par Franck Lecomte, Claude Emmanuel Triomphe
« Quand un patron rencontre un autre patron, qu’est-ce qu’ils se racontent ? Des histoires de patrons » pourrait dire la chanson. Alors lorsque le premier est français, le second britannique, que refrain entonnent-ils ? Entretien avec Franck Lecomte, chercheur en droit à l’Institut Universitaire de Florence.
Vous menez une thèse sur la notion d’employeur en France et en Grande Bretagne : ces différences sont-elles si importantes ?
Cette comparaison offre différents avantages : elle met en lumière la part du droit européen (principalement de l’UE, mais également du Conseil de l’Europe) et possède certaines vertus cognitives puisqu’elle permet à la fois d’élever le niveau de réflexions en évitant certaines généralisations et de mieux mettre en perspectives certaines spécificités propres à chacun de ces systèmes.
Les droits français et britanniques s’accordent sur un point central : la qualité d’employeur, à l’instar de celle de salarié, s’acquiert dès lors que le rapport d’emploi prend appui sur un contrat de travail. Mais ils diffèrent ensuite dans leurs modalités pratiques. Les juges britanniques s’avèrent tout d’abord plus formalistes que leurs homologues français. Ces derniers, comme le montrent encore les arrêts relatifs à un jeu de télé réalité, n’hésitent pas à faire preuve d’un certain réalisme dans la qualification de contrat de travail pour identifier les employeurs qui utilisent certains agencements pour recruter la main d’œuvre nécessaire à leur entreprise. Ensuite, le droit britannique a une conception plus restrictive du champ matériel du travail salarié. Cela est particulièrement manifeste dans les relations de travail intérimaires puisque ces dernières ne sont pas considérées comme des relations du travail à part entière. Aussi, au Royaume-Uni, les utilisateurs de main-d’oeuvre et les intermédiaires (agence intérimaire ou les équivalents de ce que l’on nomme maladroitement en France les entreprises de portage) échappent l’un et l’autre à la qualité d’employeur alors que le droit français, tout comme le droit international et européen, n’autorise pas une telle solution.
Dans un second temps, certaines normes reconnaissent la qualité d’employeur à la personne qui n’est pas directement liée au travailleur par un contrat de travail. Un des meilleurs exemples de cette extension est le domaine de l’hygiène et de la sécurité. Si le droit de l’Union n’a pas initié un tel mouvement dans les États Membres, il vient cependant le consolider. De là, émerge l’identification de l’employeur dans les ensembles complexes. À ce propos, les droits français et britanniques ont développé différentes notions afin d’appréhender la pluralité d’employeur (employeurs conjoints et « associated employers »), dont les logiques respectives possèdent des similarités mais avec des champs matériels bien distincts. Le droit français connaît certaines solutions (unité économique et sociale, groupe), alors que le droit anglais a progressivement réduit certains de ces dispositifs en cas d’action collective notamment dans les années 80. Une fois encore, ces dispositifs ne permettent pas de saisir l’intégralité des situations. Comme on pense à nouveau les formes de travail qu’elles soient ou non salariées, c’est la notion d’employeur qui demande elle aussi à être retravaillée.
Vous avez travaillé sur les organisations d’employeurs dans les deux pays. Cette différence dans le concept d’employeur marque-t-il à votre sens les différences qui existent entre le Medef par exemple et le CBI ?
Une similarité sémantique me paraît d’abord remarquable : les deux organisations patronales ne prétendent plus représenter les employeurs, mais les entreprises. Si cette terminologie date, au Royaume-Uni, des années 60, cela correspond en France à un choix stratégique plus récent qui fait échos à la rhétorique de la concurrence internationale. Dans les deux cas, les deux organisations sont bien deux importants « groupes de pression ».
Ensuite, un point essentiel permet de comprendre certaines différences entre les organisations patronales britanniques et françaises. Puisque les institutions de négociations salariales au niveau national, qui étaient essentielles au XXe siècle, ont disparu dans les années 80, la négociation collective est confinée, au Royaume-Uni, au niveau de l’entreprise, voire à celui de l’établissement, et le CBI s’y intéresse peu. Inversement, le Medef est aussi et surtout un organisme participant à la gestion de la protection sociale (chômage, sécurité sociale, retraite complémentaire) et un acteur dans les négociations de branches et interprofessionnelles. Il faut donc entendre ces prises de position à l’aune de ces différentes casquettes. Toutefois, le développement d’un dialogue social européen dans la procédure législative de l’Union et dans les ensembles transnationaux auxquels participent certaines fédérations et confédérations vient compléter le tableau et participe, à plus long terme, à la configuration des organisations patronales nationales et supranationales en Europe.
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