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L’employeur tient de son pouvoir de direction, né du contrat de travail le droit d’évaluer le travail des salariés. Sur la décennie écoulée, on a vu des entreprises rencontrer les juges pour encadrer l’usage de l’entretien annuel comme outil de gestion des rémunérations variables, pour justifier une décision de licenciement pour insuffisance professionnelle, voire pour pousser dehors des salariés en arguant de la non atteinte d’objectifs fixés ou plus largement d’une performance insuffisante.

 

L’entretien annuel peut discriminer, mais sous conditions

ranking

A l’occasion de litiges, une première jurisprudence est venue rappeler que, pour que l’entretien rentre dans le jeu de la rémunération, voire dans les arguments d’une licenciement, encore fallait-il que les objectifs soient définis de manière telle qu’ils soient réalisables, portés à la connaissance du salarié en début d’exercice et sans les modifier ensuite sans accord explicite du salarié si la rémunération est susceptible d’être réduite (Cass Soc. 7 juillet 2009). Une nouvelle jurisprudence (2 mars 2011) est venue assouplir cette dernière condition. La fixation unilatérale d’objectifs et les résultats de l’entretien peuvent tout à fait rentrer dans la détermination de la part variable, et participer à la justification d’une procédure de licenciement. Pour autant les juges peuvent être appelés à se prononcer sur la validité des critères proposés. Ainsi, le groupe WKF (Liaisons Sociales, Lamy…) a récemment été contraint, par un jugement du TGI de Nanterre le 5 septembre 2008, d’abandonner la mise en œuvre d’un processus d’entretien annuel (« eValuation ») voulu par l’actionnaire hollandais, aux motifs d’une imprécision des critères d’évaluation, et entre autres, d’une notation finale qui intègre à 50% de la note, des critères de comportement que l’on sait toujours bien difficiles à quantifier…

 

Le forced ranking même est légal, mais ce n’est pas une bonne idée
De même, entre 2002 et 2011, les juges ont été amenés à se prononcer sur la licéité du « ranking ». Cette mode notamment défendue par le célèbre Jack Welch de General Electric a tenté quelques temps les entreprises anglo saxonnes déjà coutumières de pratiques de notations à effet quasi mécanique sur la rémunération individuelle (part variable). Dans sa version « hard », appelée forced ranking, la direction impose à la hiérarchie de noter une part minimale de personnes en « low performers » et des parts préalablement déterminées sur les autres catégories de « performances » (autour d’une courbe de Gauss). La logique du système est alors clairement, non seulement de veiller à des évaluations bien discriminantes sur la rémunération, mais également de « cibler » les moins bons pour les accompagner dans un premier temps vers un « retour à la norme », vers la sortie dans un second temps. En France, des filiales de groupes américains l’ont tenté dans les années 2000-2004 (IBM, Hewlett Packard) se sont vues mises en cause pour des pratiques potentiellement discriminantes. Sur les 10 années écoulées, ces intentions se sont adoucies. Cette approche est licite (confirmée par un arrêt tout récent en cours d’appel du 08 septembre 2011) mais à condition de rendre « indicatifs » les quotas, que le classement s’appuie sur des critères « objectifs de compétences » et qu’il puisse être révisé. Cette catégorisation, sans choquer outre atlantique serait déjà largement abandonnée pour ses effets pervers intrinsèques, y compris au regard d’un usage de la notation qui décidément pose problème. En pratique, le ranking reste un réflexe mais il est maintenant acquis qu’il ne peut être en soi un argument suffisant de gestion.

L’entretien annuel peut nuire à la santé !
Enfin, l’entretien annuel est venu défrayer la chronique judiciaire en rejoignant le champ des risques psychosociaux. D’un coté les luges constatent que des « méthodes de gestion » peuvent être causes de stress. L’entretien annuel en fait partie évidemment. De l’autre les juges du fond sont compétents pour apprécier des organisations potentiellement dangereuses. On a la jurisprudence Snecma. Le 5 mars 2008, la Cour de Cassation confirmait le pouvoir d’appréciation des juges du fond de constater que l’organisation envisagée par un employeur est de nature à compromettre la santé et la sécurité des travailleurs. Ils peuvent alors en suspendre la mise en place, limitant ainsi le pouvoir de direction. Le CHSCT, sa consultation et son pouvoir de recours à expertise (sinon, le pénal), assortis de la menace de référés au civil susceptibles de bloquer des projets qui relèvent (ou relevaient) du « pouvoir de direction » sont confirmés par l’arrêt Mornay (28 novembre 2007). Il impose une consultation du CHSCT et une déclaration à la CNIL si le système est informatisé, au-delà de la consultation du CE s’agissant de « moyens et techniques permettant un contrôle de l’activité des salariés ». Le motif avancé est que l’entretien peut comporter des enjeux de « nature à générer une pression psychologique entrainant des répercussions sur les conditions de travail ». Si on y ajoute, l’arrêt du 10 novembre 2009 de la Cour de Cassation, qui précise que « peuvent caractériser un harcèlement moral les méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique », l’entretien annuel parmi d’autres outils ou initiatives des employeurs rentre dans la catégorie des substances licites mais potentiellement dangereuses pour la santé des travailleurs !
On comprend mieux cette consigne off d’un DRH prudent de détruire les entretiens après trois ans, pour éviter qu’ils n’en deviennent des armes contre l’employeur en cas de procédures en litiges…

 

 

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.