empêche pas de respecter les droits de l’opposition et de reconnaître le bien-fondé des alternances politiques (à défaut de les souhaiter !), mais témoigne au mieux d’une grande confusion intellectuelle et au pire d’un penchant inavoué pour le parti unique.
Pierre Rosanvallon appelle « contre-démocratie » l’ensemble des autorités indépendantes, comités d’éthique, observatoires, personnalités (résistants, dissidents, « indignés », lanceurs d’alerte, autorités morales…), toutes les associations et organisations au travers desquelles « la société exerce des formes de pression sur les gouvernants, dessinant l’équivalent d’un magistère parallèle et informel, ou encore un pouvoir correcteur ». Il détaille les pratiques successives de ces « tiers vigilants » en matière de surveillance, de contrôle, de dénonciation (des abus, des conflits d’intérêts, de la corruption), de jugement, d’évaluation voire d’empêchement. Leur vigilance permanente ne s’exerce pas à côté ou en plus de la démocratie, mais en son sein. Ils sont d’ailleurs les premières cibles des adversaires de la démocratie. Il est vrai qu’il arrive que cette « contre-démocratie » se radicalise jusqu’à devenir une puissance entièrement négative, une protestation nihiliste, une pure envie de « renverser la table ». Dans le Contrat de défiance, Michela Marzano écrit « le passage du doute systématique aux théories du complot se fait insidieusement ». Ce qui ne l’empêche pas d’appeler à faire « le pari de la confiance », pourvu qu’elle ne soit pas « inconditionnelle et aveugle ».
La troisième sphère est celle du travail du politique, « activité réflexive et délibérative, au travers de laquelle s’élaborent les règles de constitution d’un monde commun ». Elle répond à une exigence de lisibilité, d’intelligibilité du monde et au « désir passionné de participer aux affaires publiques » pour le dire comme Hannah Arendt dans La Liberté d’être libre. Il est possible d’y voir le « front culturel », les batailles idéologiques, la fabrique du consentement ou au contraire l’élaboration d’une alternative, la représentation d’un autre monde possible. Dominique Rousseau dans son livre La Démocratie radicale (2015) défend « la capacité normative de la société civile ». Ce travail du politique s’anémie lorsque dominent les procédures bureaucratiques, le marché livré à lui-même ou l’omniprésence d’un leader (qu’il soit autoritaire ou paternaliste). Les « intellectuels » sont les premières cibles des « démocraties illibérales ». Ne restent alors que l’opinion publique, ses sondeurs et ses humeurs. Munis de ces seules « évidences », nous perdons toute possibilité de nous orienter et d’inscrire nos actions « dans une même narration ».
Pas l’un sans l’autre
Bien sûr ces sphères se chevauchent et interagissent. L’action de la « génération climat », la pétition « L’affaire du siècle », le slogan né à la suite du mouvement des Gilets jaunes proclamant l’égale importance des fins de mois et de la fin du monde, obligent le pouvoir issu des urnes à modifier ses plans et ses priorités (même lorsqu’il assure « garder le cap », comme si reconnaître une influence extérieure diminuait son autorité). Les réflexions sur les « communs » expriment un attachement citoyen à « une institution du collectif, ni étatique ni privée ».
Il faudrait aussi s’attarder sur le rôle de la presse. La lutte pour son indépendance vis-à-vis de la parole officielle comme des « puissances de l’argent » est permanente. Les réseaux sociaux ont pris une place déterminante dans nos manières de nous associer ou de nous haïr. Plus que toute autre activité, ils sont bénéfiques et maléfiques, formidables et pathogènes. Beaucoup réclament aujourd’hui une meilleure régulation de leurs usages et les pouvoirs publics, européens notamment, cherchent à légiférer autant pour protéger les utilisateurs que pour collecter équitablement l’impôt sur les sociétés.
Il faudrait analyser le rôle des partis politiques (mal-en-point), des think tanks, des fondations, des organisations syndicales et patronales, qui elles participent aux élections professionnelles et ont la capacité à négocier (voir dans Metis « Les syndicats, un corps intermédiaire pas comme les autres ? », juin 2019). Rien de tout cela n’est étranger à la démocratie. Chacune des trois sphères décrites par Pierre Rosanvallon a besoin des deux autres. La notion usuelle de « corps intermédiaires » (voir dans Metis « Les corps intermédiaires, quèsaco ? », mai 2019) rend d’ailleurs bien mal compte de la complexité des interactions entre elles, systémiques plutôt que hiérarchiques.
L’expérience de Michel WeilI au Conseil économique, social et environnemental Rhône-Alpes (voir dans Metis « Témoignage : 10 ans au CESER Rhône-Alpes », mai 2019) montre comment une consultative réunissant les représentants de « la société civile organisée » peut influencer les décisions d’une Assemblée élue, en l’occurrence le Conseil régional, incuber des projets concrets au service de l’industrie et de la recherche et construire une vision consensuelle de ce que peut être une agriculture et une alimentation de qualité dans une des plus grandes régions de France. Qui peut dire que c’est inutile ? Et qui peut dire que cela n’est pas « démocratique » ?
Organiser la défiance
Dans cet ensemble, Pierre Rosanvallon définit la fonction de la contre-démocratie comme ce qui « organise la défiance ». Formule étonnante qui mérite quelques explications.
L’organisation de la défiance n’est pas un mal nécessaire, une concession à la liberté d’expression. En mettant constamment à l’épreuve le gouvernement en place, les multiples expressions de la société civile sont « un élément constituant du pouvoir ». Ils tendent sans doute à « complexifier la représentation » comme l’explique Michel Weill, mais ils ne sont pas responsables de la défiance. Elle les précède.
Dans Le Bon gouvernement (2015), Pierre Rosanvallon, parle d’une « démocratie d’autorisation ». Pendant la durée de leur mandat, les gouvernants sont « autorisés » à gouverner, mais l’élection « produit plus de désenchantement et de colère que de confiance ». Ce moment pendant lequel légitimité et confiance se superposent a trouvé un nom, c’est « l’état de grâce ». On sait qu’il est très court. Il en a d’ailleurs toujours été ainsi et il n’y a jamais eu d’âge d’or de la démocratie. Pour Benjamin Constant toute bonne Constitution est « un acte de défiance ». Le risque n’est pas dans la pluralité des objections formulées, mais bien dans la répression des expressions de défiance. La seule opposition au pouvoir se trouve alors sur les places, les ronds-points, dans la rue, sur internet, dans l’insurrection.
Les démocraties illibérales assimilent les débats, controverses, délibérations, « cette complexification de la représentation », à une perte de temps et d’efficacité, un signe de faiblesse. Elles mythifient le moment de la décision et l’individu exceptionnel seul capable de les prendre. Il faut conclure des deal, n’est-ce pas ! Dans Récidive, 1938 (2019), Michaël Foessel note que par aversion pour le Front populaire, des responsables politiques réclamaient que le gouvernement se libère de l’influence « des partis, des fonctionnaires et des syndicalistes ». Daladier lui-même, longtemps allié de Léon Blum, déclare qu’il n’est plus tolérable que « notre pays s’attarde en des controverses qui compromettent son avenir ». Pour la majorité, en cette année 1938, face à l’Allemagne et à l’Italie, « il est temps que les Français renouent avec le sens de l’effort », « La classe ouvrière s’est trop installée dans les loisirs ». L’heure est à « la remise au travail » et aux « pleins pouvoirs ». Avec les résultats que l’on sait.
Un art de vivre
Au final, la supériorité des démocraties libérales ne tient ni à ses seules performances économiques ni à la sophistication des procédures électorales. C’est un tout qui a besoin de la vitalité et de l’autonomie de chacune de ses composantes pour organiser la vie de la cité et surmonter au mieux les crises et les mouvements de l’histoire. Les corps intermédiaires et tout ce qui s’y rapporte ont un rôle essentiel de contributeurs, de producteurs d’idées et de normes communes, d’organisateur de la délibération, d’influence, d’alerte et de contre-pouvoir. Comme l’oxygène, on se rend compte de leur valeur lorsqu’on en manque. La légitimité des institutions et des élus, les multiples expressions de confiance, mais aussi de défiance, de critique et d’opposition, la formulation d’un horizon de sens et de valeurs, sont également nécessaires pour gouverner. Elles ne sont pas de même nature. Elles font politiquement système, et cela s’appelle la démocratie, à la fois régime politique et société, mode de gouvernement et art de vivre ensemble. Et notre bien le plus précieux.
Pour aller plus loin
– Pierre Rosanvallon. La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance. Seuil 2006 et Le Bon gouvernement. Seuil 2015
– Yascha Mounk. Le Peuple contre la démocratie. Editions de l’Observatoire 2018
– Michaël Foessel. 1938. PUF 2019
– Michela Marzano. Le contrat De défiance. Grasset 2010
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