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En Corée, les travailleurs sous-traités sont non seulement précaires, mais aussi « mineurs sociaux ». Après avoir abordé la nature des chaebols et des relations sociales dans un premier article, Jeseong Park, chercheur au Korea Labor Institute, actuellement en résidence à l’IEA de Nantes dirigé par Alain Supiot, analyse les relations de sous-traitance et la manière dont elle est désormais abordée par les tribunaux coréens.

   

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Vous travaillez sur les questions de sous-traitance. Quels sont les problèmes sociaux et juridiques que posent ces relations dans votre pays ?

Selon une enquête menée par le Ministère du travail de Corée en 2008, plus de cinq entreprises sur dix employant au moins trois cents salariés pratiquent le travail sous-traité. Et dans ces entreprises, au moins deux salariés sur dix relèvent d’entreprises sous-traitantes. Il s’agit de ce que l’on appelle en Corée « le travail sous-traité dans l’établissement », c’est-à-dire la pratique selon laquelle les salariés des entreprises sous-traitantes travaillent dans un même établissement, dans un même atelier, dans une même usine, à côté des salariés de l’entreprise donneuse d’ordre.

 

Les conditions de travail des travailleurs sous-traités sont très précaires. Le niveau de leur salaire est à peine la moitié de celui des salariés titulaires. Leur emploi est loin d’être protégé, lorsqu’il y a un changement de sous-traitant. Dans ce pays de syndicalisme d’entreprise, ils sont exclus du champ d’application de la convention collective. Titulaires des libertés collectives (liberté syndicale, droit de négociation collective, droit de grève) garanties par la Constitution coréenne, ils ne sont pas en capacité de les exercer. Ils deviennent ainsi, en ce sens, des « mineurs sociaux », c’est-à-dire des sujets de droit incapables.

 

Bine que très divers dans ses formes, le travail sous-traité, par opposition au travail subordonné, a pour dénominateur commun l’éclatement de l’image d’une entreprise hiérarchiquement organisée avec un collectif de travail. Cet éclatement va de pair avec la substitution de l’espace de mission au lieu de travail. En général, le travail subordonné suppose un ordre intégral de l’entreprise, qui constitue le lieu de travail. Le lieu, jangso en langue coréenne, étant concret et visible, l’employeur y exerce son autorité d’une manière visible. Cette visibilité du lieu permet la responsabilisation de l’employeur. Au contraire, le travail sous-traité transforme le lieu de travail en espace de mission. Tandis qu’il dirige le lieu dans le cadre du travail subordonné, l’employeur domine le gonggan, l’espace, dans le cadre du travail sous-traité. Cet espace est abstrait et invisible, ce qui lui permet de dominer tous les parcours du travail au-delà des limites dressées par les lieux de travail.

 

Mais l’invisibilité de l’espace rend difficile la responsabilisation du dominant et provoque une crise des notions traditionnelles sur lesquelles se fonde notre droit du travail. Face au phénomène du travail sous-traité, à la substitution de l’espace de mission au lieu de travail, aux employeurs de plus en plus invisibles, la question se pose de savoir comment rendre visible l’invisible. Il s’agit de rendre les responsabilités aux responsables mais aussi des capacités aux titulaires de droits ; il y va d’un droit du travail digne de ce nom, sensible aux changements du monde du travail. Les notions traditionnelles en droit du travail sont à revisiter dans cette perspective, dont la notion de subordination, celle d’entreprise, celle de représentation collective, etc.

 

Les tribunaux coréens se sont saisis récemment des questions de sous-traitance : quelles ressemblances et quelles différences avec les jurisprudences françaises ou d’autres pays européens ?

Premièrement, la notion de lien de subordination comme critère du contrat de travail ne semble pas aussi reconnue en Corée qu’en France. La Cour de cassation coréenne qui emploie le terme de lien de subordination, ne reconnait toutefois l’existence d’un contrat de travail que lorsqu’un consentement se vérifie au moins tacitement entre entreprise donneuse d’ordre et travailleur sous-traité, même si un lien de subordination est établi dans les faits. C’est redoutable, car une telle position conduit non seulement à une déresponsabilisation de l’entreprise qui a employé effectivement les travailleurs et profité ainsi de leur travail, mais aussi à une dénaturation du fondement même du droit du travail.

 

La Cour de cassation coréenne, ancrée fortement dans l’idée de l’autonomie de la volonté, hésite à accepter le fait que c’est la volonté même qui est subordonnée dans la relation de travail. Deuxièmement, à la différence des jurisprudences française et européenne, la Cour de cassation coréenne ne reconnait pas encore comme un transfert d’entreprise le remplacement d’une entreprise sous-traitante par une nouvelle malgré l’absence de lien conventionnel entre le cédant et le cessionnaire. En conséquence, tout est remis à plat à chaque changement d’employeur : salaire, primes, conditions de travail, etc. Et les salariés syndicalistes sont exclus de la liste des nouvelles embauches !

 

Le droit coréen connaît-il la notion d’entreprise ?

La notion d’entreprise est très importante pour une représentation collective authentique dans la sous-traitance. Alors que la jurisprudence française a développé la théorie de l’unité économique et sociale pour garantir le droit de représentation des salariés, la coréenne semble être encore enfermée dans le concept d’une personne morale qui, à l’image d’une personne physique, ne peut jamais fusionner avec une autre. En ce sens, il est tout à fait remarquable que la Cour de cassation coréenne, dans l’arrêt Hyundai Heavy Industries rendu le 25 mars 2010, a jugé, pour la première fois, que l’entreprise donneuse d’ordre devait être tenue pour responsable des mesures antisyndicales (torpillage de la création d’un syndicat, en l’occurrence) prises à l’encontre des salariés de ses entreprises sous-traitantes.

 

Selon la Cour, bien qu’en principe seul l’employeur – celui qui est en relation contractuelle de travail avec les travailleurs – doive être considéré comme responsable des mesures antisyndicales (licenciement ou discrimination pour actions syndicales, refus de négociation, etc), un tiers peut être également responsable lorsqu’il exerce une influence réelle et concrète sur les éléments affectant le sort des travailleurs sous-traités. Il ne s’agit pas de requalifier l’entreprise donneuse d’ordre en employeur juridique des salariés sous-traités, mais de reconnaître sa responsabilité occasionnelle. C’est la thèse de l’influence réelle, proposée depuis les années 1990 par certains juristes du travail afin de garantir effectivement les libertés collectives des salariés situés dans une relation de travail dite « triangulaire ».

 

Publication :

Jeseong Park Travail sous-traité et droit du travail, Séoul, KLI, 2009 ; Groupe d’entreprises et droit du travail, Séoul, KLI, 2007

 

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