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Entretien avec Francis Ginsbourger, Directeur du développement du Cabinet atefo, chercheur associé au Centre de Gestion Scientifique de l’Ecole des Mines de Paris. Il est auteur de « Des services publics face aux violences – concevoir des organisations source de civilité », à paraître aux Editions de l’ANACT en mars 2008.

Vous êtes intervenu sur des relations agents/détenus de l’administration pénitentiaire, les conditions de travail de conducteurs de bus de transports urbains, des agents de la sécurité sociale, des services municipaux à l’enfance. Vous avez constaté partout des tensions, voire des violences entre agents et usagers des services publics. Quelles en sont les origines ?

Nous sommes dans une période paradoxale. D’un côté, on a une tendance lourde à la personnalisation et à la diversification des usages. De l’autre, les actes professionnels des agents publics sont de plus en plus formatés par des prescriptions définies en dehors d’eux, conçues à distance, loin des situations auxquelles ils sont confrontés. Cela les met dans des tensions identitaires fortes.
Standardiser et personnaliser est un défi que relèvent déjà les services marchands : ils se segmentent selon les clientèles, ils spécialisent et adaptent leurs prestations. Ils réservent les services de masse à la plupart et la personnalisation aux clients fortunés. Pour les services publics, c’est la quadrature du cercle. La segmentation des publics, la spécialisation des programmes ou des disciplines, l’adaptation des agents (donc de leurs compétences)…, sont des transformations peu compatibles avec la culture du service public. Elle les considère comme contraires aux principes d’égalité de traitement et d’indivisibilité. C’est pourquoi la conciliation de la standardisation et de la personnalisation repose finalement beaucoup sur les agents de première ligne. Les programmes, les règles et les dispositifs traitent de grandes masses. Ils préjugent de ce qui est « bon pour l’usager », ils obligent les agents à « faire accepter » aux usagers une prestation qu’ils ne considèrent pas adaptée. Dans l’incapacité d’élaborer eux-mêmes les compromis, les agents doivent s’abstraire de leur propre point de vue et faire passer pour « bon » ce qui ne l’est pas, voire même, ce qui est en contradiction avec leur propre appréciation, jusqu’à renier leurs propres valeurs !

Il y a là « souffrance », mais où est la « violence » que vous dénoncez ?

La violence est d’abord dans la carence des organisations vis-à-vis des agents puis dans la réaction des usagers pour obtenir un service personnalisé. Depuis un quart de siècle, des transformations fondamentales se sont produites, mais diffuses et paraissant n’être voulues par personne. Elles sont telles que les services publics manquent à leur tâche de « faire société » et favorisent des comportements dits « incivils ». Avec le principe d’égalité de traitement, le service public reposait sur un système de croyance équilibré. L’usager y apparaissait comme un être d’égalité sans singularité, et l’agent, comme un être indifférent aux différences. Or cette croyance -productrice de réalité- s’est fortement estompée au fil des ans. La forme industrielle de la productivité touche aujourd’hui bureaux de poste, trésoreries, hôpitaux, tribunaux… L’espace s’est réduit pour de possibles relations interpersonnelles. On oublie trop que ce qu’on appelle des « besoins » correspondent à des biens ou des services dont l’utilité sociale résulte de conventions. Or ils ne font plus l’objet d’une définition partagée. Les relations de services publics mettent aux prises des agents avec des personnes singulières dotées de capacités d’expression du « besoin » ou de leurs attentes qui sont très variables. Du coup, les usagers se voient souvent délivrer une prestation qu’ils n’ont pas contribué à définir. Mais à la différence essentielle des marchandises, un service public ne s’achète pas dans les mêmes termes. Il est à prendre ou à laisser. S’installe alors un rapport de type « client-fournisseur » entre agents et usagers, mais un rapport illégitime, biaisé. L’usager est disqualifié comme coproducteur du bien commun. Du coup, il demande ce qu’il considère comme son dû à l’agent, faisant de celui qui se vivait comme « rendant service à », quelqu’un « au service de ».

Ce sont des organisations défaillantes, dysfonctionnelles, incapables de produire des réponses adaptées et de rendre un service « attentionné » qui sont sources de violence. Des organisations à ce point distantes des usagers qu’elles mettent en question « la légitimité des institutions à incarner le bien commun ». L’incivilité voire la violence, de la part des usagers ainsi niés, gagne alors. Elle s’ajoute à la souffrance des agents proprement désarticulés entre les exigences de leur cadre professionnel et celles du public. C’est une carence d’action organisatrice, de prescription mutuelle, construite avec les usagers, qui expose à la violence les agents et les encadrants de première ligne.

Vous apportez de l’eau au moulin de la montée des « risques psychosociaux » dans la santé au travail s’agissant des agents du public pourtant a priori « abrités » ?

Le terme de « risques psycho-sociaux » me gêne. Cette récente « découverte », dans le sillage des apôtres de la souffrance au travail est alimentée par divers experts intéressés à fabriquer de nouvelles causes (consultants, préventeurs, avocats, magistrats …). Elle retient une attention excessive. Elle n’occupe cette place que par défaut de renouvellement d’une pensée critique de l’organisation. Les schémas « industrialistes » continuent en effet à imprégner massivement les pratiques d’organisation du travail, la gestion économique, ou le dialogue social. Les activités de service au public sont justement de celles qui requièrent d’autres grilles de lecture. Car ce sont des activités à prescription multiple. Encore faut-il resituer un idéal de la pluralité des prescriptions entre d’une part, les institutions et les citoyens-usagers et d’autre part, les formes de relations, dites professionnelles, entre les organisations et leurs agents. Comme si les agents des services publics n’avaient rien à dire à propos des besoins et attentes des usagers ! Comme si les relations professionnelles dans les services publics n’étaient pas une question politique qui intéresse la vie de la Cité.

Lorsque la Ville de Paris a eu l’idée de lancer des concertations de quartier pour mettre à plat les horaires des services publics municipaux pour l’enfance et réfléchir aux aménagements possibles en fonction des besoins des usagers (c’était en 2002), nous nous sommes aperçus que jamais ces professionnels ne s’étaient rencontrés au niveau d’un arrondissement ou d’un quartier. Jamais ils n’avaient eu l’occasion, ni d’échanger entre eux, ni de s’exprimer ensemble, alors qu’ils avaient une connaissance professionnelle très fine des problématiques des activités pour les enfants pendant que les parents travaillent. Dans une dizaine de quartiers pilotes, nous avons rassemblé ces professionnels sur une base de quartier, organisé le débat entre eux et avec les parents et leurs associations, en présence des élus politiques. Nous avons fait porter les débats sur la manière dont agents et usagers peuvent élaborer des compromis et coopérer quotidiennement.

Réduire durablement les tensions entre agents des services publics et usagers, ça n’est pas y mettre la police, pas plus que des psychologues pour prévenir des risques dits psycho-sociaux. C’est créer les conditions d’une réappropriation des services publics comme des lieux d’une coproduction très particulière en ce qu’elle défie les catégories de producteur et de consommateur. Le bien issu de leur interaction n’est imputable ni à l’un, ni à l’autre. Il est bien commun, justement.

Propos recueillis par Xavier Baron

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.