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par Pierre Tartakowsky

Le 1er novembre 2006, les représentants de 360 syndicats issus de 150 pays se réunissaient à Vienne pour fonder la confédération internationale syndicale (CSI). Cet acte fondateur d’une nouvelle internationale syndicale étant posé, les suites restent à écrire. Pour échapper au poids des échecs passés, dépasser le bilan d’échec qu’a tiré l’ex confédération internationale des syndicats libres (CISL) de son activité, pour tenir ses promesses, elle va devoir innover. Car devenir autre chose qu’une structure de sommet lui impose quatre défis décisifs, étroitement dépendants les uns des autres.

 

Manager la diversité syndicale

 

src=http://metiseurope.eu/content/img/guy_ryder.jpgLe premier – mais il n’y a là aucune hiérarchie de valeur ou de chronologie – renvoie à la capacité dont elle va faire preuve pour gérer dans le temps sa diversité et son développement. Le principe qui a présidé à sa naissance a été celui de l’ouverture, d’une structure inclusive. Le principe va de soi, mais les réalités nationales sont têtues et souvent conflictuelles. Elles risquent de se manifester à chaque demande nouvelle d’adhésion, toujours accompagnées de querelles anciennes, d’enjeux parfois abscons. Plus les procédures d’adhésion seront lentes et plus le « vieil homme » reprendra d’ascendant dans les pratiques… Elles constitueront donc un bon élément d’appréciation de la capacité que la CSI va – ou non – déployer à se structurer en combinant ouverture, démocratie, dynamisme ; d’autant que, pour l’heure, la « Constitution » de la CSI se ramène à trois éléments forts : son programme d’action, ses statuts et… Guy Ryder, son leader et ex-secrétaire général de la CISL. L’articulation de ces trois éléments – avec l’ensemble de ce qui constitue une structure de ce type – reste à construire.

 

Restructurer la négociation pour rendre actrices les OS territoriales

Le second défi touche à la question centrale pour tout acteur syndical de la négociation collective, en l’occurrence à échelle mondiale. A ce niveau, les expériences sont encore peu nombreuses ; nombre d’entreprises multinationales adoptent des « certifications privées » (social accountability), qui ne relèvent que du volontariat et de l’auto contrôle. Beaucoup plus intéressants mais relativement peu nombreux, les accords cadres internationaux, négociés par les partenaires sociaux et dont le contenu se réfère aux normes de l’OIT. Ces accords cadres renvoient à des réalités sociales et conventionnelles différenciées. Mais comment sont-ils négociés ? Lors du congrès de Chicago de l’Uni, Michel Muller, Président de l’internationale graphique avait mis en exergue l’accord conquis de haute lutte avec la multinationale Quebecor, en prenant soin de souligner à quel point, tout au long du processus d’élaboration et de négociation, il avait été vital d’associer les organisations nationales. Cette insistance dénonçait en creux des tentations « verticales » à l’œuvre. Désireux d’aller vite, parfois pour s’imposer comme seul interlocuteur valable au détriment d’autres structures syndicales, certains responsables internationaux se lancent en effet parfois dans une « course à la signature », considérant que mieux vaut un mauvais accord qu’un vide contractuel souvent synonyme du pire en matière de droit social et de droits de l’homme.

 

Le problème est que cette vision stratégique peut déboucher sur des résultats mièvres – par exemple la simple reprise des conventions internationales – et sur des frustrations non négligeables. Par exemple lorsque des organisations nationales découvrent que leur internationale à négocié et déjà signé un accord par dessus leur tête.

 

Simples querelles relevant de Clochemerle ? Certainement pas ; c’est bien la qualité de l’accord qui se trouve en cause et sa pertinence. A l’heure actuelle, nombre d’entre eux sont conçus et signés par les organisations syndicales de la maison mère, souvent en Europe. Leur contenu correspond donc spontanément à des traditions de dialogue social très spécifiques et très éloignées des réalités de l’Europe du sud, à fortiori des Sud de l’Europe…

 

Comment aboutir à un degré d’homogénéisation et de souplesse qui confère à ce type d’accord une pertinence globale ? De toute évidence, en y associant le maximum de syndicats d’entreprise et non en « dégainant » le plus vite comme cela à pu se produire chez Ikéa, Carrefour, Telefonica…

 

C’est d’autant plus important si l’on veut que cette concertation internationale porte également sur l’épineux problème des entreprises sous traitantes, non syndicalisées la plupart du temps. Or cette dimension est cruciale : un accord cadre n’ayant pas d’effectivité chez les sous traitants n’est qu’une coquille vide, un faux semblant. Enfin, cela peut faire la différence entre une situation de « privilège », sorte d’exception cantonnée à la multinationale dans laquelle elle s’exerce, et une situation de « diffusion » – les acquis, démocratiques, économiques, sociaux – fonctionnant au contraire sur un mode de contamination du système social environnant, de ses codes, procédures, lois, pour s’étendre aux entreprises sous traitantes, à la branche, pour finalement, faire norme.

 

Maîtriser, coordonner ces processus compliqués de négociations s’avère donc un enjeu vital pour la CSI, dans la mesure où ils constituent l’une des « lignes de front » sur lesquelles il est possible de mettre en échec la concurrence mondiale des travailleurs entre eux. Faire vivre une négociation de ce type suppose corrélativement de prendre à bras le corps les questions économiques et exclut toute sorte de repli sur les seuls enjeux sociaux et environnementaux. Le développement durable, sera négocié économiquement par des partenaires sociaux ou ne sera pas…

 

Construire la synergie professionnel interprofessionnel pour dégager l’intérêt syndical général

 

Parce que ces accords se négocient sur le terrain professionnel, celui-ci devient par excellence le terrain sur lequel la CSI fera – ou non – preuve de sa capacité à faciliter, coordonner, homogénéiser des processus d’avancées sociales. De même, à structurer des rapports de forces pour les accompagner et imposer leurs négociations avec les multinationales. Une large part de cette dimension de son activité réside dans les rapports qu’elle va – ou non – construire avec les Fédérations syndicales internationales (FSI). Super syndicats de branche à l’échelon international, les FSI existent de longue date et se montrent jalouses de leurs prérogatives, notamment en matière de négociations. Regroupées depuis quelques années au sein de Global Unions, elles comptent parmi elles des acteurs particulièrement actifs, militants. Pour autant, elles vivent une crise qui s’enracine dans leurs identités professionnelles, mises à mal par les nouvelles organisations du travail, au plan de l’entreprise comme au plan mondial, la modification de leurs champs de syndicalisation et l’obsolescence de structures organisées autour de conventions collectives dépassées. Ces mutations sont également territoriales et impliquent de nouvelles coopérations entre structures professionnelles et structures interprofessionnelles, sauf à choisir une stratégie strictement corporatiste. Une véritable gageure pour des cultures syndicales qui n’ont pas toutes, loin s’en faut, la même approche du métier, de la fédération, du hors entreprise… Pour le moment, cette question est résolue au sein de la CSI par une reconnaissance réciproque et la juxtaposition de structures. La CSI de son côté, travaille avec, d’un autre côté, le Conseil des Global Unions. Chacun chez soi… Si c’est un début, il peut être prometteur ; permettre d’articuler les volets divers d’un dossier, de procéder à des arbitrages, de lier revendications et projets industriels – l’automobile par exemple – ou « sociétaux » – les flux migratoires – et ce faisant, faciliter le dépassement du « chacun pour soi » national et professionnel qui caractérise encore trop souvent la posture syndicale.

 

Mais est-ce bien un début ? Une nouvelle architecture syndicale, de toute évidence nécessaire, verra-t-elle le jour ? Le travail effectué autour de la directive Reach, qui a vu s’opérer des convergences entre organisations syndicales d’une part, entre organisations syndicales et mouvement associatif d’autre part, indique l’ampleur des changements en cours. Reste le poids des pesanteurs structurelles… Lors d’une des dernières réunions du TUAC, il a été réaffirmé que les FSI entendaient bien garder la main sur le champ de la négociation.

 

Les rapports avec les structures régionales existantes sont également à construire. Rayonnant sur des continents, elles constituent un terrain privilégié d’intégration pour les nouvelles affiliations et un niveau de réflexion pertinent pour dégager des propositions à la fois globales et pertinentes aux besoins et capacités continentales. Cette capacité d’inclusion et d’homogénéisation va exiger beaucoup d’horizontalité dans les rapports, et l’abandon à la fois de routines et de préventions. Car les rendez-vous à venir exigent plus de réactivité, plus de pertinence, c’est à dire de souplesse et d’ouverture à la diversité des situations et des acteurs. Si elle s’opère, cette véritable révolution culturelle ne se fera pas en un jour. Reste qu’elle constitue un passage obligé pour la CSI si elle veut réellement peser sur les acteurs de la gouvernance mondiale et infléchir leurs décisions.

 

Faire émerger une alter gouvernance mondiale

 

C’est le quatrième défi majeur. Son programme d’action montre que la CSI en est consciente : « le congrès donne mandat à la CSI d’organiser une Journée d’action mondiale afin de réclamer une action internationale immédiate pour formuler et mettre en oeuvre l’agenda d’une nouvelle mondialisation… ». Si l’orientation est claire, les processus d’action restent à définir ; en fait, pour le moment, la confédération fonctionne sur les structures dont elle a hérité : elle ne s’est pas encore dotée de structures de travail ad hoc. Dans ces conditions et jusqu’à ce que cela change, vieux réflexes et vieilles connivences risquent de prédominer dans les rapports avec les institutions internationales. Or, dans ce domaine, le bilan des dernières années est dramatiquement faible, particulièrement vis-à-vis des promoteurs de la mondialisation libérale que sont le FMI, l’OMC et dans une moindre mesure, la Banque mondiale. Les plans d’ajustements structurels n’ont pas trouvé de riposte au niveau qu’ils méritent ; le système de la dette, bien que discrédité, perdure ; les cycles de libéralisation commerciale ont été négociés sans que le syndicalisme ait pu imposer ni la question sociale ni la question démocratique. Ce double enjeu, capital pour une organisation qui ambitionne de peser sur les affaires du monde, a été renvoyé à un round ultérieur, en cas de « succès »…

 

Si la CSI devait en rester aux pratiques de lobbying qui ont caractérisé la CISL et la CMT dans leurs relations avec ces institutions internationales, il y a fort à parier qu’elle obtiendrait des résultats similaires. Adopter une autre posture suppose évidemment une « mise en mouvement » de l’ensemble des forces syndicales concernées par les négociations de l’OMC. Et une réelle qualité de travail avec elles…

 

Ces quatre défis cernent les contours d’une ambition syndicale : tutoyer la mondialisation et peser sur sa conduite. Cela implique des bouleversements majeurs portant sur les structures, les procédures, les alliances, l’activité revendicative, tant dans sa définition que dans sa conduite… La CSI saura-t-elle les conduire ? L’expérience de la CES, avec ses limites et ses impuissances face aux réflexes de repli national, devrait l’y inciter. Mais si elle veut réussir, elle est condamnée à innover vite et fort. Le congrès de Vienne le reconnaît d’ailleurs, en tête de son programme : «Pour réussir, il doit adapter les méthodes de travail du mouvement syndical international aux défis posés et aux occasions offertes par la mondialisation, faire de l’action syndicale internationale une partie intégrante du travail des organisations syndicales nationales, et mobiliser l’action mondiale pour soutenir ses objectifs ». On ne saurait plus élégamment souligner ce paradoxe qui veut le meilleur allié de la CSI soit sans doute moins à chercher du côté de ses constituants que de celui de la mondialisation elle-même. /

 

Pierre Tartakowsky

 

Tables des sigles

AFL-CIO American federation of labour Confederation of industrial organizations
AIT Association internationale des travailleurs
CES Confédération européenne des syndicats
CISL Confédération internationale des syndicats libres
CMT Confédération mondiale du travail
CSI Confédération syndicale internationale
FSI Fédération syndicale internationale
TUAC Trade Union Advisory Committee

Un mouvement syndical international resté longtemps divisé

La Confédération syndicale internationale est née de la réunion de la confédération syndicale internationale des syndicats libres (CISL) et de la Confédération mondiale du travail (CMT) ainsi que des syndicats indépendants non affiliés parmi lesquels la CGT ou d’autres syndicats portugais, argentins… Elle met fin à la division du mouvement syndical international qui a pendant longtemps été marqué par la présence de trois grandes organisations.

La Confédération internationale des syndicats chrétiens, devenue ensuite CMT, (confédération mondiale du travail), a été fondée en 1920. Ses 30 millions de membres incarnent un courant syndical proche de l’Eglise. En France, par exemple, la CFTC a participé à la création de la CMT.

La Fédération syndicale mondiale (FSM) voit le jour en 1945 à Londres à l’initiative des syndicats britanniques, américains, soviétiques et français via la CGT. Mais la guerre froide va provoquer des divisions et le début d’un processus d’éclatement. En 1949, le Tuc britannique, les syndicats américains et Force Ouvrière qui vient de se séparer de la CGT, quittent la FSM. L’organisation est annexée par le mouvement communiste. Plus tard, ce sont la CGIL italienne et les CC.OO espagnole qui partent. La CGT l’a quittée en 1995 pour rejoindre la liste des syndicats indépendants.

La Confédération internationale des syndicats libres (CISL) a été créée en 1949 par les scissionnistes partis de la FSM. D’inspiration sociale démocrate, elle a rassemblé environ 155 millions de membres.

Conscients de la nécessité de se réunifier, les responsables de la CMT et de la CISL entament en 2000 un processus de rapprochement. A la veille du rassemblement à Vienne, les deux organisations ont procédé à leur auto-dissolution pour donner naissance à la CSI.

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