12 minutes de lecture

France patrons 2

Michel Offerlé, sociologue, dresse un tableau remarquable du paysage patronal français en quête de légitimité et de représentativité. Entretien

 

Le paysage patronal français est-il en train de changer ? Les organisations se posent-elles la question de leur représentativité ?

 

Au premier abord, quatre organisations peuvent prétendre au statut de généralistes du monde patronal : le MEDEF, la CGPME, L’UPA et l’UNAPL, et marginalement la FNSEA, qui est peu présente sauf sur le sujet des TPE (elle vient de signer un appel avec l’UNAPL contre la CGPME). Ces quatre protagonistes sont les plus représentatives, notamment parce qu’elles sont considérées comme telles par l’Etat.

 

Mais si on restreint la focale, une seule de ces organisations en France, a vocation à parler au nom de toutes les entreprises et de tous leurs chefs, et c’est celle vers laquelle convergent les medias, les manifestations syndicales (qui vont au siège du patronat), les demandes des hommes politiques et de l’administration : le MEDEF, ce que résume bien l’expression très ambiguë « patronne des patrons ».

 

Ainsi, tout l’espace patronal tourne autour de l’ancienne avenue Pierre Ier de Serbie, aujourd’hui l’avenue Bosquet. Mais le Medef n’est pas un homme, ni une femme. C’est une pluralité d’organisations d’une grande complexité interne, au niveau territorial, et plus encore au niveau des fédérations, des sous-fédérations, des syndicats primaires et des fédérations locales de fédérations.

 

A côté du noyau dur de ces quatre centrales patronales, il en existe deux autres. L’une n’a plus grand poids le CID-UNATI. Les autres la considère comme un repoussoir, elle n’a quasiment pas de permanent, s’éteint peu à peu sur ses positions jugées poujadistes. La tentation poujadiste a disparu des autres organisations, à la CGPME notamment avec la présidence de Jean-François Roubaud.

 

Par contre, cela change du côté de l’économie sociale. Le CEGES estime que les entrepreneurs sociaux font 7% du PIB, et ils ont eu 20% des voix aux élections prud’homales. Une restructuration est en cours avec modification des statuts pour présenter une demande de représentativité au niveau interprofessionnel afin de pouvoir négocier dans tous les domaines, pas seulement au niveau de l’économie sociale, mais sur l’ensemble des problèmes sociaux.

 

Il faudrait aussi parler des Chambres de commerce et d’industrie et des chambres de métiers, à caractère obligatoire en France. Objets d’investissement dans des carrières patronales locales (voire nationale puisqu’il existe une ACFCI et une APCM), lieu de distribution de services considérés comme indispensables aux entreprises et d’une certaine méfiance car il s’agit d’une structure para-étatique, une sorte de structure d’un patronat d’Etat aux yeux des plus libéraux des patrons.

 

 

Les organisations patronales assument en général des mandats sociaux et économiques. Leur rôle se recentre-t-il sur l’économique aujourd’hui avec la crise ?

Les partenaires patronaux ont trois grandes missions connues : social, économique et sociétal. Mais au- delà, c’est d’abord la délivrance de services gratuits aux entreprises adhérentes qui fondent leur assise : le chef d’entreprise en cotisant cotise d’abord pour des services, très variables selon les organisations. Une 5° grande mission passe assez inaperçue : la participation à la fixation des normes techniques.

 

Les centrales de salariés sont recentrées sur le social. Les centrales patronales ont bien entendu cette mission –produire des propositions et des normes sociales, gérer paritairement des institutions sociales, mais il existe depuis une trentaine d’années un débat interne pour savoir quelle part doit occuper « le social » par rapport à « l’économique » dans le travail quotidien des organisations.

 

Dans les questions économiques spécialisées et pointues, ce sont essentiellement les centrales patronales qui gèrent les dossiers par exemple fiscaux, ou sur les règles de fonctionnement des entreprises ou des marchés. Je n’ai pas tellement entendu la CGT ou la CFDT parler de la taxe professionnelle. Cela a été une bataille interne aux différentes branches professionnelles à l’intérieur du MEDEF ou de CGPME. Et cela est ainsi soit parce que les syndicats de salariés sont exclus, soit parce qu’ils ne sont pas suffisamment experts sur ces questions, soit parce que ça ne les intéresse pas.

 

La troisième grande thématique a été rebaptisée « sociétale» par Laurence Parisot (présidente du Medef). Elle englobe ce qui constitue le périmètre d’action de la représentation patronale, tout ce qui peut constituer l’environnement des entreprises. C’est donc un territoire à dimension variable. Il a tendance à se distendre aujourd’hui, même s’il a fait l’objet de controverses récemment au sein du MEDEF. Sous sociétal, la question écologique, l’éducation à l’entreprise lors de la bataille sur les manuels scolaires de l’enseignement secondaires, les opérations Ecole-entreprises, qui lient chef d’entreprises locaux, établissements et universités, la question de la diversité.

 

Les deux autres volets moins connus de l’action patronale sont essentiels. Le syndicalisme patronal est avant tout un syndicalisme de services. Ce sont des services concrets, vente d’un service juridique, de conseils pour les impôts, le recouvrement de créances, des réductions pour certaines prestations. Ces services sont structurants, surtout pour les PME qui n’ont pas la possibilité de se payer un expert comptable, ou un conseiller juridique. En terme de représentativité, est-ce qu’adhérer à ce service, c’est adhérer à une cause ? Les personnes qui font du développement syndical et cherchent des adhérents, présentent ces services dans une démarche commerciale, sans forcément faire référence à leur appartenance au Medef.

 

Ce volet existe aussi du côté salarial dans certains pays d’Europe ou aux Etats-Unis ; voir par exemple, les services offerts par le SEIU. Au Danemark, il peut arriver, qu’en adhérant à une organisation syndicale de salariés, vous receviez une carte bleue gratuite..

 

Enfin, ce qu’on connaît moins, c’est le domaine de la normalisation. Les organisations patronales interviennent dans la production de la norme nationale, européenne ou mondiale c’est à dire dans da fixation des standards de production et donc dans les objets de la vie quotidienne. Même si ces normes ne sont pas obligatoires, il s’agit de normaliser la fabrication, avec tous les conflits d’intérêts que cela suppose, notamment de ceux qui peuvent essayer d’imposer un procédé aux autres.

 

Existe-t-il un militantisme patronal en France ?

Le militantisme patronal est minoritaire. N’oublions pas que la machine patronale tourne au jour le jour du fait de permanents salariés des organisations.Les chefs d’entreprise, par définition, sauf au sommet des confédérations, n’y sont présents que quelques heures par semaine, même si ce sont eux les élus qui prennent ou sont censés prendre les décisions stratégiques des organisations. il existe différentes formes d’engagement qui illustrent les diverses manières d’être patron.

 

Economique. Certains entrepreneurs considèrent qu’il faut être présent dans la structure patronale, dans le prolongement de leur activité professionnelle. Ils viennent sur leur temps de travail pour débattre des décisions de la fédération.Y être , ce peut être, être informé et tenter de peser sur de structuration d’un marché. Donc leur raison d’agir est principalement économique. Ils se déplacent personnellement, ou envoient soit leur directeur financier, soit leur DRH. Les grands patrons des banques se regroupent dans l’Association française des banques. Les grand patrons du CAC40 sauf danone, sont présents à l’AFEP (l’association française des entreprises privées).

 

Syndical. D’autres s’engagent, parce qu’ils croient à l’action collective. Certains viennent du syndicalisme salariés, à l’UPA notamment.. C’est assez minime, mais ces personnes ont un sentiment de devoir agir collectivement, qui passe par une socialisation militante précoce dans leur famille. Il y a quelques générations de permanents, de chefs d’entreprise militants. Par exemple P.Bellon ou Yvon Gattaz, qui accède à la présidence du CNPF en 1981. Son fils Pierre est le président de la FIEEC (fédération des industries électriques, électronique et de communication) et depuis peu président du groupe des fédérations industrielles du Medef. Certains le donnent déjà comme le futur candidat à la présidence du Medef en 2013. On retrouve aussi dans les structures, des anciens scouts, des chefs de classe, des militants caritatifs et chrétiens. Les carrières interprofessionnelles locales font penser aux carrières dans les syndicats de salariés. L’organisation est une voie de promotion et de notabilisation sociales. Et les investissements dans des organismes paritaires de gestion du social attirent un type particulier de chefs d’entreprise.

 

Intellectuel. Les mouvements de pensée jouent aussi un rôle dans l’engagement syndical patronal. Le noyau traditionnel est formé par des mouvements chrétiens et de jeunes patrons. Les jeunes qui passent par le CJD (Centre des Jeunes Dirigeants) sont ensuite attirés par l’APM (Association pour le progrès du management), ou par le Medef. Le patronat chrétien, aujourd’hui est assez replié sur lui-même. Un conseiller spirituel accompagne les réflexions sur ce que c’est que le statut de chef d’entreprise en accord avec la parole chrétienne. Ce sont des clubs avec une forte activité, impliquant un fort engagement.

 

D’autres mouvements de pensée ont vu le jour. Mise à part une forte instrumentalisation des médias , Croissanceplus n’est pas très important. L’activité d’Entreprise et Progrès marquée il y a 30 ans, est aujourd’hui relativement restreinte. Enfin, ETHIC ne s’est pas renouvelé après l’accession de Gattaz à la tête du CNPF. Il existe en outre de nombreuses associations (notamment de femmes chefs d’entreprise) qui permettent de constituer des réseaux de relations professionnelles.

 

Think tanks. Les laboratoires d’idées sont encore très peu nombreux en France. Ils tendent à revendiquer leur indépendance vis à vis des centrales patronales. Deux think tanks se distinguent. L’Institut de l’entreprise d’abord qui est inscrit dans l’annuaire du Medef, dans la rubrique « organismes pâtronaux ». C’est un rassemblement dans lequel s’investissent de grands chefs d’entreprises tel que Michel Pébereau (BNP). Ils ont bien occupé le terrain en 2007 sur le chiffrage des programmes des trois principaux candidats à la présidentielle, et interviennent sur le dossier de l’enseignement de l’économie et des connaissances économiques des français au travers du et de l’IHEE (sur le modèle de l’IHEDN) ou indirectement du CODICE… Enfin, l’Institut Montaigne, héritier de l’Institut de la Boétie a été relancé par Bébéar au début des années 2000 et produit des notes sur des dossiers économiques sociaux et sociétaux. L’impact de l’activité de ces think tanks sur les décideurs politiques et administratifs et… sur les structures patronales restent encore à mesurer.

 

Technique. L’investissement dans les problèmes techniques peut attirer aussi certains chefs d’entreprise, passionnés par le produit qu’ils fabriquent et par les modes de fabrication et/ou soucieux de garder leur position sur le marché

 

Peut-on parler d’une fragmentation du patronat français ?

Le discours de façade est d’affirmer « nous sommes tous unis » au-delà des querelles personnelles ou des conflits de concurrents. Les conflits se polarisent souvent autour de l’opposition industrie/services. Le conflit UIMM-MEDF de 2007/2008 était aussi un conflit autour de la prééminence dans l’économie et dans l’organisation patronale. Lors des négociations sur l’assurance-chômage, les services se demandent pourquoi ils paieraient pour les licenciements massifs dans l’industrie. On note aussi une opposition générale à la banque, y compris à l’université d’été du Medef, les banquiers se sont fait siffler.

 

L’opposition sous-traitants contre donneurs d’ordres aussi est permanente. Voire parfois au sein des professions : l’intérêt des tisseurs n’était pas celui des producteurs des filateurs. L’intérêt de la fédération du bâtiment n’est pas forcément celui du béton ou des ciments !

 

C’est aussi l’opposition entre les « petits » et les « gros ». Les revenu mensuels à 4 chiffres, contre ceux à 5 voire 6 chiffres. Mais la position patronale ne franchit jamais la ligne jaune/rouge en s’alliant aux salariés. A l’exception de l’UPA sur certains sujets comme le 0,15% ou la question de la représentation syndicale dans les TPE. Malgré tout, il existe un langage commun de l’unité patronale.

 

À l’heure actuelle, Medef et CGPME déclinent un discours général autour de l’acceptation du libre-échange et de la concurrence internationale. Les discours fédérateurs tournent autour du terme de compétitivité (le coût du travail, la flexibilité), de la valorisation de l’entreprise (« nous ne sommes pas des chefs d’entreprise », mais des entreprises, en se débarrassant du terme de patron qui renvoie à taulier et à exploiteur. L’entreprise, c’est la création d’emplois, de richesse, on ne peut pas être contre.

 

 

Le patronat français s’oriente-t-il vers l’Europe et l’International ? Ses méthodes ont-elles changé au vu de celles de ses homologues européens ?

Certains patrons de grandes entreprises internationales se demandent à quoi sert l’organisation au niveau national. Ils investissent à l’AFEP, à l’European Roundtable qui est un organisme cooptatif dans lequel vous avez un certain nombre de grandes entreprises (18 pays). Mais la cotisation au Medef, permet de garder le lien avec les autres entreprises.

 

La France apparaît singulière en Europe. D’une part parce que le terme de patronat -toujours présent dans le débat social malgré la transformation du Conseil National du Patronat Français (CNPF) en Medef (Mouvement des entreprises de France)- ne se traduit pas. D’autre part, car pour un certain nombre des interlocuteurs en Europe le Medef est une sorte de syndicat. Le Medef apparaît beaucoup plus socialement orienté que les autres. Au Royaume-Uni, le CBI ne discute plus du tout de salaire au niveau national, c’est au niveau de l’entreprise. Comme en Suède, Svenvskt Näringsliv (littéralement « Vie de nourissement Suédoise ») a regroupé les branches sociale (SAF) et économique (SI), et ne s’occupe plus du tout, nationalement, de la discussion sur les salaires et les conditions de travail.

 

L’histoire sociale française est très différente. Les clauses de paix sociale et de compromis sociaux ont commencé a exister en Suisse dès les années 20, en Suède dès les années 30, en Allemagne, après 1945, alors qu’en France la pacification des rapports sociaux n’est pas totalement acquise, même si le vocabulaire des luttes sociales est assez différent de ce qu’il a pu être dans les années 70.

 

Michel Offerlé enseigne la sociohistoire et la sociologie politique à l’ENS de Paris. Il est membre du Centre Maurice-Halbwachs (ETT) rattaché à l’ENS et à l’EHESS.

 

 

 

Michel OFFERLÉ, Sociologie des organisations patronales, Repères n°534, La Découverte mai 2009

Print Friendly, PDF & Email
+ posts