À Paris, Londres ou Varsovie, des nappes phréatiques polluées au radon 226 et des sols intoxiqués par des métaux lourds ? Ce scénario catastrophe est déjà une réalité dans plusieurs Etats américains : Pennsylvanie, New-York, Texas, Alabama… suite à l’extraction de gaz de schistes.
Depuis 2008, de nombreux permis d’exploration se négocient en Europe, souvent à l’insu des opinions publiques. La saga des révélations ne fait que commencer. De nombreux représentants politiques, citoyens et scientifiques en Amérique du Nord et en Europe se sont mobilisés autour des risques environnementaux et sanitaires. Le New York Times a dévoilé 30 000 documents confidentiels accusateurs provenant de diverses sources, dont l’EPA, l’agence américaine de protection de l’environnement, et l’industrie. En France, un moratoire suspend ainsi temporairement les forages jusqu’au 15 juin. Mais la question pourrait se traiter à l’échelon européen.
« L’acceptation par les populations sera la question-clé », déclarait fin janvier en off un spécialiste de Total au Monde à propos de l’exploitation des gaz de schistes. Après la saga aboutissant à la suspension quasi-complète des cultures OGM en Europe, l’extraction du gaz de schistes pose à nouveau la question de l’acceptabilité des risques sanitaires et environnementaux dans une Europe densément peuplée.
Car pour libérer ce gaz non-conventionnel pris dans la roche, il faut la fracturer. Des milliers de mètre cube d’eau, mêlées à du sable, à des produits chimiques et à « des petites billes de métal » selon Gérard Mestrallet, PDG de GDF-Suez, sont envoyées à très forte pression à 2000 m de profondeur. La fracturation provoque des micro-séismes ressentis à 3,4 sur l’échelle de Richter en surface. En principe, l’eau, les produits chimiques et le gaz sont récupérés, mais il arrive qu’ils traversent des roches perméables, les nappes phréatiques et polluent dangereusement les sols (voir l’application interactive d’Owni.fr : Attention forages à risques).
Le documentaire Gasland a fait office de détonateur (il est visible en streaming sur Dailymotion). L’Américain Josh Fox a enquêté, quand des industriels ont proposé de prospecter sur ses terres du Delaware. Il a parcouru les États-Unis (500 000 puits répartis dans 31 États), et rapporté des images sans appel. Nappes phréatiques contaminées, sols dont sourdent des produits chimiques, rejet de gaz toxiques, eau du robinet troublée par des produits chimiques voire radioactifs. Il ne s’agit pas de simples incidents d’extraction. Les compagnies gazières avaient eu l’aval de l’ancien président George Bush pour exploiter sans tenir compte du Water Quality Act (qui protège les ressources en eau potable). Cette pollution provoque des milliers d’intoxications, cancer, maladies respiratoires, cardiaques, nerveuses chaque année.
La production de gaz de schistes représente 10% de la matrice énergétique américaine et 2,8 millions d’emploi. L’État de New-York (entre autres) tente d’imposer un moratoire sur les forages, qui menacent son bassin versant. Le gouvernement fédéral se donne « deux ans pour faire une étude sérieuse », faisait remarquer l’eurodéputée Corinne Lepage, vice-présidente de la Commission environnement du Parlement Européen, lorsqu’elle a interpelé la Commission Européenne le 8 mars dernier. Si les précurseurs même de ces techniques considèrent qu’elles sont faillibles, les élus écologistes estiment qu’ils ont le devoir de s’inquiéter, car des permis d’exploitation couvrent déjà huit pays de l’UE.
Évaluer les impacts
Experts et parlementaires européens se sont donc lancés dans une course aux évaluations pour peser l’intérêt économique de l’extraction des gaz et ses risques pour la santé et l’environnement. Aux experts d’évaluer le potentiel énergétique des sous-sols européens. À la commission environnement d’étudier sa possible nocivité sur la santé et l’environnement.
« Définir une véritable politique énergétique et agir au niveau européen, c’est la seule manière de peser contre les multinationales, parce qu’elles attaquent pays par pays et que les États sont laxistes » déclarait José Bové devant l’association des Journalistes Européens le 24 février dernier. Le militant anti-OGM français qui a rejoint le Parlement Européen en juin 2009 sous l’étiquette d’Europe Écologie soupçonne les compagnies pétrolières et gazières de s’être partagé « le gâteau européen, sans appel d’offres ». Ainsi en France, « nous voulons examiner tous les documents d’octroi de permis, car on ne peut pas faire confiance à l’État sur la manière dont il a procédé ».
Les compagnies minières prétendent prospecter. Or, prospecter cela signifie fracturer et exploiter, car le code minier français autorise aux détenteurs de « permis exclusifs de recherche » (PER-H pour « hydrocarbures ») l’extraction et même la commercialisation des produits extraits.
En Europe, des puits ont déjà été forés en Pologne, sans faire de vagues, alors qu’en Allemagne et en Suède ils ont provoqué l’ire de l’opinion publique. Des permis couvrent déjà cinq autres pays : France, Royaume-Uni, Autriche, Hongrie et Roumanie. Cette carte localise les gisements et les entreprises impliquées. Elle est tirée d’une présentation de l’entreprise Toreador, qui envisage de forer dans l’Est du Bassin Parisien. Récemment relocalisée en France, son vice-président n’est autre que Julien Balkany, le frère du sulfureux maire de Levallois.
En Allemagne
Les premiers forages-tests sont en cours. Le géant américain Exxon-Mobil est en Basse-Saxe et Rhénanie du Nord. Il y partage le terrain avec la BNK Petroleum, qui avec la Thuringe et la Saxe-Anhalt, couvre 9700 km2 soit 2,7 % du territoire allemand. La britannique 3Legs Resources a aussi obtenu deux permis dans le Bade-Wurtemberg sur 2 550 km2. Enfin, la canadienne Realm Energy s’est implantée à 100 km à l’Ouest d’Hanovre sur 64 km2.
En août dernier, le Spiegel dénonçait une véritable « roulette russe des matières premières ». Pour ne plus être dépendant du gaz russe justement, « les entreprises veulent exploiter du gaz de schistes avec de nouvelles méthodes d’extraction qui utilisent des produits chimiques dangereux. Le gouvernement se fourvoie sur l’opportunité de ces techniques et occulte les risques écologiques » insistait l’hebdomadaire.
Un premier collectif baptisé « Gegen Gasbohren » (Contre les forages gaziers) s’est constitué. Son site internet actualise un agenda recensant toutes les réunions d’information à travers l’Allemagne, ainsi que des films et des reportages. Dernièrement la régie publique de distribution d’eau de Rhénanie du Nord s’est opposée à l’implantation de nouveaux forages d’Exxon-Mobil, car « la qualité de l’eau potable serait mise en péril ». Des élus Verts de certains Länder ont cherché à ouvrir le débat à l’échelon régional. Ils battent en brèche les arguments sur l’indépendance énergétique, car les réserves totales dans le sous-sol allemand couvriraient à peine un an de la consommation totale (171 millions de m3). Leurs interrogations ne sont pas encore parvenues jusqu’au Bundestag, muet sur la question.
En Pologne
L’opinion publique polonaise est massivement favorable aux gaz de schistes, dont l’exploitation pourrait l’émanciper du gaz russe. Le gouvernement a ainsi accordé une cinquantaine de permis de recherche ne suscitant qu’une timide réaction des Verts.
Ils couvrent trois zones : bassin de la Baltique au Nord, bassin de Podlasie à l’Est de Varsovie et bassin de Lublin au Sud-Est jusqu’à la frontière avec l’Ukraine. De nombreuses sociétés étrangères sont impliquées : des majors américains et canadiennes (Exxon, Conoco Phillips, Chevron) ainsi que plusieurs petits indépendants anglo-saxons : Marathon Oil et Lane Energy et Aurelian Oil & Gas, dont le PDG Rowen Bainbridge assurait au Sunday Time : « ce sont les dispositions fiscales les meilleures du monde. Le gouvernement créé de vastes incitations commerciales pour favoriser cette exploitation ». Alors qu’en Hongrie, le manque de facilités a poussé Exxon-mobil à abandonner en février, selon Bloomberg.
En Suède
Shell prospectait dans la région de Scanie, à l’extrême Sud de la Suède, à l’Est de Copenhague. L’opinion publique suédoise s’était inquiétée. Le changement de gouvernement à l’automne 2010 semble avoir gelé les forages, d’après l’agence Reuters.
Au Royaume-Uni
Le Ministère de l’Energie et du changement climatique ont refusé de poser un moratoire à la demande de plusieurs collectivités locales (notamment Blackpool dans le Lancashire) et de scientifiques. Il considère que « les risques sont infimes », rapporte le Guardian en janvier dernier.
En France
À l’automne, le site OWNI détaillait les dessous de l’attribution des permis (dont une carte est régulièrement mise à jour par le Ministère de l’écologie). Certains élus n’étaient même pas au courant. Ce que dément la direction générale de l’énergie et du climat qui assure que les procédures officielles ont été suivies à la lettre : de l’ouverture à la concurrence à la consultation des services locaux. Depuis fin mars, OWNI a lancé un clone de wikileaks baptisé OWNIschistes, pour permettre à tout ceux qui le souhaitent de leur faire parvenir des documents de manière sécurisée et anonyme.
Ces permis exclusifs couvrent à présent 1/8 du territoire, et parfois des parcs nationaux protégés (comme celui des Cévennes). Dans le Sud-Est, Total, GDF-Suez associé à la firme américaine Schuepbach Energy LLC, comptent prospecter sous le plateau du Larzac et en Ardèche. Le groupe European Gas Limited (australien) aurait eu un permis d’exploration dans le Nord-Pas-de-Calais et cinq autres permis en Lorraine, dans le Jura, la Loire et les Bouches-du-Rhône. Quant à Toreador, elle a acquis plusieurs permis dans les départements de Seine-et-Marne, de l’Aisne, de l’Aube et de la Marne, et souhaiterait s’étendre jusqu’à la Lorraine.
En février, 80 parlementaires ont signé une motion parlementaire « contre l’exploitation du gaz de schiste ». Parallèlement, des manifestations ont eu lieu. Si elles sont un exercice coutumier sur les plateaux du Larzac, elles le sont moins dans la Brie noire à Doue en Seine-et-Marne. Selon le site OWNI, des militants locaux ont récemment découvert que l’arrêté préfectoral du 12 février 2009, autorisait la société Vermillion, à injecter dans le sol 220 000 mètres cubes d’eau par an jusqu’en 2010, puis 145 000 mètres cubes ensuite. La source est une nappe phréatique « courant sous le tiers de la Seine-et-Marne, la « nappe de Champigny » pourvoit aux besoins en eau potable de 10% des Parisiens et de nombreuses communes de la Petite et de la Grande couronne, soit quelques centaines de milliers de personnes ». Or l’été, elle est souvent en « seuil de crise renforcé », le plus haut niveau d’alerte sécheresse. En ponctionnant dans ce réservoir, les projets de forage puisent dans « une oasis au bord de la désertification », l’exposant à des fuites de polluants.
En France, « le droit de l’environnement est totalement oublié, il ne s’applique pas, nous sommes hors-la-loi. Les populations ne sont pas prévenues, il n’y a pas d’enquête publique, il n’y a pas d’étude d’impact, il y a une dissimulation des produits chimiques dangereux qui sont utilisés » a précisé Corinne Lepage interpelant la Commission Européenne.
Face à la pression, Nathalie Kosciusko-Morizet, ministre de l’Écologie, a déclaré un moratoire début mars et la suspension des forages jusqu’en juin prochain. D’ici la remise de plusieurs rapports, demandés par les ministres de l’Energie Eric Besson et de l’Ecologie au Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGIET) et au Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), la sénatrice Nicole Bricq prévoit d’interroger le 5 avril prochain, le ministre du Budget sur la fiscalité applicable aux sociétés de recherche et d’exploitation des hydrocarbures liquides ou gazeux, qu’elle trouve étrangement favorable, vu les enjeux de santé publique.
« C’est à l’État de dire si on peut exploiter convenablement ou pas. Si nous n’avons pas de technique qui préserve l’environnement, on ne le fera pas » assurait Gérard Mestrallet, PDG de GDF-Suez aux journalistes de l’information sociale le 15 mars dernier. L’État et pas l’Europe. À suivre…
À lire :
CAS, note d’analyse sur les gaz et huiles de schiste.
Des scientifiques de Montpellier qui proposent une expertise indépendante des groupes miniers et pétroliers.
Un bilan des mobilisations populaires
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