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par Hervé Juvin

 

Hervé Juvin, économiste, consultant chez Eurogroup retrace comment 20 ans d’utopie financière ont donné naissance à une espèce nouvelle : l’homme liquide. Un Homo liquidus de pacotille pris aujourd’hui dans la crise et bientôt broyé par la dette.

 

homo liquidus

La condition anthropologique de l’homme moderne s’est métamorphosée en une génération. Il est requis de toute part de devenir l’homme liquide. Cet homme liquide serait l’homme dont les qualités individuelles et personnelles s’apparentent aux qualités des produits de marché, car la liquidité est la plus grande qualité d’un produit qui s’échange sur un marché financier. Il peut s’échanger à tout moment, à un prix connu, sans perte de cours, sans frottement, ni frais d’intermédiation et naturellement, cet actif financier circule partout à travers le monde dans des conditions absolument plastiques et liquides.

 

20 ans d’utopie financière

La société de marché est née de deux ruptures historiques majeures. En août 1971, Nixon décide de suspendre la convertibilité du dollar en or. Dès lors, toutes les monnaies peuvent flotter. Ainsi, toutes les questions monétaire, budgétaire et fiscale, toutes les décisions de politique économique nationale sont placées sous le contrôle des investisseurs internationaux. En octobre 1986, Margaret Thatcher lance le big bang de la Bourse de Londres (décloisonnement, désintermédiation, et surtout dérèglementation). Et le courant de dérèglementation constitutif de la mondialisation va se dérouler pratiquement sans interruption jusqu’à 2008-2009. Vingt ans plus tard, on commence à se poser un certain nombre de question.

 

Cette société de marché présente quatre traits caractéristiques. Tout d’abord, le prix de marché est l’étalon universel de la valeur. C’est l’affirmation fondatrice du néolibéralisme. Le marché a toujours raison, le prix de marché est toujours le vrai prix, toujours, partout et pour tout. Le deuxième élément fondamental intime que le droit va mettre fin à l’histoire. Francis Fukuyama l’anticipait en écrivant après la chute du mur de Berlin que nous vivions dans la démocratie promise à l’extension planétaire, et que l’histoire s’arrête par le règne du droit et de la conformité. Aujourd’hui des cabinets d’avocat aux USA continuent de défendre les droits de propriétaires de casino ou de propriétés à Cuba du temps de Battista en se disant que l’histoire est juste une parenthèse ; le mouvement des peuples ne peut modifier les droits de propriété. Car la loi américaine affirme ; « The sacredness of contracts is the key of a free society ». On ne peut pas modifier les contrats privés, les droits de propriété sont au-dessus de l’histoire et de la société, et d’ailleurs c’est pour des contrats qu’ils avaient signé sans les lire et donc qu’ils ne respectaient pas, que les Indiens d’Amérique du nord confrontés aux colons comme les Africains confrontés à Cecil Rhodes ont été massacrés au nom de la loi.

 

La troisième caractéristique de cette société moderne, voulue idéale, c’est l’économisation du monde. La domination absolue de l’économie, ce que le géographe et géopoliticien Frank Dedieu appelle « l’entreprisation du monde ». L’idée que la création de richesse par les entreprises va assurer l’abondance, le désarmement des passions et le bonheur universel. On retrouve là la très vieille utopie mondialiste. Par la satisfaction de tous, la paix est garantie, l’harmonie existe. Et il suffit d’un directorat à l’échelle universelle pour que tout ce qu’on appelle nation, Etat, traces ou vestiges de l’insupportable diversité humaine, disparaissent.

 

Ces 20 dernières années ont érigé l’indétermination comme modèle de nos vies. Plus personne homme ou femme n’est déterminé par son origine, son âge, son sexe. Chaque homme, chaque femme est le produit de son caprice, de son choix, de son investissement sur soi, etc…

 

Homo liquidus liquidé

En quoi la crise est-elle venue bousculer ce beau modèle sur papier glacé de l’homme parfait ? Primo, elle a révélé que le prix de marché ne dit pas tout. Une des premières mesures au sommet de la crise a été de suspendre le prix de marché. En terme technique on est passé de « mark to the market », à « mark to the model », pour ne pas constater la ruine des banques par pertes bilantielles, tout simplement. On a accepté que ce qui dans les bilans bancaires avait été acheté à 100, mais valait 10 sur le marché, reste à sa valeur historique de 100 dans le bilan. Il faut voir l’importance d’une telle décision, c’est comme si on déclarait qu’en raison d’une situation exceptionnelle en France, le Code Civil et le Code Pénal étaient suspendus, et pendant un certain temps on allait légiférer par ordonnance. C’est ce qui s’est passé sur les marchés pendant un moment !

 

Deuxio, la technique s’avère ambivalente. Tout ce qu’on a raconté sur les technologies (internet, téléphone portable) comme moyen de la liberté, est d’une consternante sottise. Ceux qui observent les tentatives américaines de faire main basse sur les données personnelles, pour raisons invoquées de sécurité intérieure, mais non sans arrières pensées économiques ou politiques, constatent que ça se retourne avec une violence incroyable contre nous même. Les adeptes benêts des réseaux sociaux, des Facebook, Twitter doivent d’urgence sortir de la naïveté et mesurer les armes qu’ils donnent à leurs ennemis – à ceux qui n’auront qu’à utiliser contre eux les armes qu’ils leur offrent.

 

Enfin, après avoir raconté des bêtises sur la privatisation et les intérêts qui mènent le monde, on a vu que lorsque la planète finance a failli exploser, lorsque tous les repères s’évanouissaient, les Etats nationaux ont été le seul recours. Ce n’est ni le FMI, ni la Banque mondiale qui ont pris des mesures, ce sont les Etats qui ont pris la main dans un silence sidéral de toutes les institutions internationales y compris de la Commission Européenne. Pour le dire clairement, il n’y a rien au cours des trois dernières années dont la Commission européenne, le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, puissent être fiers.

 

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La dette renverse le monde

Aujourd’hui on assiste à la sortie de crise des acteurs privés les plus endettés, par la reprise de leur dette par les Etats. On ne peut pas envisager l’avenir de nos sociétés et de nos entreprises dans les 15 ans à venir sans constater d’abord un renversement du monde ; nous avons grandi avec l’idée que l’Occident avait le capital, l’Est et le Sud avaient la dette. On ne mesure pas ce que signifie le fait, que pour probablement beaucoup d’années, c’est nous qui avons la dette. Beaucoup plus encore que nous, Britanniques et Américains. La question de la faillite de certains pays occidentaux est clairement posée. Est-ce qu’il y aura des Etats qui feront défaut à leur dette ? Ceux qui ont le capital, qui détiennent cette dette, sont largement à l’Est, et même un petit peu au Sud. On assiste à un renversement du monde absolument capital.

 

Renversement du monde, dont il faut éclairer une ou deux composantes. L’utilisation des finances publiques dans les années qui viennent ne fait même pas débat, puisque dans presque tous les pays, il va s’agir de payer les intérêts de la dette, et si possible, d’en rembourser un petit peu. Au détriment du social, des infrastructures, etc… Le deuxième sujet, c’est qu’on est naturellement sur des conséquences sociales encore très largement inaperçues, la première raison pour laquelle les jeunes Français (moins que leur homologues britanniques et américains), vont avoir à travailler pendant au moins une génération entière, ce sera pour payer cette dette, à laquelle il sera d’autant plus difficile de se dérober par l’inflation qu’une grande part est détenue à l’extérieur. Il est facile de flouer les rentiers, plus difficile de tromper les Chinois, les Russes, etc., sur la valeur des obligations qu’ils détiennent (ce n’est pas le cas du Japon, dont la dette publique est détenue en quasi totalité par les Japonais). Ceux dont la dette est détenue à plus de 30 ou 40% par l’étranger, ne pourront la monétiser, et ce sera très difficile de fuir dans l’inflation. Quant à ceux qui imaginent résorber la dette américaine avec de l’inflation, il faut qu’ils en discutent avec les Chinois au préalable.

 

Il faut bien voir la manière dont l’économie financière (l’innovation financière) a multiplié la dette de façon incommensurable en 20 ans. Si rien ne change, si les règles du jeu restent les mêmes, les pays occidentaux vont payer les intérêts de leur dette pendant au moins 20 ans et essayer de rembourser à petit coup. Imaginons le scénario : paupérisation des classes moyennes, austérité budgétaire, explosion fiscale, etc.. Aussi quelque soient les projections d’avenir, nos sociétés seront tenues pendant un bon moment par le passé. Ainsi après avoir liquidé la nature, puis des formes sociales, la finance a liquidé notre futur.

 

On peut dire beaucoup de chose sur la finance, mais il faut préciser qu’elle a réalisé deux choses absolument extraordinaires. Elle a globalement servi a augmenter le niveau de vie à travers la croissance payée à crédit de tous les pays occidentaux au cours des 20 dernières années. Et elle a réussi à réaliser une performance politique aux USA. Les USA n’ont augmenté ni la dépense publique, ni le revenu des classes moyennes, tout en souhaitant qu’elle consomme toujours plus. Ainsi des ménages qui n’avaient aucun moyen de rembourser un crédit ont obtenu un crédit pour s’acheter un logement, qui devait être remboursé par la hausse continuelle des prix. Quelque soit le jugement de valeur qu’on puisse porter, c’est une performance de la finance. Mais ça ne peut plus durer.

 

Soft ou hard landing : retour au réel

Parmi les pays occidentaux, la France et le Japon ont préféré leur société à l’abondance économique. La singularité française a longtemps fait de nous les derniers des derniers montrés du doigt par The Economist. Nous n’avons n’a pas sacrifié notre génie du public-privé, nos grandes organisations complexes dans l’eau ou le BTP, tout en restant leaders mondiaux. C’est amusant de voir que certains se rendent compte maintenant (y compris ce journal) que les systèmes de protection sociale, public-privé, font la résilience d’une société et font justement qu’on résistera mieux à la crise. La singularité française est probablement de considérer que la société a toujours le pas sur l’économie, dans un rapport au monde et une conscience de la crise qui est tout à fait inédite. Il n’est pas certain que les dirigeants actuels aient compris cette préférence implicite, qui a d’immenses conséquences politiques. Le salon de l’agriculture, pas le Fouquet’s, voilà la France.

 

Les entreprises se rendent compte qu’elles ont été touchées par l’hystérie du changement. L’entreprise qui était plutôt l’intermédiaire entre le temps court et convulsif du marché et le temps long de la vie humaine en rajoute sur le temps court et convulsif du marché. Elle procure plus de mobilité, d’insécurité et généralise la contrainte du mouvement.

 

Notamment car aujourd’hui la déréalisation y prime. La création de valeur mesure tout ce qui compte. Les mots d’appartenance, de reconnaissance, d’utilité ont à peu près disparu, au profit de ce que reconnaissent les analystes. L’état de stress d’un président et de son directeur financier, quand ils ont à comparaitre devant les analystes, prouve que la création de valeur a clairement emporté la totalité de l’entreprise !

 

Le terme ‘entreprise’ est cependant trop générique. La société cotée est très profondément différente des sociétés non cotées. Les sociétés cotées au capital dispersé (Société générale) ou non (Danone, Sodexho) n’ont pas du tout les mêmes contraintes. Dans celle au capital dispersé, l’impératif est de savoir comment faire monter les cours pour éviter d’être racheté.

 

Cependant, on observe certains signaux faibles de changement. Alors qu’aujourd’hui, on invente une sortie de crise en mettant en oeuvre tout ce qui a mené à la crise. Certains en concluent que nous sommes dans une fin de cycle. Certains managers, certaines sociétés souhaitent reprendre leur autonomie par rapport au marché boursier, par rapport à une concurrence mondiale sans autre issue, que la destruction de notre milieu de vie, et se mettent en congé de l’exercice économique. La dépression collective est probablement ce qui menace le plus nos démocraties, à l’inverse des années 1930 ; agitées par trop de passions, d’idéologie et d’espoirs, il en manque tant aujourd’hui !

 

 

 

La liquidité incontrôlable. Qui va maîtriser la monnaie mondiale ? par Patrick Artus et Marie-Paule Virard Pearson, 144 pages. Un livre limpide qui confirme la perversité et le danger des mécanismes monétaires qui sont à l’oeuvre sous nos yeux. Comment l’excès de liquidités nourrit spéculations et bulles.  

Lire la critique des Echos

 

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