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Une tête bien faite est préférable à une tête bien pleine. Le film « Ce n’est qu’un début » fait plus que nous rappeler ce qui est autant une vérité élémentaire qu’un lieu commun sans effets réels. Ce documentaire nous montre comment l’école, lorsqu’elle ne se préoccupe pas prioritairement de classer ou de sélectionner ses élèves, peut y contribuer. Et s’il s’agit ici de classes maternelles, rien ne nous empêche de le faire « tout au long de la vie ».

 

maternelle

Que Pascaline Dogliani, animatrice de ces ateliers philo en classe maternelle, me pardonne la comparaison qui suit. Le film « Ce n’est qu’un début » n’a rien de commun avec « La philosophie dans le boudoir », ouvrage du Marquis de Sade sous-titré «les instituteurs immoraux », qualificatif tout à fait infondé en ce qui la concerne. Sauf peut-être ceci qu’en pratiquant la philosophie dans une classe maternelle située en ZEP (zone d’éducation prioritaire) ou dans un boudoir, c’est-à-dire là où on ne l’attend pas, elle ouvre sur des réflexions qui dépassent largement le sujet traité. Sade concluait les échanges libertins (et plus !) entre Eugénie, le Chevalier de Mirvel et son ami Dolmancé par son pamphlet « Français encore un effort si vous voulez être républicains ». Le film-documentaire de Jean-Pierre Pozzi et Pierre Barougier « Ce n’est qu’un début », dont les protagonistes s’appellent Abderhamène, Louise, Shana, Azouaou, Kyria ou Yanis, mériterait lui d’être suivi de réflexions qui pourraient s’intituler « Français encore un effort, si vous voulez être démocrates ».

 

Reprenons. Une jeune femme, professeure des écoles, travaillant en lien étroit avec sa directrice, propose à ses élèves âgés de trois à cinq ans, des « ateliers philo » deux à trois fois par mois. Assis en cercle autour d’une bougie allumée rituellement pour annoncer le début de l’atelier, les enfants sont invités à s’exprimer, à dire ce qu’ils pensent. Ils tentent de répondre, sans le secours des « auteurs au programme », on s’en doute, à des questions réputées être des questions « philosophiques » : c’est quoi l’amour ? c’est quoi la liberté ? c’est quoi un chef ? c’est quoi être intelligent ? c’est quoi la différence ? etc. Cette dernière question posée en plein (faux) débat sur l’identité nationale donne lieu par exemple à des échanges très matures, très responsables, inquiets quelquefois, sur la couleur, le métissage, le handicap. Les prises de paroles commencent presque toujours par une phrase montrant que celui qui parle tient compte de ce qui vient d’être dit. Quitte à ce que cette liaison soit négative. La formule « je ne suis pas d’accord, … » est souvent utilisée. Ne vaut-elle pas mieux que cette habitude d’adulte qui nous fait démarrer une intervention, surtout si elle se veut assassine, par le rituel « je partage ce qui vient d’être dit, mais, …. » !

 

Au-delà des réflexions sur chaque thème, au-delà des questions nouvelles qu’elles appellent, le film montre magnifiquement la progression des élèves tout au long des deux années qu’a duré le tournage. Exprimer ses idées de manière intelligible, argumenter et s’écouter les uns les autres, accepter les désaccords sans rompre l’échange, nécessite un apprentissage. Cela vient petit à petit en pratiquant. En deux ans, les changements sont flagrants. Les enfants n’ont pas seulement grandi en taille. C’est leur capacité à discuter, à se reprendre, à construire collectivement des réponses à des questions difficiles, ainsi que leur plaisir de la faire, qui ont grandi. Pascaline Dogliani intervient de moins en moins alors que la richesse des échanges « philosophiques » augmente. Le savoir est approprié. Si bien que nous les voyons poursuivre la réflexion le soir avec leurs parents, ravis d’être pour une fois préférés aux écrans de la télévision ou de l’ordinateur.

 

Il n’y a pas eu véritablement d’apprentissage structuré comparable à celui qui leur permettra d’apprendre les fondamentaux, à lire et à compter. Il n’y a pas eu d’évaluation et de classement. Les ateliers philo ne sont pas non plus des moments de jeu ou de divertissement. Ici pas de mots d’enfants tellement touchants, tellement drôles, tellement « enfants » ! Il n’y a pas non plus d’enseignant attachant, courageux, fier de sa vocation et s’interrogeant sur ce que devient son métier lorsque les campagnes se dépeuplent ou que les quartiers se peuplent de jeunes aux « origines difficiles ». C’est probablement la raison qui fait que « Ce n’est qu’un début » n’a pas eu le succès de « Etre ou avoir » ou de « Hors les murs ». La vedette ici c’est la pensée elle-même, ou plutôt c’est la joie de se sentir capable de penser, autorisé à le faire, reconnu et respecté en le faisant. Cette joie est constamment présente à l’écran. Elle resplendit.

 

Mes réflexions à la suite du film ne sont pas pédagogiques, ni sociologiques, ni morales. Elles portent sur les finalités de l’éducation et de la formation. Il est possible d’en distinguer trois. La première est utilitaire. À terme elle fait de chaque élève un professionnel. Elle vise l’employabilité. La seconde est normative. Grâce à l’apprentissage des lois et codes sociaux, des règles du jeu, l’école cherche à intégrer, elle vise à rendre conforme. Il y a peu de chances que ces deux objectifs soient oubliés. Les controverses portent sur les moyens de les atteindre « de nos jours », pas sur les objectifs eux-mêmes. Car l’école et la formation ont une autre finalité qui est l’oxygène des deux autres. Non pas qu’elle soit à leur service. Elle peut les conforter comme les contredire. Cette troisième finalité est toujours en tension avec les deux autres, qui sans elle se recroquevillent, se dessèchent, se sclérosent. Elle s’appelle émancipation, citoyenneté, réflexivité. Elle est censée nous apprendre à penser de façon autonome, à exercer notre esprit critique, à argumenter, à écouter, à penser avec les autres, à penser en citoyen. Le faire lorsqu’on est « tout petit » et qu’on a la chance d’habiter Le Mée-sur-Seine, c’est bien. Le faire « tout au long de la vie », c’est mieux.

 

 

Ce n’est pas seulement parce qu’elle est consubstantielle au fonctionnement du régime politique qui est le nôtre que la liberté d’expression est une vertu démocratique. Ce pouvoir de « prendre la parole » caractérise au plus profond de lui-même l’homo democraticus. Celui-là même qui, pendant ses heures de travail, étouffe de ne pouvoir parler vraiment de ce qu’il fait, de ne pouvoir débattre vraiment de ce qui en fait un travail de qualité, de ne pouvoir réfléchir vraiment au sens que tout cela peut bien avoir. A quand des ateliers philo sur « c’est quoi mon travail ? ».

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.