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Nous n’aimons pas les conflits. Je ne parle pas des simulacres, des postures et des rituels avantageusement mis en scène, des excommunications pour la galerie, mais des vrais conflits, ceux dont l’issue est aussi incertaine que vitale pour ceux qui s’y engagent. L’indignation est réputée vertueuse. Le conflit est réputé détestable. La mémoire des conflits, de leurs dommages collatéraux et de leurs échecs répétés à atteindre les nobles objectifs annoncés, nous hante dans le domaine militaire, mais aussi dans le domaine social. Au mieux, nous les qualifions de solutions « en toute dernière extrémité ». D’un côté la guerre, de l’autre la paix. Le choix est vite fait. Et si, ainsi posée, l’alternative était trop simpliste ?

 

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Quel est le problème ? Il n’est peut-être pas dans le conflit lui-même, admettons ici que ce soit vraiment un dernier recours, une exception funeste -il n’y a pas de guerre propre, le droit est toujours supérieur à la force, le dialogue plus fructueux que l’opposition radicale, l’Etat doit garder le monopole de la violence légitime, on ne met pas fin à l’anthropophagie en mangeant les anthropophages, …- mais dans ce que nous proposons de faire pour éviter ces conflits. Car de deux choses l’une ; soit nous vivons dans un monde parfait, dans lequel il y a symbiose entre les intérêts individuels, les intérêts de nos amis et l’intérêt général, soit il nous faut bien arrêter des décisions qui vont s’imposer à tous, régler nos différends, protéger nos singularités comme autant de différences, …. En attendant d’entrer dans le monde des bisounours, comment faisons-nous ? La réponse théorique est toute prête : la démocratie, la négociation, la discussion, …. La réponse pratique est moins assurée. Concrètement comment ça se passe ?

 

Il ne s’agit pas, ou pas seulement, de distinguer la démocratie représentative et la démocratie participative, la légalité et la légitimité, de préférer la négociation à l’information-consultation ou de s’interroger sur les avantages et les inconvénients de la co-gestion. Il est peut-être plus utile de mettre au jour la différence entre accord et consentement, rarement évoquée. Nous prenons souvent l’un pour l’autre, la justice les assimile, et c’est la source possible de beaucoup de confusion. Le consentement n’est pas l’approbation. Souvent lors de réunions, organisées dans le cadre de la « bonne gouvernance », après le diagnostic partagé, le tour de table et les échanges qui vont avec, au moment où les conclusions doivent être énoncées et les décisions prises, elles font plus l’objet d’un consentement que d’un accord.

 

Le consentement ne nous engage pas vraiment

Nous pouvons consentir aux propositions du « président de séance » ou de la « puissance invitante » parce que nos réserves ou désaccords sont mineurs. Nous consentons souvent parce que nous avons des difficultés à formuler nos objections, nous consentons parce que l’heure tourne et que d’autres engagements nous dissuadent de relancer les discussions (c’est l’heure du dîner par exemple). Nous consentons parce que s’opposer serait compliqué. Il nous faudrait donner des explications que nous préférons garder à ce moment-là pour nous. Ceux qui ne consentent pas risquent toujours de se mettre en marge et ne plus être « autour de la table » lors de prochaines invitations. Nous consentons parce que le rapport des forces à l’instant nous y incite. Si notre désaccord est solide, nous dénoncerons ce consentement donné dès que la force se sera éloignée. A l’inverse, il nous arrive de ne pas consentir, ou alors du bout des lèvres, à une idée que nous approuvons pleinement parce que celui qui l’a émise n’est pas de « notre bord ». Le consentement ne nous engage pas vraiment. S’il nous arrive de revenir sur des accords, il nous arrive encore plus de revenir sur des consentements. Sans états d’âme. Beaucoup d’ambiguïtés et de déceptions quant aux « diagnostics partagés » qui précèdent tant de dispositifs publics, viennent de cette confusion.

 

Le compromis n’est pas le consensus

A l’opposé, se mettre d’accord, construire un accord, engage pleinement. Il y faut du temps bien sûr. Il faut accepter la possibilité que les oppositions s’expriment -qu’il y ait des conflits- et aussi qu’in fine les « parties prenantes » ne soient pas d’accord et l’expriment. Un compromis est alors possible. Un compromis négocié (âprement selon le vocabulaire habituel) vaut mieux qu’un consentement rapidement donné au nom du consensus obligatoire présenté comme la seule alternative au conflit « destructeur ». Le compromis n’est pas la guerre dans laquelle il nous faut « vaincre ou périr », il n’est pas non plus le consensus dans lequel nous sommes par principe tous d’accord du début à la fin du processus. C’est pour ça qu’il engage ceux qui y apposent leur signature d’acteurs autonomes et responsables. Il les engage à abandonner la culture héroïque du tout ou rien au profit d’une culture pratique des processus, consubstantielle à celle du compromis, processus au cours desquels il n’y a qu’avancées insuffisantes, solutions partielles, équilibres provisoires, et… résultats réels.

PS : Pour continuer à alimenter la rubrique Cinéma de Metis (le cinéma, art et industrie à la fois, mondial depuis son origine, est en soi une activité Metis…) je veux signaler le récent film de Abdelatif Kechiche « Venus noire ». Il illustre parfaitement ce clivage. La « Vénus noire », Saartje Baartman, est en permanence « consentante ». Pour quitter son pays l’Afrique du Sud, lors des représentations durant lesquelles elle est objet de curiosité et de voyeurisme, lors du procès de son « impresario » et bourreau, pour venir en France ensuite. Consentante au bordel enfin. Pourtant elle n’approuve rien, elle n’est d’accord avec rien.

 

Le clivage n’est pas entre ce qu’elle accepte, presque tout, et ce qu’elle refuse contre toute attente : se mettre nue devant le professeur Cuvier. Sa tragédie est entièrement dans la tension insupportable entre le consentement qu’elle donne – elle pourrait dénoncer son « protecteur » lors du procès, les juges l’attendent et les spectateurs l’applaudiraient- et cet autre chose qu’elle aperçoit mais qu’elle ne parvient pas à formuler. Cet autre chose qui lui donnerait sinon une dignité, du moins le respect et l’estime d’elle-même, ce serait faire ce qu’elle approuve, s’engager dans ce qu’elle fait parce qu’elle y exprime son savoir faire (de musicienne ou d’actrice par exemple), qu’elle y voit le fruit de son œuvre peut-être, le résultat de ses convictions ou de ses envies plus simplement. Qu’elle lui montre les particularités de son anatomie ou non, qu’elle réponde ou non à l’obscénité de cette folie de vouloir tout voir, elle déteste rencontrer Monsieur Cuvier tout autant que ceux qui paient pour voire son corps étrange ou pour une étreinte tarifée. Elle voudrait être ailleurs, avec des personnes de meilleure compagnie. Elle n’est pas empêchée de le faire. Simplement, elle ne les trouve pas ; elle ne les cherche pas d’ailleurs. Il n’est pas innocent qu’in fine ce soit l’alcool, clairement montré comme une addiction, qui devienne son recours et son secours. Consent-on à une addiction ? La réponse est impossible.

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.