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Les mots du travail en Europe

publié le 2012-05-02

« Marché du travail », « taux d’emploi », « population cible », autant d’expressions banales du discours européen. Tellement banales qu’on n’en interroge jamais vraiment l’origine. Et encore moins les fondements idéologiques ou politiques. Pourtant les mots ne sont pas neutres. C’est la conviction de Corinne Gobin, Directrice du GRAID à Bruxelles, qui s’attache depuis 25 ans à montrer comment les mots s’inscrivent dans les luttes politiques de leur époque.

Corinne Gobin

Pour la chercheuse belge, il faut revenir sur l’histoire de la construction européenne pour en saisir le vocabulaire actuel. Celle-ci serait marquée par une double tendance. « La première, « classique », consiste à voir la CEE comme une reconquête du libéralisme sur le planisme de la CECA. » Mais l’essentiel ne serait pas là. « L’Europe c’est avant tout une autre façon de penser la société, selon une conception technique plus que politique. Les sociétés se « gèrent », elles ne se gouvernent pas. Et comme le capitalisme y est présenté comme la seule voie raisonnable et surtout conforme à la nature, il faut en isoler les passions « perturbatrices » propres au conflit politique. » Le problème, selon elle, c’est que cela revient « à supprimer purement et simplement toutes les grandes valeurs, toutes les institutions, tous les imaginaires qui ont permis d’essayer de tendre vers la démocratie. »

Une égalité « menaçante »
À commencer par ceux mis en place au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. « On assiste alors à l’institution d’un imaginaire égalitaire qui n’avait jamais existé. Et qui s’inscrit dans un rapport de force qui permet la mise en place d’un ensemble d’institutions sous la forme de l’Etat social de services publics. Celui-ci va induire une dynamique subversive pour le capitalisme (sécurité sociale, fiscalité directe redistributive, négociation collective, dépenses sociales, qualification professionnelle). En effet, ce système consomme la richesse produite en « droits sociaux ». Il laisse donc peu pour l’épargne, ce qui réduit fortement les possibilités d’accumulation financière. C’est pour cela que les libéraux et les classes dirigeantes disent que les Etats ont été « trop généreux » ».
Mais pour Corinne Gobin, la crise des années 70 va permettre d’enrayer cette dynamique et d’imposer un nouvel imaginaire. « D’abord par la culpabilisation, en rendant la hausse des salaires responsable de la stagnation. Ensuite en substituant l’aménagement du temps de travail à sa réduction généralisée, tel que le demandaient les syndicats. Il fallait casser le sentiment d’émancipation des travailleurs en réintroduisant de l’instabilité, de la précarité dans l’emploi. »

Les années Delors
Au niveau européen, c’est la nomination de Jacques Delors et le lancement du marché intérieur qui vont correspondre aux débuts de cette contre-offensive, particulièrement explicite sur le plan du discours. « Avant 85, le mot « travail » n’apparait généralement dans les discours d’investiture de la commission qu’en référence à son propre travail. Après 1985, il y a un effort systématique pour lier « travail » à « marché ». L’expression « marché du travail » n’était jamais utilisée avant cette date ! » On commence alors à tester des mots, des concepts, dans le but de transformer radicalement les rapports de travail. « Par exemple, « taux d’emploi » va progressivement remplacer « population active ». Parler de « population active » permettait de penser une société où l’on trouvait normal que des gens ne travaillent pas. Au contraire, l’expression « taux d’emploi » cherche à promouvoir une société où tout le monde doit se retrouver dans l’emploi, quel qu’il soit. »

 

La bataille de l’emploi…

Cette primauté de l’emploi se serait donc développée au détriment des conditions de travail et du salaire. « Mais les syndicats ne l’ont pas compris. Ils continuent de revendiquer « plus d’emplois », alors que ses nouvelles formes sont de plus en plus précaires et qu’elles fragilisent leur rôle dans la société ». De son côté, la Commission mènerait quant à elle un effort constant pour faire de l’emploi le lieu d’expression de la marchandisation du travail. « L’emploi devient un élément crucial pour améliorer la compétitivité et toutes les politiques sociales doivent permettre l’accroissement de l’emploi. On a donc une subordination complète du social vis-à-vis de l’économie. »

 

salaire emploi

L’emploi deviendrait ainsi un lieu de déqualification, notamment avec la promotion des « jobs » ou de la « formation continue ». « Les marchés seraient tellement mouvants que les profils de qualification changeraient tout le temps, ce qui permet de dire adieu à l’expérience professionnelle. » Dans ce contexte, le travailleur ne serait plus maitre de sa production. « Il est une espèce d’enfant, sans arrêt en train de courir et de devoir apprendre. » La multiplication des « populations cibles » seraient d’ailleurs une manière de traiter les travailleurs sous le seul angle de catégories à problèmes. « Cet imaginaire infantilisant est réintroduit dans la sphère de la production en lieu et place d’une égalité qui faisait de nous des adultes accomplis. On nous présente comme des gens en manque, incomplets. On doit donc se satisfaire de ce que l’on nous donne, même si cela se traduit par des conditions de travail déqualifiées, déstructurées et donc de plus en plus mal rémunérées. »

Pourtant Corinne Gobin rappelle que la génération actuelle n’a jamais été aussi qualifiée. Et contre la rhétorique de l’austérité, elle fait valoir que l’humanité n’a jamais produit autant de richesses de toute son histoire. « En Belgique, le PIB a été multiplié par quatre depuis 1945, moment où l’on met en place la sécurité sociale sans même se soucier de son financement ».
En somme, la spécialiste du langage nous invite à nous méfier des fausses évidences, et encore plus des discours qui les justifient.

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