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par Benjamin Sahler, consultant

Le titre de ce dossier est à la fois imparable, risqué et fondamental. Imparable puisque les faits sont là, aucun déni n’est plus possible. Risqué par sa brutalité émotionnelle et les simplifications qu’elle charrie de trouver trop vite des raisons univoques, des coupables désignés, dans le camp « d’en face ». Fondamental, car il pousse la question classique : « que faire pour que le travail soit lieu de plaisir plutôt que de souffrance ? » vers un paroxysme proprement vital : « que faire pour que le travail aide à vivre… plutôt qu’il pousse à mourir ? »

 

conditions de w

L’injonction est double, il faut agir sans déni, et agir avec efficacité. Les lignes qui suivent sont celles d’un praticien paritaire mû par cette exigence. Une première difficulté surgit : comment mobiliser ensemble des parties prenantes dont les intérêts sont traditionnellement considérés comme antagonistes ? Tout en laissant sans ambiguïté toute leur place aux rapports de force nécessaires sur les questions internes du partage de leurs prérogatives et de la répartition des résultats de leur activité, il faut favoriser la prise de conscience que leurs enjeux, leur développement, leur destin, voire même leur survie sont largement communs.

En effet, dans une perspective de moyen ou long terme tout au moins, la santé des personnes au travail et la santé de l’entreprise (au sens large) sont indissolublement liées.

 

Soigner le travail et les personnes

Ce constat de base partagé, il est temps maintenant de dépasser les batailles sémantiques : « soigner le travail » ou « soigner les personnes », « prévenir les risques psychosociaux » ou « éradiquer la souffrance au travail » ou encore « promouvoir le bien-être » ? Bien sûr ces expressions ne sont pas équivalentes, et les mots sont lourds de sens, tant ils induisent souvent des méthodes de pensée exclusives du type « ou bien-ou bien », comme on entend « soigner l’un, c’est nier l’autre ». En revanche si nous acceptons par exemple qu’il faut « soigner le travail », c’est à dire prendre du temps, précisément, sur sa conception, son contenu, quantitatif, qualitatif, en termes de sens, d’exigences, de répartition. Et, il faut en même temps, « soigner les personnes » qui ont besoin d’aide, d’accompagnement, de formation, d’élargissement, de soutien par des managers attentifs et dans des collectifs structurants et solidaires. Nous voyons bien que les deux expressions de départ ne sont pas antagoniques.

 

Autre exemple, si nous lisons « prévenir les risques psychosociaux » non pas comme « ajouter une catégorie de risques à inclure dans une pure liste de gestion », mais comme un « projet très vaste et complexe que l’entreprise au plus haut niveau et tout au long de l’échelle hiérarchique, le service Ressources Humaines, le service médico-social, et enfin, mais non les moindres, les partenaires sociaux dans le Comité d’Hygiène Sécurité Conditions de Travail (CHSCT) doivent savoir prendre en charge jusqu’à trouver des solutions équilibrées pour le travail, pour les collectifs et pour les individus ». Qui peut raisonnablement se plaindre de cette appellation ?

 

Dès lors, comment avancer avec des idées claires mais pas trop simplistes dans la complexité de ces questions ? Quelques directions fortes sont déterminantes pour progresser efficacement ensemble.

 

Eviter l’illusion qu’on a affaire à un phénomène homogène
Donc, commencer par contextualiser les situations étudiées concrètement. Ces questions psychosociales sont d’une diversité incroyable. Mal traitées, elles débouchent toutes sur une « souffrance », et font des « victimes » mais ces termes, s’ils suscitent instantanément une empathie de bon aloi, véhiculent une unité trompeuse. Quoi de commun entre le stress d’un cadre sup’ surbooké, la pénibilité multidimensionnelle d’une caissière de supermarché, l’angoisse d’un salarié de la moyenne entreprise locale en liquidation, les changements radicaux de repères d’un fonctionnaire en pleine Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP), le mal-être d’une personne qui ne supporte plus son chef ou son collègue ? Quoi de commun ? Une souffrance, réelle, légitime, qui doit être entendue… et traitée, sinon prévenue. Mais au cœur d’autant de situations différentes, qui appellent autant de méthodes de prévention et de traitement différents, finement adaptés.

 

Identifier précisément les causes à l’œuvre, les « facteurs de risque »
D’où la nécessité de moyens d’investigations, d’analyses, d’objectivation sérieux et éprouvés, aussi larges que possible a priori. Les facteurs de risque sont nombreux, les spécialistes des différentes disciplines (psychologie du travail, sociologie du travail, économie du travail, ergonomie, droit du travail, médecine du travail…) les ont investigués avec énormément de finesse. On peut en approcher une trentaine au moins, qui ne peuvent être confondus. Ainsi par exemple, il serait absurde de n’étudier une situation de travail qu’à l’aune d’un seul facteur (les objectifs inatteignables, ou contradictoires, le manque de reconnaissance, le manque d’autonomie, la perte de sens, le conflit de valeurs, la difficulté à mener de front travail et vie de famille, l’incertitude sur l’emploi, les relations de travail dégradées, un parcours sans avenir…). Enfin, si approcher ces facteurs, un par un, dans une situation de terrain reste relativement accessible, passer de cette image par points à une image d’ensemble est nettement plus ardu. Pour ce faire, le besoin de vrais « généralistes » se fait cruellement sentir dans le paysage actuel.

 

Construire un plan de prévention et de traitement qui croise tous les aspects

Après l’analyse, le diagnostic, vient maintenant le temps du traitement, curatif, et mieux quand c’est encore temps, préventif. Comment agir sur ces facteurs, non pas isolément mais d’une façon systémique. Ici précisément se tient sans doute le nœud actuel le moins fréquenté et peut-être la vraie chance de salut de ces questions : Progresser dans le débat de terrain sur les équilibres à construire entre des enjeux largement contradictoires. Soyons très concret sur un exemple : Comment réguler la charge de travail d’une unité, en tenant ensemble les objectifs de production, les attentes individuelles de reconnaissance, les réalités différentes de compétences, d’appétences, de performances, et enfin le souci d’équité et d’efficacité collective ? Les choses se compliquent encore si cette charge est changeante, aléatoire, peu prévisible, demandant des adaptations fortes…

C’est en « tenant ensemble » ces facteurs que des équilibres réalistes entre performance et santé deviennent crédibles, sinon « demande d’autonomie » ou « besoin de reconnaissance », par exemple, restent au stade de vœu pieux. Impossible de démêler cet écheveau sans convoquer ensemble, chacun dans son rôle, le prescripteur des objectifs, le responsable managérial, la fonction Ressources Humaines, le représentant du personnel et le salarié lui-même, et enfin le médecin, voire l’inspecteur du travail. L’apprentissage de cette co-activité (comme on dit depuis des décennies dans le Bâtiment Travaux Publics où sur un même chantier travaillent ensemble les différents corps de métier) n’est pas encore familier sur nos sujets dans les entreprises. La qualité d’un dialogue social respectueux et conscient entre partenaires également formés est donc cruciale.

 

Il faut en finir aussi avec cette opposition stérile entre les préventions primaire (en amont, la véritable « prévention »), secondaire et tertiaire, car comme pour la grippe, l’incendie ou l’accident de voiture, bien sûr il faut avant tout en éviter l’occurrence, mais dès lors que le sinistre est là, il faut au mieux en éviter la complication et en traiter les effets. D’où cette idée, évidente dès qu’on est proche du terrain, qu’un plan global doit embrasser les trois stades alors que certains ne jurent que par le primaire tandis que d’autres se contentent de ne mettre en place que du tertiaire.

 

Identifier les marges de manœuvres
L’identification rigoureuse des réelles marges de manœuvres de chacune des parties prenantes est une condition réaliste du succès. Exemple fréquent : où et par qui sont décidés les modes et outils de gestion, les politiques de Ressources Humaines, ou bien les objectifs et moyens de production ? Parfois bien loin des interlocuteurs immédiats. Ne pas se tromper d’ordre du jour ou de destinataire de ses questions, mais plutôt trouver les canaux et les moyens efficaces de l’action est un préalable majeur.

A l’extérieur enfin, les spécialistes qui peuvent éclairer ou accompagner les entreprises sont plus accoutumés à se succéder qu’à réellement travailler ensemble en interdisciplinarité. Des progrès significatifs sont nécessaires ici.

 

En résumé, cette complexité nécessite une approche très globale, portée pour être crédible par la plus haute direction (comme le préconise en tout premier lieu le rapport Lachmann et al., et ensuite pilotée opérationnellement par un comité transversal où seront représentées toutes les parties prenantes, animée par un bon généraliste qui saura tenir ensemble les différentes dimensions (stratégiques, organisationnelle, managériale et individuelles) aux différents stades de la prévention (primaire, secondaire et tertiaire).

 

Voilà brièvement quelques directions concrètes qui donnent à espérer, au travers d’exemples de plus en plus nombreux, également encouragés et incités par les pouvoirs publics, que ce travail sur le travail change, à tous les niveaux des entreprises ou des organisations, les victimes en acteurs de leur santé et de leur réalisation au cœur de leur activité professionnelle.

 

Comment ne pas voir enfin combien cette approche très pragmatique des chantiers à mener dans l’entreprise s’agrège en défis sociétaux majeurs qui nous pressent, comme par exemple : comment soigner le travail et protéger l’emploi ? Comment articuler la satisfaction individuelle et le climat collectif ? Y compris entre ceux qui travaillent et les autres (les plus jeunes, les plus vieux, ceux qui sont sans travail), comment réussir le mix des générations, concilier les représentations si différentes du travail et de son rôle dans la vie, comment trouver pour la santé au travail sa juste place dans la santé publique, dans une société qui souvent broie et désespère, comment s’adapter aux évolutions du monde et protéger en acteurs responsables, les équilibres qui doivent l’être ?

 

Si le travail ne doit pas être le seul centre de la vie humaine ni le seul ressort de la santé, il en demeure à coup sûr un centre vital qui demande toute notre attention, notre intelligence collective et notre courage d’agir.

 

Benjamin Sahler est consultant et ancien responsable régional à l’ANACT

 

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