Interview de Georgi Bochev, président depuis 1990 de la Fédération syndicale bulgare des communications, affiliée à SITUB, principale confédération.
Vous avez évoqué publiquement le scandale de la privatisation de la BTK, l’ex opérateur public bulgare de téléphonie. En quoi consiste ce scandale ?
Georgi Bochev : Scandaleux est trop faible. Il s’agit sans doute du plus grand crime de l’Etat bulgare dans les 50 dernières années et beaucoup de citoyens ici partagent mon opinion. Aucun pays européen n’a agi avec autant de légèreté en ce qui concerne la vente de son opérateur national. En vendant la BTK à ADVENT, un fonds d’investissement américain qui avait annoncé par avance qu’il l’achetait pour la revendre, le gouvernement a bradé dans des proportions extravagantes une entreprise publique de grande valeur. Cette entreprise, qui avait 3 millions de lignes fixes, mais qui possédait aussi tous les canaux de téléphone mobile, de radio, de télévision, de satellite, et toutes les connexions de la défense nationale, a été vendue pour 330 millions € à la mi-2004, soit moins de 80 € la ligne, ce qui n’a aucun équivalent en Europe, pas même en Europe centrale. La densité téléphonique était de 40% et l’équipement numérique du même ordre, essentiellement par fibre optique. Autrement dit, une large partie de ce réseau était très moderne.
Le gouvernement n’a même pas cherché d’investisseur stratégique. Plusieurs partis politiques, nos syndicats, une partie de la presse et le procureur de la République ont protesté et ont voulu s’y opposer. Mais la majorité parlementaire de l’époque, celle qui soutenait notre ex-tsar premier ministre, a tout simplement changé la loi de privatisation des entreprises publiques et aboli la disposition qui soumettait les privatisations au contrôle du procureur ! Cette modification a été faite pour la seule vente de la BTK. Le vice procureur a protesté publiquement, il a été menacé, puis tout simplement démis de ses fonctions. En outre, la licence pour opérer a été donnée gratuitement alors que moins d’un an auparavant, un opérateur grec de téléphonie mobile a dû acheter une licence pour 140 millions de dollars. Le contrat comportait plusieurs annexes qui autorisaient les propriétaires à licencier quand ils voulaient, d’éliminer la concurrence, bref de continuer à exercer dans des conditions monopolistiques et inhumaines. Et ce n’est pas tout puisque l’Etat bulgare s’est engagé à verser au nouveau propriétaire des compensations à hauteur de 40 millions d’euros annuels correspondant aux tarifs sociaux concédés a certains groupes vulnérables ; retraités, invalides etc…
Comment s’est comporté le nouvel acquéreur ?
Exactement comme il l’avait annoncé ! Il a récupéré les réseaux de radio et de télévision, sans aucun investissement. En 4 ans, tout s’est dégradé faute de maintenance. Le signal radio était presque inaudible dans certaines régions et le nord ouest de la Bulgarie a été privé de télévision pendant 2 mois. Et ce alors que le gouvernement avait versé 13 millions d’euros pour assurer la continuité des émissions sur tout le territoire.
Quelles sont été les conséquences sociales de cette privatisation ?
On a utilisé une thérapie de choc. Une première vague de licenciements a touché d’un seul coup 8 000 personnes et avec les deux vagues qui ont suivi, ce sont 17 000 personnes qui ont été licenciées, sur 25 000 salariés. On a licencié les ingénieurs, les personnes qualifiées, les jeunes qui sont allés immédiatement rejoindre les opérateurs mobiles. Mais la grande majorité des autres sont aujourd’hui au chômage. Ils ont utilisé tous les moyens pour les faire partir, les manipulations, les pressions psychologiques et même parfois physiques. Les salariés étaient appelés dans les bureaux de leurs responsables qui leur demandaient de signer une demande écrite de départ volontaire et leur promettaient des indemnités équivalentes à 10 mois de salaire. Les gens demandaient un délai pour consulter leur famille. On leur répondait qu’à défaut de réponse dans les 10 minutes, ils partiraient sans indemnité !
Mais le personnel n’a pas réagi, le syndicat est resté passif ?
On a organisé plus de 6 meetings et manifestations, y compris devant le conseil des ministres. Notre Premier ministre, l’ex-tsar a alors dit qu’on ne pouvait pas licencier les gens comme ça. Moins de deux mois après, l’entreprise mettait au point les méthodes dont je vous ai parlé et le gouvernement s’est tu. Les nouveaux propriétaires ont d’ailleurs créé immédiatement une direction de la sécurité et engage plus de 1500 ex-policiers qui ont terrorisé les salariés, et notamment les responsables syndicaux. Moi, ils m’ont suivi, lancé des enquêtes pour me déstabiliser. Cela ne m’a pas empêché de saisir tous les partis politiques, la presse, la télévision. Alors ils ont voulu écraser le syndicat.
Le syndicat a-t-il pu survivre ?
Ils ont acheté beaucoup de gens vous savez. Ils ont voulu m’acheter moi aussi en me proposant, via une procédure très sophistiquée, 75 000 € ce qui est chez nous une fortune. Ils ont intimidé les cadres syndicaux, notamment ceux dont toute la famille travaillait chez BTK et en ont acheté plusieurs. Ils ont créé six syndicats maison, mais nous avons réussi à conserver un bastion de 1000 adhérents qui continuent à lutter. Alors ils créent aujourd’hui un septième syndicat, pour essayer d’en terminer. Je n’ai aucune preuve évidemment de la corruption des partis politiques mais vous savez il y a énormément d’indices et de bruits qui circulent. Le PS bulgare qui alors était dans l’opposition et qui avait promis de revenir sur le contrat de vente fait partie aujourd’hui de la coalition au pouvoir, avec le parti de l’ancien tsar et le parti de la minorité turque, mais il se tait désormais. Le contrat de vente est considéré comme secret et les ministres actuels disent même qu’ils ne le retrouvent pas. J’ai interpellé publiquement le ministre sur ses précédentes promesses mais sans succès.
Et l’opinion publique ?
Sur ce point, j’ai une satisfaction car nous avons réussi à convaincre nos concitoyens que cette opération était vraiment criminelle. D’ailleurs un tel scandale aujourd’hui a moins de chances de se répéter. Depuis que nous sommes membres de l’UE, la Commission est informée de beaucoup de choses et nous surveille. Le rapport d’ailleurs qu’elle vient de sortir sur nos débuts dans l’UE nous est très défavorable sur les questions de corruption et cela a abouti au gel partiel des fonds structurels qui nous sont alloués. Un scandale similaire a failli nous menacer et concernait la construction de l’autoroute principale du pays confiée par l’ancien gouvernement à une société portugaise dans des conditions scandaleuses elles aussi. Le Parti socialiste Bulgare était contre dans l’opposition mais, revenu au pouvoir dans ce gouvernement de coalition, il s’est mis à exécuter le contrat. La Commission, avertie a alors fait pression sur le gouvernement ce qui a conduit à l’arrêt du chantier.
Le peuple bulgare souffre de sa classe politique et est extrêmement défiant. Il a bien plus confiance en Bruxelles. Je suis optimiste pour l’avenir et j’espère que la nouvelle génération de politiciens qui sera au pouvoir dans 10 ans prendre un autre chemin. Je suis également optimiste dans les capacités du mouvement syndical, qui est très fort dans le secteur postal. Nos personnels sont très attachés à la Poste et à leur travail et, syndicalement, nous nous devons de nous appuyer sur cela.
Propos recueillis par Claude-Emmanuel Triomphe
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