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Les chaebols, ces grands conglomérats coréens sont à la fois féodaux et contemporains. Jeseong Park analyse les relations sociales, le syndicalisme et les problèmes posés par la sous-traitance en Corée. Résident de l’Institut d’Etudes Avancées (IEA) de Nantes, dirigé par Alain Supiot et chercheur à Korea Labor Institute (Séoul, Corée du Sud), ce chercheur oriente son travail de recherche sur la sous-traitance, mais aussi sur la représentation du travail dans la vie humaine et dans le droit ou bien encore sur l’avenir écologique du droit du travail. Première partie.

 

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Quelles sont les grandes caractéristiques des chaebols en Corée en termes d’activités, de gouvernance, de climat social ?

La plupart des grandes entreprises coréenne sont les filiales des chaebols et plus de six PME sur dix sont leurs sous-traitants ou fournisseurs, ou sous-sous-traitants. Les chaebols ne sont pas une notion juridique. Ce mot coréen désigne des conglomérats de sociétés, qui, englobent, chacun, tous les domaines d’activité de l’industrie aux activités auparavant réservées à l’artisanat, en passant par le secteur de services. Etymologiquement, chaebol signifie « le patrimoine qui devient le pouvoir ». Cette origine rend compte de la nature exacte des chaebols, marqués par leur féodalité et leur contemporanéité.

 

Leur féodalité, c’est-à-dire une combinaison de la vassalité et de la monarchie, se traduit par le fait que les filiales sont contrôlées par une personne physique, c’est-à-dire le chef de chaebol. Ce dernier n’est pourtant juridiquement qu’un petit actionnaire. C’est la fidélité que les dirigeants des filiales lui jurent et donc les liens personnels, et non pas économiques, qui les unissent, qui rendent possible le fonctionnement des chaebols. Ces dirigeants travaillent pour les intérêts privés du chef, et non pas pour ceux des sociétés qu’ils dirigent. C’est la loyauté vis-à-vis du chef qui est récompensée économiquement, non leurs qualités gestionnaires. En ce sens, il est permis de comparer les chaebols à la mafia, car, dans les deux cas, le chef exerce un pouvoir de contrôle sans limite sur le groupe et les membres perçoivent des bénéfices économiques pour leur loyauté. Le chef est un seigneur, les dirigeants des filiales sont des vassaux. Le statut du chef se transmet le plus souvent au fils aîné. Comme la théorie féodale de deux corps du roi, le corps physique du chef est mortel, mais son corps socio-économique est immortel.

 

Et cela perdure aujourd’hui ?

Le caractère contemporain des chaebols réside dans leur utilisation de l’idéologie contemporaine (ultralibéralisme) dans le but de maintenir ce régime d’exploitation féodale. Ceci pose un grand problème en termes de justice sociale. Auparavant, les chaebols coréens se prétendaient familles, où les salariés seraient les enfants du chef-père. Dans cette entreprise-famille, nourrir les enfants serait le devoir de l’employeur paternel. Mais dans l’idéologie ultralibérale qui domine aujourd’hui les chaebols, le modèle de la famille est remplacé par celui de la cité. Dans cette entreprise-cité, les salariés sont considérés comme citoyens libres, leur sort socio-économique dépend donc de leur capacité. Or, avec des restructurations devenues banales et aux effets redoutables (licenciement économique, précarité, chômage, etc), les salariés ne savent pas vers qui se tourner : alors que toutes les décisions importantes procèdent de lui, le chef de chaebol n’est pas, juridiquement, leur employeur. Cette invisibilité de l’employeur conduit à l’absence de dialogue social et, souvent, à des conflits violents.

 

Quelles sont les grandes caractéristiques du syndicalisme et des relations professionnelles en Corée du Sud ?

Le syndicalisme coréen est marqué par trois éléments combinés : l’esprit d’entreprise, l’absence de pluralisme syndical et une représentation des salariés permanents. D’abord, après un long sommeil, le syndicalisme coréen s’est réveillé à l’été 1987 où le mouvement syndical a explosé. Entre 1987 et 1989, le nombre des journées de grève a atteint 18,7 millions ; 5 200 syndicats sont nés et environ 900 000 nouveaux travailleurs y ont adhéré. En 1989, le taux de syndicalisation a atteint 19,8 % et les syndicats créés l’ont été au niveau de l’entreprise. Et ce, bien que la loi de 1980, votée par un organe parlementaire manipulé par le pouvoir dictatorial de l’époque et obligeant à un syndicalisme d’entreprise, ait été abrogée et remplacée par une nouvelle loi du 28 novembre 1987 autorisant un syndicalisme au-delà de l’entreprise.

 

Par ailleurs, le pluralisme syndical, interdit depuis 1963 afin de simplifier les relations de travail, a été finalement reconnu à partir de juillet 2011 au niveau de l’entreprise. Pour limiter une éventuelle multiplicité de négociations, le législateur coréen a adopté le système de l’unification des canaux de la négociation d’entreprise : ainsi lorsqu’un syndicat regroupe à lui seul plus de la moitié des syndiqués, la négociation n’a lieu qu’avec lui. Si aucun syndicat n’est majoritaire à lui seul, les syndicats rassemblant au moins 10 % du total des syndiqués – et non des salariés – de l’entreprise, doivent constituer entre eux une unité de négociation ; s’ils n’y parviennent pas, la Commission des relations de travail détermine la composition de l’unité.

 

Le syndicalisme d’entreprise coréen intègre-t-il les travailleurs précaires ?

Notre syndicalisme d’entreprise a été fortement basé sur l’adhésion des salariés titulaires de CDI, fermant ainsi la porte aux salariés précaires.  Etant donné qu’en droit du travail coréen, la convention collective est considérée comme applicable aux seuls adhérents du syndicat signataire, les salariés précaires non syndiqués sont exclus de la protection conventionnelle. Pourtant, avant la crise financière de 1997, les salariés non titulaires pouvaient bénéficier indirectement des avantages acquis par les syndicats. Mais, avec la crise, cet effet de « diffusion syndicale » a commencé à disparaître. Au fur et à mesure que les entreprises banalisent les restructurations et recourent massivement à des travailleurs en CDD, des intérimaires ou des sous-traités, les syndicats se sont enfermés sur les préoccupations matérielles des syndiqués et la protection de leurs emplois. Pour surmonter ce problème, les syndicats tentent de se convertir à un syndicalisme de branche. Cependant, le syndicalisme d’entreprise continue à structurer l’esprit des salariés et la base matérielle des relations de travail. 

 

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