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Le temps de travail est depuis le milieu du XIXe siècle l’objet de régulations structurées par une succession d’enjeux : dégager du temps pour vivre, amélioration des conditions de travail, flexibilité productive, emploi… Ces régulations ont pris pour point d’application des séquences temporelles de plus en plus larges : journée, semaine, année. Aujourd’hui, les mutations du travail ont mis sur l’agenda l’articulation entre vie professionnelle et vie personnelle, notamment à travers le socle européen des droits sociaux et incitent à envisager une régulation du temps de travail sur l’ensemble du cours de la vie.

De fait, la durée du travail ou la façon dont le temps de travail est organisé (horaires standards ou atypiques, temps plein ou temps partiel, délais de prévenance en cas de changement d’horaires, possibilités ou non de s’absenter, etc.) conditionnent les modalités d’articulation entre les différents temps sociaux, toutes choses égales par ailleurs (1). Cette question a émergé avec la diversification des temps travaillés et l’entrée des femmes sur le marché du travail qui soit débouche sur une double journée de travail soit fait basculer de nombreuses activités de la sphère non marchande vers le marché avec le développement des activités de services à la personne. Ce sont des emplois souvent précarisés, mal payés, en horaires atypiques… et occupés par les femmes.

Comment alors articuler la flexibilité productive jusqu’à présent dominante au regard de l’organisation du travail, et la flexibilité individuelle ? Comment évaluer dans quelle mesure (et jusqu’à quel point) le temps hors-travail, celui des soins à soi et aux autres, de la sociabilité familiale et sociale, mais aussi celui des loisirs ou de l’engagement civique, peut être structurant des durées et rythmes du temps de travail et selon quelles modalités cela peut être mis en œuvre ? La thématique sur laquelle nous voulons réfléchir ici consiste à réinterroger la trinité qui préside à l’organisation de nos cours de vie en l’occurrence la succession éducation, travail, retraite. Peut-on envisager un autre déroulement de nos vies, qui mêlerait de façon plus étroite nos activités de travail rémunéré et celles de travail non rémunéré, de formation, de soins aux autres, d’engagement citoyen ? Comment peut-on concilier flexibilité productive et flexibilité individuelle sur l’ensemble du cours de la vie sachant qu’une telle hypothèse n’exclut pas d’autres modalités de régulation du temps de travail sur les autres séquences temporelles telles que la journée de 6 h, la semaine de 32 h ou 28 h (sur 4 jours par exemple). Un tel questionnement conduit inéluctablement à se poser la question du contrôle qui s’exerce sur la durée et les horaires de travail : qui exerce ce contrôle, selon quelles modalités et au-delà comment penser un dépassement de la subordination qui aurait pour traduction l’acquisition d’une autonomie individuelle dans l’organisation des durées et horaires de travail ? Il s’agira donc de mener une prospective des formes que peut prendre la régulation collective des choix individuels.

Les difficultés croissantes à articuler vie professionnelle d’un côté, vie familiale et sociale de l’autre ont fait émerger l’enjeu du « work/life balance ».

Le contexte de transformation des structures temporelles du travail a fait émerger la question de l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale comme un des enjeux des politiques du temps de travail aux côtés de ceux de la flexibilité productive et du partage du travail qui demeurent des leviers des évolutions. De fait, travailler le soir ou le week-end, c’est-à-dire sur des plages temporelles qui étaient traditionnellement dévolues à la vie familiale et aux loisirs, tout comme être amené à travailler durant son temps libre, occurrence qui à l’échelle de l’Europe concerne 22,2 % des travailleurs (Eurofound, 2016 (2)), complexifie l’articulation entre les temps sociaux. Cette tendance à l’interpénétration des sphères du travail et personnelle s’accentue avec l’usage croissant des NTIC qui facilite le travail à distance, peu développé en France avant la crise sanitaire de 2020. Une enquête sur le travail à distance menée par Res Publica, la CFDT, Liaisons Sociales, Management & RSE et Metis, durant la crise du Covid indique que pour 47 % des répondants, cette expérience va modifier la façon dont ils appréhendent la place du travail dans leur vie, tandis que 33 % estiment que cela va modifier l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle (voir dans Metis « Travail à distance : transformer l’essai », Gilles-Laurent Rayssac, mai 2020). Le travail via les plates-formes (Amazon Mechanical Turk, Feverr, free-lancer, Upwork etc.) agit dans le même sens puisque dans la plupart des cas, l’activité s’exerce depuis le domicile qui tend à (re)devenir un lieu de production de plus-value marchande.

L’articulation entre les différentes temporalités est également rendue complexe du fait de l’intensification et de la densification du temps de travail dont la progression est renseignée par les enquêtes récurrentes menées depuis 1990 par Eurofound : ainsi celle de 2015 laisse apparaître que 60 % des travailleurs européens estiment être trop fatigués pour accomplir des tâches domestiques après leur travail (Eurofound, 2017 (3)). Ces données sont évidemment variables d’un pays à l’autre, car dépendantes du régime de protection sociale (Esping Andersen, 2007 (4)).

Si les données globales montrent qu’une majorité des répondants à l’enquête Européenne sur les conditions de travail estiment que leur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle est satisfaisant, elle fait également ressortir que cette satisfaction est variable au cours de la vie : les pères et les mères de jeunes enfants d’âge pré-scolaire ont respectivement une probabilité augmentée de 25 % et de 100 % de déclarer que cet équilibre ne convient pas (5).

Pour une intégration dynamique sur l’ensemble du cours de la vie de la sphère du travail et de celle du hors travail

Ce constat d’une articulation rendue de plus en plus difficile entre les sphères du travail et du hors-travail invite à imaginer de nouvelles modalités de régulation du temps de travail. L’idée sous-jacente est de conférer une plus grande autonomie aux individus dans la façon d’organiser leurs horaires aux différentes échelles temporelles que sont la journée, la semaine, l’année ou l’ensemble du cours de la vie.

De notre point de vue, cela n’exonère pas de poursuivre le mouvement de réduction collective du temps de travail qui d’une part correspond aux préférences de nombre de travailleurs européens et d’autre part apparaît comme la condition d’une plus grande équité entre ceux qui prestent des durées très longues et ceux qui soit sont privés d’emploi, soit sont contraints (il s’agit surtout des femmes) à effectuer des temps partiels, trop souvent marginaux. Les données de l’European Working Conditions Survey (EWCS) de la Fondation de Dublin montrent en effet que si 58,2 % s’estiment satisfaits de leur durée actuelle de travail, 28,1 % souhaitent la réduire (et plus particulièrement les hommes, singulièrement durant la phase parentale).

L’idée serait de négocier des régulations permettant d’octroyer une flexibilité auto-dirigée à l’image de l’accord qui a été conclu entre IG Metall et le patronat de la métallurgie allemande (Gesamtmetall) qui permet à tout salarié de ce secteur de baisser sa durée du travail à 28 h par semaine (la durée conventionnelle dans la métallurgie est fixée à 35 h) durant deux années (6). Il s’agissait de permettre aux salariés de ce secteur de dégager temporairement du temps soit pour s’occuper de leurs enfants ou d’un proche, soit pour se livrer à d’autres activités : formation, loisir, engagement civique ou autre. Aucune justification ne devrait être demandée au salarié demandant à bénéficier de ce dispositif.

À l’appui d’une régulation du temps de travail envisagée sur le cours de la vie, et en relation avec les longs débats qui ont eu lieu autour de la question de l’âge de la retraite, l’on peut citer les études conditions de travail de la DARES qui indiquent qu’un tiers des 35-55 ans estiment ne pas pouvoir exercer la même activité jusqu’à l’âge de 60 ans (Volkoff et Gaudard, 2015). À l’échelle européenne, toujours selon la 6th EWCS, on observe que si 74 % des salariés de 55 ans ou moins estiment qu’ils pourront exercer la même activité jusqu’à l’âge de 60 ans, des différences sont notables selon le métier exercé : si 75 % des employés de bureau et des cadres sont dans ce cas, la proportion tombe à moins de 60 % pour les catégories ouvrières et employés faiblement qualifiés, notamment dans les services. De ce point de vue la France se trouve en queue de peloton avec la Pologne, la Slovénie ou la Turquie. Si l’on interroge les 56 ans ou plus, la proportion de ceux qui estiment pouvoir travailler cinq années de plus tombe à moins de 50 % pour la France (un des pourcentages les plus faibles de l’UE), contre plus de 80 % dans des pays comme la Suède ou les Pays-Bas.

Ces données indiquent que si l’on souhaite voir les salariés prolonger leur activité au-delà de 64/65 ans, cela implique tout d’abord de mettre en place une véritable politique d’amélioration des conditions de travail à travers un dialogue social tripartite et des mesures réellement coercitives lorsque des manquements sont constatés. Mais cela implique également la mise en œuvre de dispositifs permettant aux salariés de se former à de nouvelles activités, plus supportables en termes de conditions de travail et leur permettant de s’adapter au changement technologique ainsi qu’aux mutations des façons de produire. Pratiquement tous les économistes et experts des questions d’emploi et de travail ne cessent d’affirmer que l’emploi à vie est définitivement une notion dépassée et qu’à l’avenir les individus seront amenés à changer plusieurs fois de métiers. Plus qu’à la destruction massive des emplois annoncée par Frey et Osborne (7), c’est à une transformation du contenu et de la manière d’exercer les métiers qu’il faut s’attendre avec les développements de l’intelligence artificielle ainsi que le souligne un rapport de France Stratégie paru en 2016. Selon cette étude, cette mutation des emplois rend ceux-ci moins automatisables, mais suppose que s’instaure une « collaboration » entre les individus et les robots (cobotisation) : ainsi, entre 2005 et 2013, 730 000 emplois seraient devenus non automatisables. Mais la réalisation d’une telle mutation passe par l’instauration d’une véritable politique de formation tout au long de la vie avec un droit à des congés formation récurrents et longs. Au-delà, s’agissant de l’épineuse question du report de l’âge de départ à la retraite, il nous semble que permettre aux salariés de travailler plus longtemps en âge s’ils le souhaitent suppose qu’ils ne soient pas saturés par leur activité de travail précédente lorsqu’ils parviennent à l’âge de la retraite. Travailler plus longtemps en âge ne devrait pas se traduire mécaniquement par travailler plus d’années !

C’est la raison pour laquelle il convient de réfléchir à des régulations collectives des choix individuels qui impliquent les acteurs de l’entreprise et de la branche, à l’image de la métallurgie allemande, mais également l’État, en se glissant dans les pas de la « société de libre choix » de Gösta Rehn.

« La société de libre choix » de Gösta Rehn

Si Rehn est avant tout connu pour avoir été l’initiateur, avec Rudolf Meindner, d’une politique active du marché du travail visant le plein emploi, il l’est moins pour avoir imaginé un dispositif visant à donner la plus grande autonomie possible aux travailleurs dans la gestion de leur carrière et dans la distribution temporelle de leurs différentes activités sur le cours de leur vie. Il avait, dès les années 1940, émis l’idée que chaque travailleur puisse bénéficier de trois mois de temps hors travail au bout de six années de travail, ce temps étant utilisable pour se former, étudier ou pour bénéficier de temps libre. Mais c’est lorsqu’il était à la tête de la Direction de la main d’œuvre et des affaires sociales de l’OCDE (1962-1974) que Rehn élaborera son idée de « société du libre choix » (8). Il s’agissait en fait d’un plaidoyer pour une flexibilité individuelle sur l’ensemble de la vie afin de distribuer les volumes de temps de façon discrétionnaire entre emploi, formation et loisirs.

À un moment où le chômage commençait sa résistible ascension dans plusieurs pays européens Gosta Rehn refusait de se résigner à l’installation dans une situation de chômage et pour cela préconisait la possibilité pour tout travailleur d’acquérir des droits pour se retirer (ou réduire sa participation) du marché du travail temporairement en période de crise économique dans l’objectif de se former ou de passer du temps dans un « loisir agréable » plutôt que se retrouver en situation de chômage.

Cela suppose la mise en place d’un droit à congés longs, sur le modèle de ce qui a existé au Danemark durant les années 1990 lorsque le chômage était à son plus haut niveau (K. Madsen) : en une décennie à travers ce système de rotation (chaque départ en congé long était compensé par une embauche) le taux de chômage est passé de 12 % à 5 %. Au-delà de la formation, ce type de congé pouvait être pris pour d’autres raisons telles que s’occuper de ses enfants (congé parental) ou s’investir temporairement dans une activité solidaire ou tout simplement pour faire un break personnel (congé sabbatique). D’autres pays scandinaves tels la Finlande en 1995 (job rotation leave experiment act) ou la Suède en 2002 avec un congé sabbatique expérimenté dans dix municipalités ont mis en place de tels dispositifs, toujours dans un objectif de rotation de l’emploi. Dans ces différents exemples, les salariés qui entraient dans ces dispositifs étaient rémunérés entre 65 % et 85 % de l’indemnisation du chômage selon les cas de figure et les pays. Les Pays-Bas ont également mis en place en 2006 un dispositif (Levensloopregeling) permettant de faire un break pouvant aller jusqu’à 3 années (9), mais qui cette fois-ci reposait sur une épargne constituée par l’employé lui-même, l’employeur pouvant abonder sans qu’il y ait toutefois obligation. Toutefois des déductions fiscales étaient prévues, quelle que soit la nature du congé, déduction renforcée en cas de congé parental.

Rehn de son côté était en faveur d’une approche holistique recommandant la mise en œuvre d’un système coordonné pour financer toutes les périodes de non-travail à travers des transferts de revenu entre périodes productives et non productives. Ce système d’« assurance mutuelle des risques » devait permettre un large degré d’interchangeabilité pour l’allocation du temps tout au long de la vie. La liberté individuelle dans l’allocation du temps devait être garantie à travers un droit citoyen universel (droit de tirage dont l’idée et l’esprit seront repris plus tard par A.Supiot (10)). Le financement de ce transfert entre loisir, éducation, formation, retraite devait être assuré par les cotisations sociales des salariés comme des indépendants et des entreprises, mais aussi abondé par l’État. Le principe défendu par G. Rehn était de rappeler qu’une part des cotisations sociales est en réalité un transfert de revenu entre différentes étapes du cours de la vie de chacun et que, de ce fait, elle appartient aux individus eux-mêmes qui devraient pouvoir l’utiliser selon leurs attentes et leurs besoins.

Rehn insistait sur la nécessité de règles communes, c’est-à-dire d’une régulation collective des choix individuels, en l’absence de laquelle les individus pourraient être soumis à des forces externes aux effets non désirés. Parmi celles-ci, « la course aux revenus » qui amène à prolonger les horaires (11) en d’autres termes le court-termisme qui conduit à préférer le revenu immédiat à l’investissement dans la formation.

Substituer la sécurité active (security under wings) à la sécurité passive (security under shell)

À l’heure où l’idée d’une allocation universelle inconditionnelle refait surface dans plusieurs pays à l’occasion de la crise sanitaire, les idées de G. Rehn visant à substituer la sécurité active (security under wings) à la sécurité passive (security under shell) devraient retenir l’attention dans la mesure où elles supposent le maintien de la relation au travail tout en conférant une plus grande autonomie aux individus dans l’allocation du temps de leurs différentes activités sur le cours de la vie. Une telle réflexion est aujourd’hui à l’œuvre en Allemagne où le Ministère allemand du Travail a financé une étude confiée à des académiques visant à évaluer la faisabilité d’un dispositif permettant d’octroyer jusqu’à 9 années sur l’ensemble de la vie à toute personne en activité (voir dans Metis « Pourquoi et comment faire progresser le temps choisi au long de la vie », entretien de Ulrich Mückenberger par Michel Weill, novembre 2020). En France, l’instauration d’un Compte Personnel d’Activité (CPA), acté par une loi de 2014, s’inscrivait potentiellement dans cette perspective : si le dispositif prévu ne réalisait pas une intégration en un fonds unique de l’ensemble des droits temporels acquis comme le souhaitait G. Rehn, il reposait toutefois sur la fongibilité de droits tels ceux accumulés dans le compte pénibilité, le compte formation, le compte d’engagement civique tandis que l’on pouvait envisager à terme la mobilisation du compte épargne temps. Cette « utopie concrète » (12) apte à conférer une plus grande autonomie aux individus dans l’allocation de leurs droits acquis a malheureusement été remisée au rang des utopies pures (non réalisées) à travers la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » de 2018 axée sur le seul compte personnel de formation. Elle a rendu, en pratique, le CPA caduc. Certes, l’objectif de la formation est primordial, mais l’on voit que prévaut en France une définition de l’activité comme essentiellement circonscrite au travail rémunéré. Par ailleurs, le fait de comptabiliser les droits désormais en euros et non plus sous forme de points qui permettait de rendre immédiatement accessible la notion d’équivalence entre droits liés à la pénibilité ou au temps de formation accumulé va rendre plus opaque cette notion d’équivalence tout en marchandisant la dimension temporelle de l’activité : pour paraphraser Hartmut Rosa (13), à la  « vie bonne » le législateur a préféré la perspective de l’homme « augmenté » (voir dans Metis : « Résonance d’Hartmut Rosa, une sociologie de la relation au monde », Jean-Marie Bergère, janvier 2019)

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Sociologue dans le champ du travail et de l’emploi, sur les thématiques du temps et des temporalités de la vie quotidienne appréhendées notamment au prisme des relations sociales.

J’ai mené de nombreux travaux comparatifs sur les questions de temps de travail, à l’échelle principalement européenne mais également au-delà pour des institutions Françaises (ministère du Travail, etc.) et Européennes (Eurofound, etc.)

Aujourd’hui Vice-Président en charge de la recherche et de l’international de Tempo Territorial (Réseau national des acteurs des démarches temporelles), je suis également membre d’autres réseaux internationaux et nationaux sur les questions de temporalités (Séminaire International sur le Temps de Travail, International Association for Time Use Research, etc.) et de plusieurs comités de rédaction de revues (Transfer, Futuribles, Temporalités, METIS).