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Difficile d’écrire sur l’entretien d’évaluation « en général ». Depuis son entrée en scène dans les valises des démarches compétences et de GPEC, ses avatars se multiplient : entretien d’évaluation, entretien d’appréciation, de progrès ou entretien professionnel, entretien individuel, de mi-carrière et in fine, le très factuel et aseptisé « entretien annuel ».

 

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J’en oublie. Dans la pratique, et quelque soit la dénomination, ils vont de l’échange authentique, porteur de compréhension, de reconnaissance, d’estime de soi, d’un pouvoir accru sur son évolution professionnelle à une épreuve unilatérale accompagnée de menaces (implicites ou explicites) voire de sanctions, lorsqu’ils ne sont pas de simples rituels bâclés. On peut y traiter des enjeux professionnels (les objectifs, les compétences, les promotions, l’avenir de l’entreprise) et des enjeux financiers (les primes et augmentations). Le dialogue peut être chargé d’émotions (positives comme négatives) ou tout à fait désincarné. Ce grand écart entre idéal d’objectivité à propos d’une chose aussi importante que la valeur du travail et son simulacre, n’est pas dû à la psychologie des protagonistes, ni à la prétendue difficulté française à affronter des entretiens en face à face, mais d’abord à la confusion qui règne sur leurs objectifs.

 

Les débats actuels autour de l’ensemble des pratiques d’évaluation peuvent nous aider à sortir de cette confusion. La protestation énergique du monde des psychologues, psychiatres, psychanalystes, est très révélatrice. Il ne s’agit pas pour eux de refuser d’être évalué comme leurs détracteurs l’ont souvent dit. Leur contestation porte précisément sur les critères d’évaluation. Ce n’est pas le lieu d’exposer dans le détail les termes du désaccord. Disons que d’un côté sont privilégiés les indicateurs portant sur le diplôme et les résultats visibles à court terme et de l’autre la pratique, la relation nouée avec le patient et la recherche des causes du symptôme. On peut légitimement discuter du bien fondé des critères évoqués sans opposer caricaturalement les gestionnaires (du côté de l’horreur économique bien sûr) aux soignants (du côté de l’humanité souffrante évidemment…). Le problème est que le problème n’est pas formulé, qu’il n’y a pas de débat sur le choix et la construction de ces critères et indicateurs. Et donc pas d’accord possible. Il n’y a pas une évaluation à accepter ou à refuser. Il y a plusieurs évaluations possibles.

 

Une réflexion sur la question du métier

L’évaluation a la légitimité et seulement la légitimité des critères à partir desquels le jugement évaluatif est formulé. Jugements d’utilité contre jugements de beauté nous dit Dejours, critères technico-administratifs construits par des experts extérieurs à l’activité ou critères élaborés par la profession elle-même ? Ces derniers critères ne peuvent pas être ignorés sous prétexte des débats internes à la « profession » souvent divisée. Leur formulation peut au contraire être l’occasion d’une réflexion sur la question du métier, terme qui suggère autant le corporatisme que la valeur des savoir faire, mais qui résiste à toutes les modes managériales. Sans sacrifier pour autant la prise en compte sérieuse du coût et des questions financières.

 

Pour en revenir aux entretiens « d’évaluation » et donc aux entreprises où ils se pratiquent, il faut admettre que les deux parties, pour prenantes qu’elles soient, n’ont aucune raison d’attendre la même chose de cet entretien. Le « face à face » met en scène l’égalité fondamentale entre deux personnes, deux êtres ni plus ni moins humains l’un que l’autre. Il ne supprime pas la part de subordination et d’inégalité réelle inhérentes au contrat et à la relation de travail. Notre aspiration au consensus nous fait mettre en avant l’accord qui est censé résulter de cet entretien aux dépens du différent initial. Mais cet accord ne vaut que s’il résulte d’une expression des attentes réciproques, et donc d’une possibilité de laisser les contradictions, les divergences, les débats sur les critères d’un travail de qualité (Yves Clot) s’exprimer, se développer.

 

Sous couvert d’évaluation « objective » c’est bien souvent l’hypothèse fausse du taylorisme qui réapparaît : « on peut penser le travail sans le faire, on peut le faire sans le penser ». Au moins les bureaux des méthodes étaient censés affronter les problèmes et les contradictions (puisque les salariés en étaient jugés par principe incapables), et non les renvoyer vers la base (puisque dans les organisations « modernes » ces salariés sont censés trouver les solutions en situation, sur le terrain…..).

 

Peut importe alors la mise en scène. En fait de face à face et d’échange, il y a deux monologues parallèles. Schématiquement, spontanément l’une des parties à l’entretien veut parler du travail prescrit et de ce qui a été effectivement réalisé. L’autre a besoin de faire le point sur l’évolution de son travail réel et de savoir que la façon dont elle le vit est prise en compte. Les évaluations utiles doivent permettre de confronter ces deux logiques, de chercher à les rapprocher sans doute, mais aussi d’affronter les contradictions pratiques ou éthiques dont est tissée l’activité.

 

La reconnaissance passe par le regard des autres

Que conclure ? Un examen rapide peut faire dire que bien sûr les salariés n’aiment pas être évalués. Si c’est vrai il faut se demander pourquoi. Si chacun est conduit à tricher avec les procédures et les règles pour bien faire son travail et a peur d’être « découvert » lors de l’entretien avec son supérieur hiérarchique, qui faut-il incriminer : les règles qui se révèlent inopérantes et contradictoires, ou le salarié qui bricole pour se sortir comme il peut des situations qu’il rencontre ? Un examen un peu plus approfondi dit en fait le contraire. Chacun cherche à savoir comment son travail est jugé, apprécié. La reconnaissance passe par le regard des autres, des pairs, mais aussi de la « hiérarchie ». Mais à la condition bien sûr qu’on y parle du travail réel, tel qu’il se passe, et non pas d’un idéal de travail avec des clients parfaits, des machines parfaites, des collègues parfaits, des chefs parfaits…

 

Ce qui doit être pensé, ce n’est pas la batterie d’indicateurs idéale ni le guide d’entretien particulièrement intelligent, c’est le rôle des cadres et managers dans ce style d’organisation. Tant que les directions générales les considèreront comme leurs agents, chargés d’expliquer les stratégies (et les changements de stratégies !), de faire « passer la pilule » et non comme des médiateurs, des interprètes, il ne sera pas possible de sortir de l’impasse dans laquelle semble être, non pas seulement les entretiens d’évaluation mais une bonne partie du management, des salariés et donc de l’organisation des entreprises. Comme il n’y a pas de salarié parfait et toujours « motivé », il n’y a pas d’entreprise idéale dans laquelle les aspirations individuelles trouveraient forcément à s’épanouir. Mais renoncer à l’idée du meilleur des mondes, ne signifie pas qu’il faille renoncer à un monde meilleur. Un monde où on se parle….

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.