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par Jan Smolenski

Ils se retrouvent pour boire un verre, écouter un concert ou apprécier la performance d’un artiste d’avant-garde. Ils aiment débattre sans fin d’un système politique jugé perverti et des médias intoxiqués par la pensée libérale. Ni cocos, ni cathos, ils sont la nouvelle gauche polonaise : cultivés, urbains, affables, intransigeants, dynamiques, férus de nouvelles technologies. Leur centre névralgique est la revue Krytyka Polityczna (« critique politique »), revue trimestrielle fondée en 2002. Le journaliste Jan Smoleński y contribue sur les questions sociales et politiques. Il a fait part à Metis de sa vision de la société, des questions sociales qui la traversent, du rôle des syndicats après Solidarnosc.  

 

kriticja

Sur la toile polonaise, le site de la revue gagne en popularité, séduisant même des jeunes non politisés. Après la catastrophe aérienne de Smolensk(1), le 10 avril 2010, c’est là qu’on a pu lire les premières analyses sur les excès du deuil national. « Pourquoi ouvrait-on les églises, mais fermait-on les théâtres ? Les tragédies ne rendent pas nobles, c’est plutôt le contraire. On peut devenir bête à cause de la foule. La Pologne a besoin d’une psychothérapie. »

 

 

La société polonaise ne semble pas traversée par des conflits sociaux majeurs. Qu’est ce qui mobilise les jeunes par exemple ?

Alors que le processus de Bologne (2) a déclenché de nombreuses manifestations en Europe, les étudiants polonais sont restés silencieux. Ils ne sont pas descendus dans la rue même quand le ministre des sciences et de l’enseignement  supérieur a annoncé qu’ils pourraient avoir à payer leurs études. Cette malheureuse apathie de la jeunesse polonaise est représentative de la société toute entière. Pendant les années de passage au capitalisme, les citoyens ont dû trouver des stratégies individuelles pour s’accommoder de problèmes systémiques tel le chômage. Le soutien initial de l’opposition démocrate a été instrumentalisé pour mettre en place une politique économique et sociale néo-libérale. On a confondu démocratisation et néo-libéralisme : le capitalisme a été perçu comme le moyen de réparer les lacunes évidentes de démocratie du régime communiste. Ainsi, les élites politiques ont pu introduire des solutions néo-libérales, telle la récente déréglementation du système de santé qui va être traduite en action politique sans véritable opposition sociale. Seul le syndicat des infirmières, soutenu par Krytyka Polityczna s’y oppose. 

 

En quoi le conflit des personnels soignants est-il typique des situations de travail en Pologne ?

La déréglementation du système de santé est assez typique des relations sociales en Pologne. Une loi récemment adoptée permet de précariser l’emploi des infirmières dans les hôpitaux, ceci pour éviter les coûts de main d’oeuvre et les limitations légales de la durée du travail. Le développement des travailleurs indépendants (les personnes concernées ne sont pas payées comme des employés, mais comme des sous-traitants), institutionnalise la privatisation des problèmes sociaux. Les travailleurs indépendants sont privés des droits que garantissent les lois sur le travail, y compris les indemnités maladie, les congés parentaux ou les congés payés et ils ne peuvent s’organiser en syndicat. Ils supportent eux-mêmes les dépenses de protection sociale. Les femmes sont particulièrement touchées par cette forme d’exploitation. Cela affecte également le budget de l’Etat, les contributions de sécurité sociale étant inférieures pour les travailleurs indépendants et le taux d’imposition étant unique (19%), quel que soit le salaire. Quand aux employés sous contrat, un tiers d’entre eux travaillent à temps partiel, ce qui permet de les forcer à faire des heures supplémentaires et d’éviter qu’ils s’organisent en syndicat. La précarité est probablement un futur vecteur de changement, même s’il reste beaucoup à faire pour modifier les perceptions actuelles, particulièrement chez les jeunes. Les idéologues néo libéraux, dont beaucoup viennent de l’ancienne opposition démocrate, perçoivent ces changements comme des étapes nécessaires à la déréglementation, ou « la modernisation » du marché du travail.

 

 

Depuis Solidarnosc, comment décririez-vous le rôle du syndicalisme en Pologne ?

 Le legs du Solidarność initial, mouvement qui n’était pas de droite et qui a déclenché l’avènement de la démocratie dans les pays de l’Est, a été assujetti aux idéologies nationalistes et du marché. Il n’est plus perçu comme une organisation de défense des travailleurs réclamant l’amélioration des conditions de travail et une démocratisation, mais presque comme un soulèvement national contre la règle communiste imposée de l’étranger et pour la liberté, c’est-à-dire le marché libre.

Dans le contexte socio-économique qui est le nôtre, les syndicats, bien qu’acteurs souhaitables de la sphère politique, ont peu de chance d’influencer les processus. Ils ont été exclus des acteurs politiques légitimes et remplacés par une société civile mythique (qui n’existe pas réellement). On les caricature en défenseurs irresponsables d’un ordre économique archaïque.  Malheureusement, la plupart des jeunes, croient au mythe de la responsabilité individuelle et s’y conforment.

 

 

Votre pays n’échappe pas à la montée des populismes.

La situation institutionnelle et socio-politique a transformé les disparités sociales. Les différences de classe sont devenues plus complexes et intriquées dans d’autres divisions, de genre notamment et d’origine. Nous nous attendons à ce que les immigrés servent de bouc émissaire face aux difficultés économiques à venir, comme c’est le cas en Europe occidentale aujourd’hui. La situation s’est compliquée depuis l’intégration européenne. Il faut lutter pour davantage de démocratie à plusieurs niveaux. Au niveau national, il faut dénoncer des fantasmes idéologiques qui sont présentés comme des évidences par les partis de la droite traditionnelle et libérale. Une des urgences est de reconnaître que ceux qui sont présentés comme « des ignorants et des perdants » sont des victimes de l’ordre néo-libéral. Il faut porter leur voix dans le débat public. Sinon, la contestation et l’insatisfaction vont rester dans le camp de la droite populiste.

 

Au niveau européen, à cause du déficit démocratique institutionnel, la meilleure manière d’atteindre des objectifs progressistes est de créer une coalition basée sur la solidarité supranationale. La dimension sociale de l’Europe, ce serait de répartir les flux d’immigration et d’obliger les institutions à limiter le dumping social et fiscal pour contrebalancer le droit communautaire trop favorable au capitalisme.

 

 

 

(1) Catastrophe aérienne qui vit la mort du président Kaczynski et d’une partie de l’élite politique et militaire du pays

(2) Processus de remise à plat des parcours et des diplômes de l’enseignement supérieur dans l’Union Européenne

 

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