Plusieurs articles récents dans Metis, ainsi qu’une excellente vidéo humoristique, posent à propos du « mouvement des entreprises libérées » la question essentielle des relations managériales et de l’autonomie au travail. Lors de la diffusion du documentaire « Le Bonheur au travail » j’avais publié un commentaire mi-chèvre mi-choux sur la présentation qui en était faite. Sans être certain que nous ayons affaire à un véritable mouvement – le nombre d’entreprises concernées est limité et elles sont très diverses -, je voudrais en interroger un autre aspect, celui de la communauté de travail, égalitaire, pacifiée et harmonieuse qu’elles prétendent réaliser et qui serait la condition du bonheur promis.
Bien s’organiser
Les tenants des « entreprises libérées » ne raisonnent pas organigramme contre organigramme, pyramide contre réseaux, structure matricielle contre râteau, Business Unit contre centralisme, etc. Ils cherchent à fonder leurs organisations sur une vision de l’homme, une « philosophie », des valeurs plutôt que sur des recettes, des techniques ou des schémas. On y parle plus du bonheur de travailler et d’être ensemble que de performance organisationnelle. Ça nous rend spontanément plutôt dubitatif et un tantinet méfiant. Mais c’est aussi ce qui les rend séduisantes.
Cela les rapproche d’autres mouvements, les Sociétés à Objet social étendu (SOSE), les Benefits Corporations (B Corp), dont Nature et Découvertes, Ben & Jerry’s ou encore Patagonia, les Flexible Purpose Corporation (FPC), les entreprises qui se revendiquent de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS), les Sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), qui chacune à sa manière, contestent la réduction des entreprises à leurs objectifs utilitaires et financiers. Les entreprises libérées ont une particularité, elles s’intéressent d’abord aux salariés et à leur travail. Ce qu’elles veulent changer en premier, ce sont les organisations et le management alors que d’autres commencent par les objectifs, la gouvernance et les statuts.
Comme toute organisation soucieuse d’efficacité, les entreprises libérées cherchent à obtenir l’engagement des individus et simultanément à « les mettre en ligne », à en faire un collectif unifié au service des objectifs de l’organisation. Leur réponse originale fait la part belle à la relation directe entre le dirigeant et les salariés. Ceux qui risquent d’interférer et de brouiller cette relation, les managers et les syndicalistes, sont suspects et le plus souvent proscrits et éliminés.
Prendre part versus appartenir
« Les Américains et les Canadiens définissent la communauté par des processus de partage, de mise en commun, de communication, et ce sur la base d’une coopération entre des individus qui se perçoivent les uns les autres comme singuliers et se savent potentiellement en désaccord. Dans une myriade de situations, ils utilisent le dispositif de la communauté pour régler des conflits. En France, on associe l’idée de communauté à des groupes pacifiés et à des postures telles l’adhésion, l’allégeance, un certain sacrifice de l’individualité et une soumission constante aux règles du groupe. »
Je tire cette citation du livre de Joëlle Zask « Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation » (Du même auteur et sur des sujets très proches : « Introduction à John Dewey ». Mon article dans la revue Cadres de décembre 2015) Elle poursuit en distinguant le premier cas, où on « prend part » à la communauté, ce qui signifie un engagement personnel, et la « conviction que l’influence du groupe sur le sujet n’éliminera pas l’influence du sujet sur le groupe », et le second cas, où on« fait partie », on « appartient » à une communauté, considérée comme un tout unifié « une totalité devant laquelle on ne peut que se prosterner ».
L’expérience vécue n’est pas la même
Selon le type de communauté auquel on a affaire, l’expérience vécue n’est pas la même. Dans un cas, il y a une « transaction » entre la personne et son milieu d’une nature telle que l’un et l’autre se transforment mutuellement. C’est à cette condition que celui qui « prend part » vit une expérience de soi constructive, au cours de laquelle il acquiert des qualités nouvelles et « contracte l’habitude de la liberté et s’y attache indéfectiblement» (Joëlle Zask). Grâce à sa contribution personnelle, chacun vit l’expérience d’une socialisation conçue comme une « opportunité d’auto-développement » et la possibilité de conjuguer progrès professionnel et processus d’autonomie et in fine d’émancipation. L’autonomie n’est pas celle qui est octroyée -et encadrée-, elle est celle que nous nous sentons capable de mettre en œuvre et d’assumer, engagés que nous sommes dans un processus qui nous rend de plus en plus capable.
Dans l’autre, il y a adaptation de l’individu à l’organisation. Il en fait partie ou, s’il n’est pas conforme, en est rejeté. Le consensus n’est pas un résultat possible et souhaitable, il est obligatoire. On sait la difficulté à exprimer des désaccords lorsque d’une manière ou d’une autre le point de vue majoritaire devient le seul point de vue admis. Le résultat est l’uniformité et l’homogénéité qui s’obtiennent toujours simultanément d’un côté par la mise en conformité et de l’autre par l’exclusion. Le documentaire « Le bonheur au travail » était explicite sur ce point. Les salariés, managers ou non, qui n’adhérent pas aux valeurs de l’entreprise, qui n’y trouve pas leur bonheur, doivent la quitter.
Le consensus : une obligation ou un objectif ?
Dans le premier cas l’engagement, la coopération, l’unité, l’intelligence collective, sont dépendants de la possibilité de « prendre part » et de « prendre part » également à des débats, à des « disputes », à des conflits. Il ne s’agit pas de célébrer l’affrontement pour l’affrontement et les postures d’opposant systématique. Il s’agit de reconnaître que dans ces controverses aucune des parties n’a à elle seule la solution ou la vérité et que c’est l’absence de « la » solution universelle et définitive qui pousse à créer, à imaginer des solutions adéquates, à faire ce « que la situation requiert au moment opportun ». L’unité est un objectif permanent autour duquel s’organisent les arrangements, les compromis, les procédures du débat et de l’accord. Le dirigeant y travaille en craignant autant la désorganisation que le conformisme.
De l’autre côté, l’idéal de la communauté comme « groupe pacifié », ayant une unité postulée, une « identité », et dans laquelle il importe de supprimer les possibilités de désaccords (y compris par l’exclusion), renvoie à la nostalgie du « paradis perdu » ou à l’utopie de la « fin de l’histoire » (cf Francis Fukuyama). Les contributions individuelles sont bien sûr également requises, mais sans souci du développement des personnes.
L’entreprise et la démocratie
Cette opposition entre deux façons de « faire communauté » ne concerne pas seulement la vie professionnelle et les entreprises. Le débat traverse les sociétés démocratiques. La démocratie met en scène le dissensus et la délibération comme voie longue pour le règlement des conflits afin que nous puissions « vivre ensemble » dans le respect de notre diversité et des points de vue minoritaires. Il arrive que l’incertitude inhérente à la voie démocratique provoque de la nostalgie pour une unité originelle du corps social, d’autant plus séduisante qu’elle est fantasmée. C’est l’honneur des démocraties de ne pas céder à cette nostalgie et aux appels à la pureté d’identités définies une fois pour toutes. Bien sûr, l’entreprise, petite ou grande, n’a pas à être gouvernée démocratiquement. Mais elle ne peut pas non plus ignorer les aspirations et le mode de vie de ses membres, qui eux sont démocratiques. Le discours des tenants des « entreprises libérées » est imprégné de valeurs et de postulats démocratiques. Ils s’opposent au taylorisme, aux hiérarchies rigides, aux procédures imposées. On s’en réjouit.
Leur faiblesse est d’oublier que ces valeurs ont besoin de supports institutionnels pour les discuter, analyser leurs conséquences concrètes pour toutes les parties prenantes et protéger ceux qui alerteraient sur les dysfonctionnements ou les entorses aux règles déontologiques. Elles ont besoin de ce que Pierre Rosanvallon appelle la contre-démocratie. Dans son livre « La contre-démocratie », il y étudie l’institution de la confiance et de son corollaire « l’expression sociale de la défiance » (lire également la recension de son dernier livre « Le bon gouvernement », Metis décembre 2015). Sans ces lieux de délibération, sans contre-pouvoirs -syndical ou autre, les pouvoirs animés des intentions les plus démocratiques, se transforment vite en oligarchie, en paternalisme, en culte de personnes exceptionnelles, en une nouvelle aristocratie qui se sent investie d’une mission historique et s’imagine seule en mesure de faire le bonheur de ceux dont elle exige l’allégeance et qu’elle infantilise en pensant les émanciper. Les entreprises libérées, ne serait-ce que par le choix de ce qualificatif, ne proposent pas seulement d’un nouveau modèle d’organisation, un réglage un peu différent du couple autonomie / hiérarchie. Elles mobilisent des valeurs, une vision de l’homme et des organisations. Elles s’adressent à l’homo democraticus.
La barre est haute. Il ne faudrait pas qu’on quitte le monde stérile des recettes et de l’obéissance, pour entrer dans celui des faux-semblants, de la rhétorique démocratique dissimulant un nouveau paternalisme ou la croyance dans des hiérarchies « naturelles ». La question du management, à la croisée de la performance des organisations, du professionnalisme et de l’émancipation, mérite mieux que ça.
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