À propos du livre de Philippe Pochet A La recherche de l’Europe sociale. Quels ont été les étapes, les progrès et les reculs en la matière ? À l’heure où est rédigée cette chronique, un accord a été (laborieusement) conclu lors du sommet européen consacré au plan de relance consécutif à la crise de la Covid 19. Une nouvelle histoire peut-elle s’écrire ?
Un plan de relance européen
Cet accord tout récent est considéré comme historique en ce sens qu’à la différence de la crise financière de 2008 il initie une réelle solidarité entre les États membres, n’impose pas des politiques d’austérité aux pays bénéficiaires des aides financières, mais conditionne leur octroi à la réalisation de réformes s’inscrivant dans l’objectif de la transition écologique et numérique affiché par la nouvelle Présidente de la Commission. Ces évolutions inattendues après l’échec du sommet de février semblent aller dans le sens de l’évolution appelée de ses vœux par Philippe Pochet dans le dernier chapitre de son ouvrage. Toutefois, les appels des patronats nationaux et européens tout comme ceux de nombre de gouvernements à baisser la garde s’agissant des objectifs écologiques et sociaux (New Green Deal ; système européen d’assurance chômage, etc.) qui sont au programme la Commission présidée par Ursula von der Leyen incitent à modérer notre optimisme au regard de la transition socio-écologique qu’exige la crise climatique. De plus, l’accord a été obtenu au détriment du budget européen qui a été raboté de 30 milliards d’euros, ce qui va obliger la Commission à revoir à la baisse certains programmes européens. P. Pochet dans ce chapitre (chapitre 8) consacré au lien entre politiques sociales et changement climatique en pose bien les enjeux, notamment en associant révolution numérique et impératif d’une forte inflexion de notre modèle économico-social. Comme il le souligne : « on ne peut avoir deux futurs » (p. 306) en reprenant une formule très suggestive au regard de l’articulation nécessaire à construire entre transition écologique et mutation digitale : « Si les transitions écologiques ont un but, elles ne connaissent pas le chemin pour y parvenir, à l’inverse, si la transition numérique transforme le monde, elle ne sait pas toujours dans quel but (idem) ».
Le social et plus particulièrement la place du social dans la construction européenne, Philippe Pochet en est un fin connaisseur. Actuellement directeur général de l’Institut Syndical Européen après avoir dirigé l’Observatoire Social Européen, il a suivi de près l’évolution des positions et actions des principaux acteurs du social en Europe qu’il s’agisse des organisations syndicales (la Confédération européenne des Syndicats et ses composantes sectorielles) et patronales (Business Europe et le CEEP — Centre européen des Employeurs et des Entreprises fournissant des services publics), tout comme celles des fonctionnaires de la Commission. Il a pu également prendre le recul nécessaire à l’analyse à travers son activité académique comme enseignant en Sciences politiques à l’université Catholique de Louvain et son implication dans de nombreuses recherches européennes.
Le social n’était pas dans les gènes de l’Europe à sa création
Comme le titre de l’ouvrage l’indique, le social, bien qu’objet, a priori, parfaitement identifié, n’apparaît pas comme relevant d’une action forte et prioritaire à l’échelle de l’UE. La raison principale se situe dans les gènes (« l’empreinte des origines », p42) de la construction européenne puisque dès le Traité de Rome il était admis que le progrès social dériverait du progrès économique et que celui-ci reposait sur l’ouverture et la libre circulation des biens et des personnes. Il ne faut dès lors pas s’étonner qu’une crise comme celle de 2008 se soit traduite par une récession sociale dans nombre de pays. Mais cette régression était en germe dès le tournant des années 2000 avec le basculement progressif de l’échiquier politique européen vers la droite et la sédimentation d’une conception du social qui le constitue en facteur productif aux externalités négatives : le social est dès lors considéré comme un coût et comme un frein à l’emploi, devenu avec la stratégie de Lisbonne l’alpha et l’oméga de la politique européenne en matière sociale (cf. le rapport de Wim Kok intitulé « Jobs, jobs, jobs », 2003). Ce qui entraîne dans tous les pays des politiques de flexibilisation de la relation et des conditions d’emploi et de travail ainsi qu’une remise en cause des systèmes de protection sociale (indemnisation du chômage, systèmes de retraite). C’est ce que met bien en évidence l’ouvrage de Philippe Pochet qui s’attache au rôle des acteurs dans l’évolution de la place du social dans la construction européenne.
Après avoir souligné la difficulté à définir ce que l’on peut entendre par modèle social européen dans un contexte institutionnel qui a fait du social une prérogative des États membres (chapitre 1), l’auteur déroule une analyse chronologique de la politique sociale européenne et de l’évolution de ses enjeux. Les années 1960 sont celles de l’adoption des principes fondamentaux avec la libre circulation des travailleurs, la limitation de l’action de la Commission à la gestion de la diversité des systèmes sociaux, mais aussi, germe d’une contradiction ontologique, la reconnaissance de la suprématie du droit européen sur le droit national. Cette période, considérée par l’auteur comme un « premier âge d’or de la politique sociale » (p. 54) verra en effet, dans un contexte de croissance du chômage, d’une part l’adoption des premières directives à caractère social (sur l’égalité salariale entre les hommes et les femmes ainsi que dans le domaine de la santé et sécurité au travail), d’autre part la création d’institutions à caractère social (Centre Européen pour le Développement de la Formation Professionnelle — CEDEFOP —, Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail – Eurofound).
Les avancées de la période Delors
Durant les années 1980, une tension va s’instaurer entre un volontarisme social (porté par Jacques Delors, président de la Commission de 1985 à 1995) accompagnant la réalisation du marché unique et l’affirmation des idées néolibérales qui sédimentent l’idée que la protection sociale tout comme les organisations syndicales sont source de rigidité et nuisent à la création d’emploi. Si l’Acte Unique (1985) sanctionne le fait que les décisions en matière de santé/sécurité peuvent être prises à la majorité qualifiée (article 118A) et favorise le développement du dialogue social (article 118B et protocole social annexé au traité de Maastricht – 1992), force est de constater que cela débouche sur l’édiction de normes minimales comme dans le cas de la directive temps de travail (1993). Toutefois, les années 1990 voient les partenaires sociaux être constitués en véritables producteurs de la régulation sociale européenne puisqu’ils peuvent se saisir de sujets sociaux et conclure des accords collectifs qui feront l’objet d’une extension erga omnes via des directives (congés parentaux, temps partiel, contrats à durée déterminée). Ce moment actif au plan social qui verra également la création de comités d’entreprises dans les multinationales de plus de 1000 salariés a été favorisé par l’élection dans plusieurs pays européens de gouvernements de gauche et par l’entrée dans l’UE de pays aux systèmes sociaux plus développés (Suède Autriche, Finlande).
L’impact de l’élargissement
Les années 2000 marquent une inflexion sensible par rapport à la période précédente avec un changement de nature de la philosophie sous-jacente à la dynamique sociale, cette dernière étant supposée se développer par accords autonomes conclus entre partenaires sociaux (ils en concluront sur le stress, le télétravail, les violences au travail) et par une convergence des bonnes pratiques à travers la mise en place de la Méthode Ouverte de Coordination (MOC) dont les points d’application seront l’emploi, la pauvreté, les systèmes de retraite, la santé, l’éducation ou encore les migrations. Plutôt que la recherche d’une harmonisation, de la construction d’un espace social européen comme l’avait imaginé Delors, la diversité est considérée comme un atout et une opportunité pour améliorer les pratiques et standards sociaux, notamment en matière d’emploi.
D’inflexion on passe à une rupture à partir de 2004/05 favorisée par l’intégration de 13 nouveaux membres dans lesquels les acteurs sociaux sont faiblement structurés et peu coutumiers du dialogue social, mais aussi par le basculement à droite de la plupart des gouvernements des États membres et des institutions européennes (commission Barroso, Parlement européen) et la remise en cause par la Cour de Justice Européenne du principe d’égalité entre travailleurs sur un même territoire (arrêts Laval, Viking, Rüffert et Luxembourg) consécutive aux houleux débats initiés par la directive Bolkenstein sur la libre circulation des services. Cette inflexion dans un sens régressif s’amplifie avec la crise financière de 2008 qui constitue le social en variable d’ajustement (pression à la baisse des salaires, conditionnalité de l’âge de départ à la retraite à l’espérance de vie, etc.).
Dans les chapitres suivants, Philippe Pochet analyse de façon approfondie l’évolution des éléments épars de cet objet introuvable qu’est la politique sociale européenne, certes très loin d’un espace social européen, mais qui par petites touches forment un ensemble qui du moins jusqu’au milieu de l’année 2000 permet de parler d’une dimension sociale de l’Europe. Le chapitre 3 est ainsi consacré à l’évolution des « deux politiques phares des années 1970 » que sont l’égalité entre les hommes et les femmes d’un côté, la santé et sécurité au travail de l’autre, qui ont constitué selon l’auteur le creuset d’une réflexion sur le droit et la nécessité d’avoir des institutions, des acteurs et une dynamique sociale. L’évolution de ces deux thématiques a été portée par la Commission et le Conseil, la première étant progressivement élargie au-delà de la sphère du travail et se constituant en politique transversale (gender mainstreaming), la seconde faisant l’objet d’une vingtaine de directives durant les années 1980/90 pour ensuite devenir une question purement technique perdant de vue l’enjeu d’amélioration des conditions de travail.
Une des contributions essentielles de l’ouvrage (chapitre 4) concerne l’histoire de la construction d’un dialogue social et de l’européanisation des acteurs. Surtout l’auteur nous fait découvrir le rôle primordial joué à partir de 2000 par le dialogue social sectoriel : « une part non négligeable du droit européen récent est issue des négociations entre partenaires sociaux sectoriels européens » (p.172). Alors que le dialogue social intersectoriel s’est révélé prometteur dans les années 1990 il s’est assez vite retrouvé en panne tandis que le dialogue sectoriel a débouché sur de nombreux textes dont l’incidence au niveau national semble être faible et en tout cas variable d’un pays à l’autre.
L’auteur consacre également un chapitre (chap. 5) passionnant à la Méthode Ouverte de Coordination (MOC) et à son évolution. « Nouvelle forme de gouvernance européenne du social » (p.187), la MOC apparaît comme une « conséquence inattendue de l’intégration économique et monétaire » (p. 190) qui se distingue par l’absence de critères sociaux alors même que le chômage demeure élevé dans nombre de pays durant les années 1990. Portée sur les fonts baptismaux par le livre blanc « Compétitivité, croissance et emploi » (1993) puis par le sommet de Essen (1994), la MOC, du fait de son articulation avec la Stratégie Européenne pour l’emploi, aura pour effet de modifier les cadres nationaux de référence. Au total, elle constitue une ressource pour les acteurs nationaux pour reprofiler à la baisse leur modèle de protection sociale et s’affirme comme un processus de légitimation des réformes au plan national à l’exemple du débat sur la flexicurité.
Le temps des crises
Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteur s’interroge sur les interactions entre les processus, mesures, politiques mis en œuvre à l’échelon européen et les politiques menées au niveau national. S’agissant de l’influence de l’UE sur les politiques nationales, il estime que les réformes menées dans les différents pays résultent majoritairement de facteurs nationaux, mais que : « l’UE et le niveau national interagissent d’une manière complexe qui rend difficile de considérer les politiques de niveau européen comme des variables indépendantes » (p. 237). Reste que l’UE a exercé une influence directe dans un certain nombre de domaines tel, par exemple, l’égalité de genre, mais aussi à travers une utilisation ou une interprétation des orientations et mesures décidées au niveau européen.
Dans un pénultième chapitre, l’auteur analyse les politiques d’austérité mises en œuvre après la crise financière comme s’inscrivant dans la suite logique d’évolutions portées par les acteurs à partir des années 2000 au cours desquelles c’est la thèse d’une union monétaire socialement dérégulatrice qui a triomphé. Les Recommandations Spécifiques par Pays (CSR) émanant du semestre européen sont le nouveau dispositif de gouvernance économique européenne qui indique les réformes structurelles à opérer par chacun des pays afin de diminuer les déficits publics devenus la bête noire de la Commission et de la BCE. Philippe Pochet note toutefois une inflexion de ces orientations débutant en 2013 avec une « socialisation du semestre européen » (p. 286) qui s’affirme lors de la mise en place de la commission Junker se fixant l’objectif d’une Europe Sociale Triple A. Si le discours demeure peu suivi d’effets, la période qui s’ouvre en 2015 marque toutefois une nouvelle inflexion avec une volonté de relance du dialogue social, une mise en veilleuse des demandes de réformes sociales et une orientation plus focalisée sur les investissements (éducation, santé, système d’assurance chômage européen) à travers le Mécanisme européen de Stabilité (MES).
Dans la conclusion, l’auteur souligne que l’adoption lors du sommet social de Göteborg en 2017 du Socle Européen des droits sociaux qui marque un engagement en faveur de 20 principes et droits (droit à un salaire équitable, à la protection de la santé, à la formation tout au long de la vie, à un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, etc.) ne suffit pas à modifier le climat de défiance qui s’est instauré en Europe et qui s’est exprimé lors du rejet du traité constitutionnel par certains pays en 2005 et se manifeste à travers la montée des populismes. Dans le dernier chapitre écrit avant l’installation de la Commission Von der Leyen (VDL) et la crise liée à la pandémie du SARS-COV-2 suivie de l’adoption du plan de relance, il note le décalage entre l’espoir suscité par la construction européenne durant les années 1990 et la nette défiance qui caractérise la période actuelle. Selon lui, seul un nouveau narratif socio-écologique tel qu’il le développe dans son dernier chapitre est de nature à relancer la construction européenne. Les orientations affichées par VDL en matière écologique, numérique et sociale (système européen d’assurance chômage) et le plan de relance adopté le 21 juillet dernier vont-ils constituer les bases de ce nouveau narratif ? Espérons que la prophétie d’Antonio Gramsci (« le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ») ne se réalise pas. Encore faudrait-il que le vieux monde accepte de disparaître… et vite !
Philippe Pochet, A La recherche de l’Europe sociale, 2019, PUF, 371 pages
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