Comment continuer à manager et à enseigner le management aujourd’hui ? Les exigences de long-terme de l’éducation se heurtent aux besoins exprimés de court-terme des entreprises, explique Eve Chiapello, professeur à HEC Paris, co-fondatrice de la Majeure alternative management.
Le management des entreprises est-il aujourd’hui en crise ?
Tout dépend ce que nous appelons une crise du management. A l’évidence, nous faisons face à une crise profonde et multidimensionnelle du capitalisme, crise financière, économique, mais aussi sociale (accroissement continu des inégalités, chômage massif, précarisation d’un segment important du marché du travail,…) et écologique. Cette dernière crise qui s’ajoute aux autres rend notre situation totalement inédite dans l’histoire du capitalisme, remettant en cause l’ensemble de nos modes de production et de consommation. Imaginer que les pratiques de management ne sont pour rien dans cette situation serait irréaliste. Les choix d’investissement, de modes de production, d’organisation du travail sont évidemment essentiels même si les managers ne les font pas en toute liberté et qu’ils sont eux-mêmes soumis aux contraintes du système.
Ceci étant posé, les managers ont-ils conscience que leurs pratiques de gestion sont périmées et qu’il est temps d’en changer pour construire une économie plus durable ? Sur ce point, j’ai quelques doutes. Certes, certains développent une raison cynique face aux multiples retournements, changements de politiques, bouleversements structurels auxquels on leur a demandé de participer ces dernières années, ou témoignent d’une perte importante de sens au travail. D’autres soulignent qu’il est peut-être temps de retrouver un peu le sens du collectif après une évolution continue vers l’individualisation des évaluations et des promotions. Les entreprises commencent enfin à comprendre qu’elles doivent faire évoluer leurs processus afin d’être plus respectueuses de l’environnement mais le rythme auquel va cette transformation montre assez le manque de conscience de la profondeur de la crise et une préférence affirmée pour le court terme.
La crise de légitimité des dirigeants dans la société est quant à elle bien avancée du fait de la croissance continue de leurs salaires et surtout de l’insolence d’une partie du secteur financier qui distribue des bonus et affiche une bonne conscience face à la situation pourtant dramatique de nombreux salariés. Cela transforme-t-il leurs modes d’action ou instille-t-il en eux l’idée qu’il y a peut-être quelque chose à changer à la situation ? Rien n’est moins sûr malheureusement. A croire que la crise du management n’est pas considérée comme assez grave.
Qu’est-ce qui caractérise les évolutions managériales de ces 20 dernières années ?
– Un fort impact de la financiarisation de l’économie, avec un rôle toujours plus important du cours de bourse dans les modes de gestion, une déconnexion des activités de la sphère financière et des activités des entreprises qui organise une captation de la valeur accrue au profit des acteurs financiers, et une courte vue dans le choix des investissements.
– Un divorce consommé entre dirigeants et salariés dans les grandes entreprises, qui est visible dans les écarts de rémunération, avec des profils de dirigeants de moins en moins connaisseurs des métiers et des processus des firmes qu’ils dirigent, de plus en plus loin des opérations, raisonnant de plus en plus en financiers (vision de gestion de portefeuille). Parmi les cadres, ceux qui ont à gérer des collectifs humains se trouvent moins bien rémunérés que ceux qui restent dans les services financiers, ne gèrent que des semblables (personnel fortement diplômé) ou se contentent de donner des conseils sans avoir la responsabilité de les mettre en œuvre (conseils en tous genres). Tout porte à croire qu’être responsable de la gestion des choses et des hommes est moins important que de jouer avec l’argent de l’entreprise ou de la banque ou de sillonner le globe pour faire circuler les « best practices ».
– Une individualisation toujours plus poussée de la gestion du personnel et un recul de la gestion collective.
– Une recomposition du paysage productif autour d’une externalisation continue qui se traduit par la construction de nouvelles professions de services aux entreprises. L’externalisation de la gestion et de la maintenance de l’informatique et des back-offices des entreprises, concernant donc désormais massivement les cols blancs, est une évolution essentielle des dix dernières années. Cette recomposition a évidemment des effets sur les salaires, les conditions d’emploi et de travail.
– Une ouverture à l’international qui n’a cessé de s’approfondir avec des courses à la présence sur les principaux grands marchés en valeur ou en taux de croissance, qui s’est traduite aussi par une transformation des compétences attendues des cadres et notamment un impératif de maîtrise de l’anglais comme langue de travail quotidienne. La complexité organisationnelle d’une gestion de plus en plus internationale ne doit pas non plus être minimisée. Si elle ouvre de nouveaux espaces de réalisation, elle est également productrice de déstabilisation et de souffrance. Des modèles venant de l’étranger viennent remettre en cause les routines acquises et l’injonction à l’adaptation prend une actualité renouvelée.
– Enfin, les 15 dernières années ont vu la généralisation de l’utilisation d’internet, du téléphone et de l’ordinateur portable, de la possibilité de transporter partout son bureau. L’impact sur le travail des cols blancs en termes d’intensification et d’accélération a été considérable. Certaines professions ont été presqu’entièrement reconfigurées.
Les entreprises ont-elles intérêt aujourd’hui à s’interroger sur leurs modes de management et à renouer un dialogue de proximité ?
Il est intéressant de noter que la fonction de Gestion des Ressources Humaines a été le parent pauvre des 20 dernières années et que rares sont les entreprises ou le/la RH est le numéro deux, place qui est bien plus souvent occupée par le/la responsable financier. De même, rares sont les entreprises qui développent des dialogues poussés avec les collectivités locales et les territoires sur lesquels elles opèrent. Les aptitudes au dialogue social et à l’ouverture aux territoires semblent en régression, car ceux qui avaient ces compétences, issues d’une autre époque du management, partent en retraite sans héritiers.
La méfiance et/ou la peur et/ou la disqualification a priori dominent souvent quand il s’agit de rencontrer des représentants de collectifs dont les intérêts ne sont pas convergents nécessairement avec ceux de l’entreprise. En tout état de cause, aucune formation n’est dispensée sur ces questions dans les cursus de management et ces compétences ne sont pas considérées comme constitutives du bon manager. Dès lors, la ré-orientation du management vers un management de proximité se heurte à un obstacle de taille qui est que c’est difficile et que cela suppose de l’expérience acquise dans la durée qui se fait rare.
L’enseignement du management doit-il être revu et si oui comment ?
Bien sûr, il faudrait revoir les enseignements et toutes les écoles devraient s’y atteler, car leur rôle est de préparer au monde de demain. Les écoles de management, mais aussi d’ingénieurs, d’agronomie, de sciences politiques. Malheureusement, les écoles sont souvent soumises aux idées des générations précédentes formées autrement, qui ont cru à autre chose, et constituent autant de forces conservatrices. Ce conservatisme est le fait des professeurs. Ils n’anticipent pas assez sur les besoins de demain et tendent à servir au mieux de caisse de résonance aux pratiques contemporaines (pour ceux qui gardent un contact avec les entreprises). Mais il est aussi celui des entreprises et des professions qui embauchent à la sortie. Celles-ci n’arrivent pas à formuler des besoins à long terme. Elles attendent de voir leur besoin de l’année pour formuler des indications de cursus, alors que l’éducation est un processus de long terme.
Par ailleurs, il existe un débat éternel au sujet de l’éducation supérieure ; doit-on former des spécialistes, très proches des besoins fonctionnels de l’économie à court terme, ou doit-on insister sur un socle global de connaissances qui permet d’embrasser large ? En période de difficultés économiques, c’est souvent l’option spécialisation qui domine au détriment de l’option généraliste et inter-disciplinaire. Lorsque l’éducation est de plus en plus financée par le privé ou par les étudiants eux-mêmes qui s’endettent en vue de revenus futurs et qui conçoivent de ce fait leur formation comme un « investissement en capital humain » à rentabiliser, la tendance au court-termisme, à la spécialisation et à la technicisation de l’enseignement ne peut que s’accroître. Or par définition, on ne peut techniciser que des choses déjà bien balisées et largement expérimentées. La technicisation est donc une reproduction. L’ensemble de ces forces ne sont pas pas extrêmement favorables à une ouverture humaniste et à une ré-invention des modèles d’entreprise et d’économie qui semblent pour le moins nécessaires aujourd’hui.
Projetées dans la concurrence internationale en partie du fait d’une demande de cadres adaptés à un monde global, les écoles ont enfin perdu une certaine indépendance dans la définition de leurs cursus. . Cette évolution incite en effet au mimétisme et à l’alignement sur des standards internationaux en partie organisés par des classements aussi parcellaires que déformants. Ces classements pourrait certes être conçus sur des bases différentes. En revanche, je ne vois pas bien comment on pourrait nier l’importance de la fourniture d’informations comparatives globales pour organiser la circulation internationale des diplômés qui semble être un choix fort de nos sociétés ces dernières années. Dans un tel contexte de standardisation, se différencier devient très coûteux et requiert des moyens de communication considérable.
Certains, ayant peut-être moins à perdre que les dominants, et un intérêt plus évident à l’innovation de rupture ouvriront peut-être le chemin ; les plus gros entretiendront peut-être aussi un petit volant d’innovateurs, à la manière des grands groupes qui fréquentent les start-up mais les laissent innover en les soutenant modérément, non sans espérer un jour les reprendre si cela marche. On peut aussi espérer que l’importance sociétale d’une rénovation des pratiques économiques atteignant le segment éclairé des élites politiques et économiques, non sans l’aide à la prise de conscience des mouvements sociaux, celles-ci réclament une transformation des programmes ou soutiennent et légitiment des programmes innovants et des enseignements en rupture afin que ceux-ci tout simplement existent et que des compétences éducatives soient constituées. Car aujourd’hui, même si l’on décidait de changer de cap, on manquerait des professeurs pour le faire qui eux-mêmes doivent se former avant de former leurs élèves.
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