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En dépit de la conférence sociale, qui met l’emploi et le travail à l’agenda du mois de juillet, les mois de juillet et août sont ceux où l’on parle plus de loisirs que de travail, où l’atmosphère est plus à la détente et au farniente. Mais au fond, qu’est ce que le temps libre ? A quoi les Français le consacrent-t-ils ? Est-on vraiment dans une civilisation des loisirs ? 

 

Ce temps libre, constitué d’activités de loisirs et de sociabilité, apporte aux Français qui les pratiquent les moments les plus agréables de leur vie quotidienne comme le montre la dernière Enquête Emploi du Temps (EET) menée par l’INSEE en 2009/2010. Au prisme de l’appréciation positive portée sur les activités quotidiennes, le temps libre est placé en tête devant, par ordre décroissant, le temps physiologique – celui passé à dormir (mais le temps du sommeil se réduit de façon constante, -23mn en 25 ans), à se restaurer, à s’occuper de soi – devant également les tâches domestiques (qui incluent les tâches ménagères, les soins aux enfants et adultes, mais aussi le bricolage et le jardinage) – devant également les transports (aller au travail n’est pas du tout apprécié tandis qu’en revenir est jugé plus positivement) et enfin devant le travail, ce grand pourvoyeur d’identité, mais aussi des moyens d’existence dans nos sociétés marchandes (comme le montre le graphique ci-dessous).

 

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Qui s’en étonnera quand le travail provoque tant de maux, stress, accidents, fatigue ? Quand, au-delà de l’identité sociale qu’il procure et de la valeur cardinale qui lui est attribuée, le travail fait l’objet de revendications fortes, asymptotiques au rejet parfois, du fait des conditions dans lesquelles il se déroule. Le temps libre est ce temps durant lequel les contraintes sont – a priori – les plus lâches, durant lequel s’exerce le libre arbitre, où se manifeste le plus la subjectivité, le temps de la création et de la récréation (recreatie désigne le loisir en néerlandais), qui est laissé à la discrétion des personnes.

 

 

 

Alors, sommes nous entrés dans la « civilisation des loisirs » dont Joffre Dumazedier avait esquissé les contours ? Sommes-nous dans cette société du « temps libre et des modes de vie » qui présiderait aux activités humaines, qui orienterait les actions des Français, qui structurerait la vie sociale et l’organisation de la société, qui serait porteuse de valeurs et de sens en lieu et place du travail pour les plus radicaux des sociologues (Roger Sue) ou conjointement avec lui pour les plus nuancés (Jean Viard) ?  De telles assertions résultent d’une approche réductrice parce que d’abord quantitative : depuis 1999, date de la précédente EET, le temps libre est, en effet, devenu en moyenne plus important que le temps de travail dans la distribution des temps quotidiens de l’ensemble de la population, actifs et inactifs pour employer les termes consacrés, ce qui a fait dire à certains que nous étions dans un moment « d’inversion des temps sociaux », de leur hiérarchie. Mais, la convocation de ces données est ici biaisée puisqu’elle résulte d’une moyenne des temps sociaux appliquée à l’ensemble de la population de plus de 15 ans (et même 11 ans et plus dans l’enquête de 2009/10).


Reflet des faibles taux d’emploi

Il n’en va pas de même pour les personnes qui travaillent, y compris en 2010, dix ans après la seconde loi Aubry relative aux 35h dont l’effet a été une baisse du temps de travail de 11mn par jour pour l’ensemble de la population et de 20mn pour les personnes en emploi. Pour un salarié homme, le temps professionnel est de 5h03 en moyenne (soit 37h15 par semaine), tandis que pour les femmes, plus souvent à temps partiel, il est de 4h07 (29h05 par semaine). Il s’agit de moyennes par jour, y compris samedi et dimanche et vacances : il faut multiplier par 7 pour obtenir la durée hebdomadaire du travail. Le temps libre se chiffre respectivement à 4h11 et à 3h33 en moyenne quotidienne. En réalité, si la hausse du temps libre est due à la réduction du temps de travail, elle résulte aussi de l’augmentation du chômage et de la hausse du travail à temps partiel. Elle reflète le maintien de faibles taux d’emploi dans notre pays, singulièrement parmi les jeunes et les plus de 55 ans. 

 

Au-delà de s’interroger sur ce qu’apporte au chômeur sa masse de temps libre (6h38 pour un homme, 5h20 pour une femme), il est une autre approximation véhiculée par ces analystes qui consiste à estimer, toujours dans une approche quantitative et non attentive au vécu quotidien des personnes, que le temps de travail ne représente plus que 10% du temps de vie, du fait notamment des effets conjoints de la réduction du temps de travail rémunéré et du temps de travail domestique (pour les femmes) ainsi que de l’allongement de l’espérance de vie. Cette affirmation, irréfutable quand aux causes évoquées, tend à considérer que tout ce qui n’est pas du travail rémunéré est du temps libre, oubliant allègrement le temps de travail domestique, le temps des soins aux autres, enfants et parents, les temps passés dans les transports, le temps scolaire et des études. Raccourci saisissant quand on sait, par exemple, qu’aujourd’hui le temps quotidien de travail des scolaires est parfois supérieur à celui des actifs et quand sait également que le nombre d’années consacrées aux études a également considérablement augmenté !! De même, l’EET 2010 nous apprend que pour une femme salariée, le temps de travail domestique est de 3h27 par jour, (2h06 pour un homme salarié, sans changement depuis 1999). Bien qu’en baisse constante depuis 1986 (une heure de moins en 25 ans pour l’ensemble des femmes), le temps de travail domestique d’une femme salariée est, à quelques minutes près, équivalent à son temps libre quotidien.

 

Le temps hors travail rémunéré n’est donc pas uniquement du temps libre et d’ailleurs l’EET 2010 montre que le passage aux 35h n’a profité au temps libre que dans la proportion de 7mn. Le reste est allé aux soins apportés aux enfants et aux adultes (5mn de plus par jour en moyenne pour les hommes comme pour les femmes), mais également aux trajets domicile-travail pour ceux qui travaillent (7mn de plus par jour) !! Globalement, tous motifs confondus, les temps de trajet ont augmenté de 14mn par jour, attestant d’un accroissement de la mobilité des français.

 

La télé, un loisir par défaut

Bien qu’il soit globalement appréhendé par les Français comme producteur des moments les plus agréables, on peut se poser la question de savoir si le temps libre – les loisirs et la sociabilité – peut se substituer au travail dans la construction des identités individuelles et collectives. On ne peut qu’être dubitatif au regard du hiatus que l’on constate entre l’appréciation portée sur les activités du temps libre et leur pratique réelle. Ainsi, alors que la télévision occupe la moitié du temps libre des français (plus de deux heures quotidiennes), elle fait l’objet d’une appréciation mitigée (voir le graphique ci-dessous), loin derrière des activités au final peu pratiquées, en dehors de la promenade : la pratique de la musique et de la danse arrivent en tête des moments agréables, tout comme les spectacles, ou le sport, la religion ou la lecture – le temps consacré à la lecture a diminué d’un tiers depuis 1986 –  mais peu de Français pratiquent ces activités.

 

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L’utilisation d’internet, en forte croissance (le temps consacré à internet a doublé depuis 1999) principalement chez les jeunes, ne semble pas procurer une satisfaction proportionnelle à l’augmentation du temps passé. De même, alors que les démiurges de la société des loisirs voyaient dans l’engagement citoyen, ce fameux secteur quaternaire cher à Roger Sue mais également à Dumazedier, comme l’horizon de la société du temps libre, on observe que l’engagement dans la vie associative et civique se situe en queue de classement des moments agréables. S’en étonnera-t-on lorsque l’on sait que ce sont le plus souvent les retraités qui consacrent du temps à ces activités, à la recherche d’un ersatz du travail perdu ?

 

Tout se passe comme si le temps libre, activité la plus appréciée, était largement constitué de pratiques réalisées par défaut de « quelque chose de mieux », comme si il comportait une dimension contrainte forte (la télévision ?) du fait de contingences liées à l’organisation du temps de travail ou des rythmes scolaires, mais également des contraintes budgétaires des ménages. Comme le souligne Patrick Cingolani, « la réduction du temps de travail n’a pas libéré le temps… ».

 

Reste que, toujours selon l’EET 2009/2010, la moitié des Français (60% de ceux qui travaillent) sont demandeurs de plus de temps libre, celui consacré aux loisirs et à la famille, et qu’ils apprécient particulièrement les week-ends et les mois de juillet et août : la période qui s’ouvre devrait donc les satisfaire à condition que le temps, ce synonyme météorologique, se mette au beau.

 

Bibliographie

Cingolani, P. (2012) : Le temps fractionné : multiactivité et création de soi, Paris, Armand Colin

Dumazedier, J. (1988) : Vers une civilisation du loisir, Paris, éditions du Seuil

Sue, R. (1994) : Temps et ordre social, Paris, PUF

Viard, J (2011) : Nouveau portrait de la France : la société des modes de vie, éditions de l’aube

 

Pour en savoir plus :

Layla Ricroch et Benoît Roumier, Depuis 11 ans, moins de tâches ménagères et plus d’internet, INSEE Première, N° 1377, novembre 2011

Layla Ricroch, Les moments agréables de la vie quotidienne. Une question d’activités mais aussi de contexte, INSEE Première, N° 1378, novembre 2011

 

 

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Sociologue dans le champ du travail et de l’emploi, sur les thématiques du temps et des temporalités de la vie quotidienne appréhendées notamment au prisme des relations sociales.

J’ai mené de nombreux travaux comparatifs sur les questions de temps de travail, à l’échelle principalement européenne mais également au-delà pour des institutions Françaises (ministère du Travail, etc.) et Européennes (Eurofound, etc.)

Aujourd’hui Vice-Président en charge de la recherche et de l’international de Tempo Territorial (Réseau national des acteurs des démarches temporelles), je suis également membre d’autres réseaux internationaux et nationaux sur les questions de temporalités (Séminaire International sur le Temps de Travail, International Association for Time Use Research, etc.) et de plusieurs comités de rédaction de revues (Transfer, Futuribles, Temporalités, METIS).