par Gilles Karpman
Gilles Karpman est Directeur Général Délégué du Cabinet IDée Consultants
Il y a belle lurette qu’il n’est plus de bon ton chez les patrons français de casser ouvertement du syndicat. En cherchant bien, on doit pouvoir encore en trouver quelques uns pour défendre la remise en vigueur de la loi Le Chapelier mais il font, parmi leurs pairs, figure d’attardés pittoresques sinon piteux.
Il n’est pas nécessaire de gratter trop longtemps pour que, sous les discours, ressurgissent, ici ou là, des pratiques détestables. Mais au niveau des mots, des intentions affichées et même certainement des convictions, le fait est là, la très grande majorité des patrons, des managers l’affirment « nous avons besoin de partenaires ». Cette proposition est très souvent suivie d’une complémentaire apposée : « … mais constructifs ! », traduisant le sentiment d’être désespérément confrontés à une désolante carence.
L’idée de l’utilité d’un syndicalisme constructif fait donc désormais partie des évidences les plus partagées dans le patronat et ses représentants. Et comme toute évidence, elle n’est plus discutée. Lorsqu’à la faveur d’une réputation d’expertise, on parvient à conduire un groupe de dirigeants d’entreprises à se livrer à l’exercice, ils passent vite d’une condescendance amusée à l’aveu de quelque difficulté. Constructif ne veut pas dire intelligent ! Il y a une juste répartition de l’intelligence et de son contraire partout… Constructif ne veut certes pas dire non agressif ! Chacun a connu des opposants durs mais civils ou reconnaît qu’au moins théoriquement ça peut exister : « messieurs les patrons tirez les premiers ! » Qu’en termes courtois des choses « non constructives » peuvent être dites ! Ces premières nuances de forme évacuées, on en arrive au fond.
« Constructif » ça pourrait être, osent certains : « qui s’inscrit dans les valeurs de l’entreprise » telle que définies… par la direction qui obéit… aux actionnaires. Certains résistent un peu mais reconnaissent assez vite que ça ne colle pas ! On peut tenter de cerner la notion, mais au prix d’un abandon de ce qui faisait une partie du succès du propos : son caractère de confortable prescription sur les autres « soyez constructifs » « s’ils étaient constructifs ! » qui se révèle n’être pas beaucoup plus que « ne contrariez pas mes projets ».
Il n’y a de construction partagée que s’il y a compromis
Je propose donc l’idée suivante, qui n’est pas une définition mais un point de départ : « est constructif, celui qui fait des compromis », c’est à dire des concessions entre des intérêts qu’il est mandaté pour défendre et des intérêts qui, pour une part, leurs sont opposés. Conséquence directe, on n’est pas constructif tout seul. Ce n’est pas une qualité que devrait posséder l’autre (étant entendu que de mon côté, je la possède forcément) mais une situation dans laquelle nous nous plaçons (ou non) avec l’autre. Il n’y a de construction partagée que s’il y a compromis. Il n’y a compromis que s’il y a concessions réciproques, donc : reconnaissance de l’autonomie des intérêts défendus par l’autre par rapport à ceux que je défends. La négation des intérêts de l’autre, en ce qu’ils sont contradictoires avec les miens, est incompatible avec une démarche se prétendant constructive.
Il ne peut y avoir de syndicat constructif face à un patronat persuadé que le but du dialogue social est de mieux communiquer à destination de « nos partenaires » afin qu’ils perçoivent « les enjeux » et au final s’y soumettent. Cette version du despotisme éclairé ne reconnaît aucune légitimité à tous ceux qui rejettent l’analyse des enjeux telle qu’elle est imposée par la défense des intérêts des actionnaires. La défense des intérêts des salariés d’accord, mais après avoir admis qu’il fallait les penser en assimilant ceux des actionnaires à ceux de l’entreprise, donc finalement à une forme d’intérêt général, ce qui leur conférerait une primauté générale et irréfragable.
Un dialogue social constructif n’est donc pas le dialogue qui surviendra lorsque ceux d’en face voudront bien entrer dans ma vision du monde mais celui qui pourra s’instaurer quand nous admettrons qu’il est légitime que ceux d’en face défendent les intérêts de leur mandants.
Finalement la question cruciale n’est pas de savoir si telle organisation ou tel délégué est ou n’est pas constructif mais de savoir s’il est représentatif. Comment vais je construire avec ceux qui représentent les salariés quelles que soient leurs options idéologiques ? Encore faut il aussi s’entendre sur ce que veut dire représentatif. Il est clair que ce n’est pas une passivité. On n’est pas un syndicat représentatif de la même manière qu’un échantillon est dit représentatif. Il s’agit d’un pouvoir confié, pas d’une caractéristique statistique. La représentativité ne consiste pas à renvoyer une image juste des aspirations des mandants, mais à être reconnu par les mandants comme un défenseur de leurs intérêts à qui est conféré le pouvoir de négocier donc celui de concéder.
Les minoritaires signaient et les majoritaires faisaient mine de s’opposer
Ce qui est proposé dans la position commune du 9 avril 2008, est une véritable opportunité pour poser quelques questions fondamentales. En effet, sous l’égide de la représentativité irréfragable de droit qui permettait aux minoritaires de signer et aux majoritaires de s’opposer, tout le monde a joué un jeu ainsi défini : les minoritaires signaient et les majoritaires (faisaient mine de) s’opposer. Les directions pouvaient poursuivre indéfiniment la quête du « bon syndicat constructif » c’est à dire voulant bien signer et il n’était pas nécessaire de faire trop de concessions, autres que de façade, pour obtenir une signature.
L’exigence d’un seuil de 30% des voix aux dernières élections impose de rompre avec ces pratiques. Il va falloir vraiment négocier, donc réellement s’engager, envisager des compromis et cesser de jouer au petit jeu où certains contestataires pouvaient le rester, sûrs que d’autres, minoritaires, n’auraient pour exister d’autre solution que de signer. Il est sûr que bien des habitudes vont être remises en cause de tous côtés et qu’une phase d’incertitude est à prévoir. Mais l’attention va enfin porter sur les notions de représentativité réelle, de mandat et de responsabilité.
Dans le système établi depuis 1950, les salariés n’avaient d’influence sur la capacité de signer des syndicats dans leur entreprise, qu’en donnant 50% des voix à l’un d’entre eux, assurant une sorte de « garde fou » au travers du droit d’opposition. On pouvait avoir un syndicat sans élus, des élus sans syndicats. Pas de quoi inciter à voter.
Avec ce qui se prépare aujourd’hui, si les salariés ne donnent pas suffisamment de voix aux syndicats, il n’y aura pas d’accord possible… il va falloir que les salariés se mêlent de leurs affaires.
Bien sûr, il y a aussi des risques : le recentrage de la négociation sur l’entreprise, s’ajoutant au développement des possibilités de dérogations conventionnelles, peuvent impliquer un moins-disant social et menacer la cohérence du niveau de la branche professionnelle.
Ces risques sont réels mais semblent bien inférieur au risque du statu quo. Ceux qui voulaient un syndicalisme constructif pourraient bien se retrouver d’ici quelques années devant un syndicalisme très différent de celui d’hier. Représentatif car doté de mandats clairs, engagé et responsable car capable d’influer sur le cours des choses. « Constructif » cessera alors d’être un propos creux.
Laisser un commentaire