Axel Honneth publie aujourd’hui Le souverain laborieux, pour une théorie normative du travail. Après la publication en 1992 de La lutte pour la reconnaissance, l’idée que chacun a besoin du regard des autres pour apprécier sa propre valeur et agir avec suffisamment d’estime de soi, que ce soit dans la sphère affective, dans celle du droit ou professionnellement, s’impose dans les débats à propos du travail. Dans son nouvel ouvrage, le philosophe et sociologue, élève de Jürgen Habermas, enseignant à Francfort, Berlin et New York, explore les liens, ou plutôt le fossé existant entre nos pratiques dans la sphère politique et dans celle du travail. Une réflexion salutaire.
Le livre est issu de travaux de recherches, de conférences et de séminaires menés aux Etats-Unis et en Allemagne entre 2018 et 2021. Il en garde l’architecture, alternant chapitres descriptifs ou propositionnels, un important « interlude historique » et deux digressions plus conceptuelles.
Un but supérieur
Dans le premier chapitre, Axel Honneth justifie le choix de mener la critique des conditions de travail du point de vue d’un but supérieur, celui de « l’intégration de toutes les citoyennes et de tous les citoyens dans la formation de la volonté politique ». L’auteur enracine son analyse dans l’organisation concrète de l’activité : « Les tâches interconnectées [… ] doivent satisfaire à la condition normative de fournir à tous les employés la mesure de confiance en soi, de savoir, de dignité nécessaire pour pouvoir participer sans honte ni angoisse à la formation de l’opinion au niveau de l’ensemble de la société ». C’est au travail, encore plus qu’à l’école, que peuvent s’imposer « des schémas comportementaux bénéfiques, c’est-à-dire coopératifs, ou au contraire néfastes, c’est-à-dire égocentriques ».
Les critiques des conditions de travail menées au nom de la lutte contre l’aliénation, qui met l’accent sur l’autoréalisation individuelle et la quête de sens, ou pour l’autonomie, qui voit dans le salariat et la liberté contractuelle la promesse de la fin de toute domination arbitraire, doivent selon lui s’intégrer dans celle pour une participation effective « à la formation sociale de la volonté, en conformité avec l’idée d’une citoyenneté active ». Les réformes doivent tenir compte de ce qui est perçu comme le plus préjudiciable à la capacité de participation démocratique des individus. Elles « devront viser prioritairement soit la qualité des contenus du travail, soit le manque de codétermination, soit la faiblesse des rémunérations, soit le manque de reconnaissance, voire seulement la durée de la journée de travail ».
Tout en reconnaissant qu’il n’est pas concevable de transposer directement à la sphère du travail le mode de fonctionnement de la démocratie politique, Axel Honneth pointe précisément « les différentes facettes à travers lesquelles l’exercice d’une activité est susceptible d’affecter la capacité du travailleur à prendre part à la vie démocratique ». La première de ces dimensions requises est que le travail assure l’indépendance économique, ce qui signifie non seulement un niveau de revenu assuré et suffisant (en valeur absolue et pas seulement en comparaison avec d’autres niveaux de revenu), mais aussi une capacité réelle de négociation relativement aux conditions de travail. La précarité est préjudiciable à la participation à la « formation démocratique de la volonté ». Celle-ci présuppose également du temps hors travail. Elle requiert « un certain degré d’estime de soi, un sentiment de sa propre valeur ». On retrouve ici l’un des thèmes que l’auteur a mis en avant dans ces travaux antérieurs. Le travail peut permettre de se familiariser avec les pratiques de la coopération démocratique au cours desquelles chacun voit « ses idées compter et être prises en considération dans les décisions organisationnelles ». Il peut à l’inverse encourager « les rapports concurrentiels, l’esprit d’obéissance et la servilité ». Enfin, dernier élément, la « portée et la densité intellectuelles de la tâche à exécuter influencent la capacité de l’individu à participer à la vie démocratique ». L’auteur établit un lien entre « la mécanisation croissante du travail et la capacité déclinante des travailleurs à participer à la vie sociale ».
La division du travail
Le survol historique des évolutions des emplois, artisanaux, agricoles, industriels, indépendants, à domicile dans le cadre du travail à façon, de services, de bureaux, domestiques, depuis le 19e siècle, est une partie très intéressante. Axel Honneth met en rapport la réalité, y compris quantitative, du travail dans chacun des domaines, avec l’attention qui lui est portée. Il faut attendre Max Weber pour que les employés apparaissent, mais il ignore les services à la personne. Après la Première Guerre mondiale, et à cause d’elle, les activités de soins et le travail domestique qui, dans les foyers bourgeois, est de moins en moins assuré par le « personnel de maison », deviennent visibles. Les conceptions du travail évoluent. Il ne s’agit plus de fabriquer des objets dans lesquels chacun peut reconnaître ses propres capacités et « se contempler dans un monde de sa création ». Les tâches socialement nécessaires visent aussi le soin, le conseil, l’enseignement, les tâches administratives. La définition de leur valeur respective peut être discutée, réévaluée. On se souvient des « métiers essentiels » pendant le confinement et la pandémie de Covid.
Tout au long du livre, Axel Honneth insiste sur le concept de « division du travail ». Il signifie que nous devons toujours prendre en compte, non pas le poste de travail individuel et les tâches particulières, mais « la manière dont les différentes activités s’articulent les unes aux autres ». Cette division sociale du travail existe à deux niveaux, d’une part la différenciation de branches entières d’activités et d’autre part « la distinction des activités au sein des unités opérationnelles et administratives ». L’une concerne l’ensemble de la société, l’autre la division interne aux entreprises privées ou services publics.
Cette division sociale du travail ne doit pas être pensée comme biologiquement, héréditairement ou technologiquement déterminée. Le choix d’une profession ne peut pas non plus être considéré comme le seul résultat « d’une somme de libres décisions ». Les formes que cette division du travail prend sont toujours, de ce fait, amendables. Elles sont l’objet de combats politiques. On pense bien sûr aux luttes des femmes pour l’égalité dans l’accès aux emplois, à toutes les professions et responsabilités, et pour une égale rémunération.
Les frontières entre domaines d’activités font elles aussi l’objet de conflits permanents et de réajustements. Dans le secteur de la santé par exemple, ce que fait une infirmière, un pharmacien, une sage-femme, un médecin, un médecin spécialisé, est constamment l’objet de débats. Chacun s’efforce d’étendre son domaine d’action « afin de lui donner un caractère plus stimulant, moins monotone, mais aussi de le revaloriser financièrement ».
Une perspective politique
Dans la dernière partie du livre, intitulée « Une perspective politique : la lutte pour le travail social », Axel Honneth explore les « conditions de travail permettant à tous les actifs -salariés ou non- de participer activement à la formation de la volonté politique », autrement dit de « réduire voire, si possible, supprimer tout à fait l’écart existant entre la sphère du travail et celle de la pratique démocratique ».
Il s’oppose à toute idée d’un revenu de base inconditionnel qui risque de nous détourner des réformes dans l’organisation même du travail. Seul le travail peut « éveiller chez les membres de la société la conscience d’une responsabilité commune ». Axel Honneth passe en revue les alternatives possibles au marché du travail tel qu’il est organisé actuellement. Les coopératives en sont une. La loi française de 2014 qui favorise la pérennisation par les salariés organisés en coopérative d’une entreprise en difficulté « mérite à cet égard d’être mentionnée tout particulièrement ». Mais le faible nombre de coopératives, leur peu d’influence globale, les tensions entre ces entreprises autogérées et les « contraintes de la rentabilité capitaliste », ainsi que les risques d’un « auto-enfermement social », en limitent l’impact. Il cite rapidement les travaux de Erik Olin Wright analysant diverses initiatives expérimentales dans son livre Utopies réelles (voir la note dans Metis).
Il explore l’hypothèse d’un service social obligatoire sur le modèle abandonné du service militaire. On pense au service civique en France, même s’il ne le cite pas. Il voit dans ce qui serait une « obligation de servir l’Etat » pendant une durée déterminée, à la fois une solution pour assurer certains types d’activités nécessaires à la société, une contribution à la cohésion démocratique, une occasion de se familiariser à un domaine d’activité inédit et de s’ouvrir à d’autres milieux sociaux que le sien. On peut s’interroger sur l’acceptabilité de la période envisagée « une ou deux années ».
Le dernier chapitre est consacré aux perspectives à l’intérieur même du marché du travail et aux améliorations à apporter pour que les salariés « éprouvent déjà sur le lieu de travail le sentiment d’être des membres à part entière d’une entité collective démocratique ». Il reprend essentiellement en les développant les éléments présentés au début du livre. Un revenu suffisant, un droit de regard sur les termes du contrat, des limites au temps de travail, des mesures pour écarter le risque d’épuisement mental, la reconnaissance symbolique et financière de l’activité (l’estime de soi est liée à cette reconnaissance et au sentiment d’être digne des éloges), la valorisation des secteurs professionnels aujourd’hui « invisibles », l’enrichissement de l’activité et des métiers. Il cite la brève expérience des « îlots de travail » mis en place dans les années 1970/80 dans l’industrie automobile qui permettaient « aux salariés concernés de décider collectivement, en interne, des modalités de déroulement et de rythme de leur activité ». Ces pratiques de coopération, même restreintes, sont « plus utiles à la démocratie que le travail à la chaîne, à un pupitre de commande ou au sein d’un service de nettoyage accompli dans un parfait isolement et surveillé au moyen de l’électronique ».
Sur tous ces sujets, il note une sensible régression, les organisations syndicales ayant elles-mêmes tendance à se focaliser sur les rémunérations et le temps de travail. Il attire l’attention sur « les petits actes de résistance à bas bruit qui se déroulent jour après jour sur le lieu de travail ». Mais globalement tout élan utopique fait défaut, l’époque étant « sans énergie », incapable de nourrir des « visions encourageantes de l’avenir ». L’indignation, les protestations, la volonté de défendre sa dignité existent, mais « c’est un climat fait de résignation angoissée et d’acceptation tacite qui semble régner sur le monde du travail dans son ensemble ».
Mon propos en conclusion n’est pas de discuter du bien-fondé de ce pessimisme. La réflexion pour transformer les conditions et la division du travail au profit d’un « apprentissage en acte de la mentalité démocratique » est de toute façon bienvenue au moment où nos sociétés démocratiques tremblent et doutent d’elles-mêmes. Les organisations du travail, privées et publiques, cherchent à intégrer massivement les technologies existantes. Est-il possible de le faire sans rien lâcher, ni sur la performance économique ni sur l’engagement de salariés en quête de sens et de qualité ? Cela se fera-t-il au service d’une humanisation et d’une démocratisation – et d’une écologisation, est-on tenté d’ajouter- de l’économie, stimulant chez ceux qui sont aussi des citoyennes et des citoyens « les capacités cognitives et la confiance psychique pour participer effectivement à la formation sociale de la volonté » ? Ou à leur détriment en accentuant « le devenir machinique du monde » ?
La formation à la citoyenneté est le plus souvent pensée comme le domaine réservé de l’école ou comme une des vertus des engagements associatifs. Les acteurs de l’éducation populaire ont revendiqué cette fonction au bénéfice de la « communauté démocratique ». Quant à la démocratie, elle est généralement définie par ses institutions et ses procédures de représentation. Les dirigeants en place veillent sur elles. Du moins en règle générale et pourvu qu’elles ne leur soient pas trop défavorables. C’est vrai dans le domaine politique comme économique. Le parti pris d’Axel Honneth est plus original et complémentaire. Il met le doigt sur le fossé qui existe et se creuse entre deux sphères essentielles de nos sociétés, régies par des règles, des pratiques et des idéaux différents, voire opposés. La réflexion peut maintenant être menée en liant l’ensemble de ces paramètres sociaux, moraux, économiques, politiques… Vaste chantier. A suivre !
Pour aller plus loin
- https://laviedesidees.fr/A-propos-de-la-Societe-du-mepris
- Joëlle Zask : https://www.metiseurope.eu/2017/01/07/dmocratie-et-lopin-de-terre/
- Eik Olin Wright : https://www.metiseurope.eu/2018/01/26/utopies-relles/
- https://www.metiseurope.eu/2016/01/31/homo-democraticus-contre-homo-economicus/
- La lutte pour la reconnaissance : https://www.gallimard.fr/catalogue/la-lutte-pour-la-reconnaissance/9782070443574
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