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par Pierre Eichenberger, Sébastien Guex, Cédric Humair, André Mach

Du fait d’un Etat fédéral peu développé, peu de ressources administratives et des partis politiques faiblement organisés sur le plan national, les organisations patronales suisses, dès leur fondation durant la seconde moitié du 19e siècle et le début du 20 ème, ont très tôt assumé un certain nombre de fonctions d’organisation collective de la vie économique. Ceci souvent en l’absence de législation publique très détaillée et parfois à la suite d’une délégation explicite de compétences de l’Etat. L’importance de leur rôle en tant qu’«organisateur» de l’économie suisse dépend cependant fortement de l’influence politique des organisations patronales et des stratégies développées vis-à-vis des acteurs politiques.

couteau suisse

Des organisations politisées et influentes

En Suisse, les organisations patronales sont des acteurs politiques absolument incontournables. De manière anecdotique, le directeur de l’USCI (Union suisse du commerce et de l’industrie (devenue Economiesuisse en 2000) était généralement qualifié de huitième conseiller fédéral et disposait de son propre bureau dans les bâtiments de l’administration fédérale jusqu’aux années 1950.

 

Dès la fin du 19 ème siècle, les organisations patronales entretiennent des relations étroites et institutionnalisées avec les autorités politiques. Outre le soutien financier de l’Etat fédéral aux principales associations faîtières, celles-ci, en raison de leur forte représentativité, sont présentes dans de très nombreuses commissions extra-parlementaires qui participent à la préparation de la législation ainsi qu’à sa mise en oeuvre. A cet égard, elles entretiennent des relations privilégiées avec certaines institutions étatiques par exemple : entre l’USCI et l’Office fédéral des affaires économiques extérieures (OFAEE), entre l’ASB (Associations suisse des banquiers) et la Banque nationale suisse, entre l’USP (Union suisse des paysans) et l’Office fédéral de l’agriculture ou encore entre l’USAM (Union suisse des arts et métiers) et l’UCAPS (Union centrale des associations patronales suisses) avec l’Office fédéral de l’industrie, des arts et métiers et du travail (OFIAMT). Il n’est pas rare que certains anciens secrétaires patronaux deviennent hauts fonctionnaires dans ces différents offices, voire conseillers fédéraux (ministres). Mis à part ces relations institutionnalisées, les principales organisations patronales, tout comme les autres acteurs politiques importants, sont systématiquement consultés par le gouvernement sur tout projet législatif avant que celui-ci soit soumis au Parlement.

 

Les organisations patronales entretiennent également des relations étroites avec les principaux partis de droite (Parti radical démocratique, Parti démocrate-chrétien et Union démocratique du centre, (anciennement Parti des paysans, artisans et bourgeois). Dans le contexte d’un « Parlement de milice » faiblement professionnalisé, on retrouve de nombreux parlementaires, chefs d’entreprise, siégeant dans les organes dirigeants des principales organisations patronales ou dans les conseils d’administration de grandes entreprises.

 

Les organisations patronales sont également extrêmement présentes lors des campagnes de votation, très nombreuses en Suisse en raison des instruments de démocratie directe (référendum et initiative populaire). A cette fin, l’USCI, l’ASB et l’UCAPS ont fondé dans les années 1940 leur propre «organe de propagande», la Société pour le développement de l’économie suisse (SDES). La SDES disposait de sièges à Zurich, Berne, Genève et Lugano. Son activité se concentrait principalement sur l’organisation des campagnes de votation. Même si on ne dispose pas d’informations détaillées à ce sujet, les moyens financiers engagés par les milieux patronaux sur les objets qui les concernent directement sont particulièrement élevés.

 

Limitation de  l’intervention étatique : auto-régulation et instances public-privé

Dans de nombreux domaines (relations industrielles, formation professionnelle, régulation de la concurrence, réglementations des marchés financiers ou politiques sociales), les organisations patronales se sont généralement opposées, avec succès, à une extension de l’interventionnisme étatique ou à l’adoption de nouvelles législations, pour privilégier des solutions privées d’autorégulation. La dénomination de ces règles privées varie fortement d’un domaine à l’autre : convention collective de travail, code de conduite, directives, gentlemen’s agreement, recommandations, etc…. L’autorégulation a aussi l’avantage de ne pas « politiser » certains enjeux et de largement soustraire le fonctionnement des entreprises au contrôle démocratique.

 

En outre, lors de l’adoption de nouvelles législations, les acteurs patronaux ont réussi dans ces nombreux domaines à limiter les compétences de l’Etat et à préserver leur rôle et leur pouvoir dans la réalisation de certaines tâches d’intérêt collectif.L’adoption de nouvelles réglementations publiques a ainsi souvent débouché sur la mise en place de différentes instances public-privé réunissant à la fois des représentants des associations économiques, pas uniquement patronales, et des représentants de l’administration publique. Ces instances mixtes, telles que de nombreuses commissions extraparlementaires (commission des cartels, commission fédérale des banques etc…) ou différents organes de surveillance (Fonds de compensation de l’Assurance-vieillesse…) participent à la mise en œuvre des politiques publiques. Elles ont été qualifiées d’administration para-étatique ou d’administration de milice, pour souligner le haut degré de collaboration privé-public dans de nombreux domaines.

 

Finalement, l’action des organisations patronales ne s’est pas développée de manière uniquement réactive ou défensive pour s’opposer à l’intervention de l’Etat, elle a également pu, dans certaines circonstances, favoriser l’édiction de législations publiques afin de garantir une reconnaissance publique de certaines pratiques privées (législation sur les cartels ou sur la formation professionnelle par exemple) ou promouvoir certaines activités privées.

 

autoregulation

Ces formes d’organisation collective de la vie économique peuvent se développer sur le plan interne aux organisations patronales, en imposant certaines normes collectives à leurs membres, ou en interaction/collaboration avec d’autres organisations (autres organisations patronales, organisations syndicales, voire autorités publiques). Par ailleurs, ces formes d’autorégulation, parfois en collaboration avec les autorités publiques, nécessite un accord minimal entre les entreprises en concurrence entre elles, d’où la nécessité d’organisations patronales fortement représentatives et capables d’imposer à leurs membres ce type de règles d’autorégulation.

 

Schématiquement, on peut distinguer cinq grands domaines où les organisations patronales jouent un rôle important :
– Marchés des produits
– Marchés financiers et contrôle des entreprises
– Marché du travail
– Politiques sociales
– Formation professionnelle.

 

L’activité patronale sur les marchés des produits et les marchés financiers

Sur le marché des produits, les organisations patronales de branche exercent différentes fonctions, telles que la normalisation technique, la coordination de la recherche et développement, l’organisation de la promotion économique ou le contrôle de la qualité des produits notamment.
Certaines organisations patronales assumaient parfois directement une fonction de cartel. Dans ce cas, elles ont un rôle central dans la fixation des prix, les quantités produites ou la répartition des marchés.
Jusqu’aux années 1990, la Suisse a régulièrement été montrée du doigt en raison de sa forte densité
cartellaire. Selon certains auteurs, l’importance des ententes cartellaires sur le marché intérieur suisse s’explique comme une réaction à une politique commerciale libérale, permettant de partiellement cloisonner le marché suisse vis-à-vis des concurrents étrangers.

 

Au niveau de la régulation des marchés financiers, notamment des bourses, et du contrôle des entreprises, les organisations patronales jouent également un rôle très important, en particulier
l’ASB. Diverses questions relatives au contrôle des entreprises ont fait l’objet d’autorégulation privée par les associations patronales, notamment en ce qui concerne la question de la transférabilité des actions, les offres publiques d’achat (OPA), la réglementation des droits de vote par procuration des actions déposées auprès des banques ou encore les normes comptables.

 

Par exemple, dans les années 1950, en réaction aux menaces de prises de contrôle d’entreprises suisses par des firmes étrangères, l’ASB et les principales entreprises ont adopté en 1961 un « Accord d’assistance mutuelle relatif au transfert d’actions nominatives liées » codifiant la négociabilité de ces actions. Dans cette directive de l’ASB, adressée à tous ses membres, les banques s’engageaient, malgré certaines réticences, « au nom de l’intérêt national supérieur » à ne pas exécuter les ordres d’achat d’acquéreur qui ne satisferaient pas aux conditions statutaires des entreprises; elles garantissaient ainsi aux firmes helvétiques le contrôle sur la composition de leur actionnariat. D’un autre côté, les entreprises s’engageaient à communiquer régulièrement aux banques les conditions régissant l’acquisition de leurs actions.

 

De même, la question des droits de vote par procuration des actions en dépôt auprès des banques était réglementée jusqu’aux années 1990 par une directive de l’ASB. La question des offres publiques d’achat (OPA) est restée codifiée selon un code privé négocié entre l’ASB, l’USCI et les bourses suisses jusqu’en 1996. La communauté financière internationale a souvent d’ailleurs qualifiée la Suisse de «forteresse des Alpes» pour souligner l’existence de nombreux mécanismes protectionnistes en matière de gouvernement d’entreprise, révélateurs de la forte cohésion des élites économiques suisses et des organisations patronales.

 

Metis publiera dans sa prochaine édition la suite de cet article relative aux activités patronales en matière d’emploi, de politiques sociales et de formation professionnelle.

Pierre Eichenberger, Sébastien Guex, Cédric Humair et André Mach de l’Université de Lausanne intervenaient sur le colloque organisé le 11 juin à l’Université de Paris 13.

Rappel des sigles :

ASB: Associations suisse des banquiers
USCI: Union suisse du commerce et de l’industrie (devenu Economiesuisse en 2000)
USAM: Union suisse des arts et métiers
UCAPS: Union centrale des associations patronales suisses
USP: Union suisse des paysans

 

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