Deux films récents, « Margin Call » de Jeffrey C. Chandor et « Le Capital » de Costa-Gavras, nous proposent d’entrer dans la demeure du mal, celle des banques d’affaires peuplées de prédateurs de haut vol n’adorant qu’un seul dieu : l’argent. Il y a une centaine d’années, Alfred Jarry pouvait faire rire avec « la Pompe à Phynance » et « la Machine à Décerveler » destinées à « enrichir Ubu et à équarrir les rentiers et autres insignifiants », aujourd’hui le ton est à la dénonciation sérieuse. Ni la crise financière, ni Jérôme Kerviel, ni la « Chute de Lehmann Brothers » (comme on dit la Chute de l’Empire Romain) ne prêtent à rire.
Les deux films ont des points communs. Ils ont l’efficacité des thrillers, suspens et rebondissements garantis. Il y a des belles voitures, des grands hôtels, quelques hélicoptères dans « Margin Call » entièrement tourné à New York, des jets, des yachts et des visio-conférences dans « Le Capital ». Les acteurs sont bons, et si Gad Elmaleh n’est pas Jeremy Irons, il s’en sort plutôt bien.
Les histoires sont différentes. « Margin Call » nous fait vivre la nuit au cours de laquelle les dirigeants (il y a une femme parmi eux, mais elle porte le même costume bleu nuit que les autres) doivent décider de vendre, ou non, des junk bonds et autres produits financiers largement surévalués dans les comptes de la banque. On n’en sait pas beaucoup plus, les programmes informatiques destinés à évaluer les risques se sont plantés et il n’y a plus qu’à choisir entre mourir ou survivre en vendant immédiatement ces produits toxiques. Il faut passer la patate chaude au plus vite, tant pis si elle brûle les clients de la banque, qui n’y sont pour rien et ne se doutent de rien.
« Le Capital » raconte l’histoire d’une magouille entre banques sur fond de guerre de succession, de rivalités entre Français et Américains, et de Japonais. La question n’est pas tant de savoir comment gagner de l’argent (apparemment il suffit de licencier et la valeur des actions monte, élémentaire mon cher Watson…) que de savoir qui va l’emporter et pour cela qui sera le plus ingénieux et le plus cynique. Bonne nouvelle, si on ose dire : à ce jeu ; le jeune polytechnicien français est le plus fort, il sera le prochain président ! Un bon point pour ceux qui cherchent à remotiver notre patriotisme économique… Les femmes jouent des rôles importants, mais elles ne font pas la même course. Elles sont au choix, héritière un peu sotte ; épouse indécise et sans profession ; moitié-mannequin moitié-putain qui a besoin d’absorber les pilules qui donnent le courage de faire le job ; belle, intelligente et travailleuse, mais tellement naïve ; ou préposée aux communications téléphoniques et au café bien sûr… Aucune n’est du bois dont on fait les présidents.
Version anglo-saxonne puritaine, version latine sexuée
Les deux films ont le même point de vue sur les causes du mal. La cupidité est la cause du désastre. Elle pousse à vouloir toujours plus. Telle l’hubris elle ne connaît pas de limites. Elle n’est jamais rassasiée. Elle fait perdre la tête, elle suggère aux gagnants que tout leur est permis, et malheur aux vaincus. Ils divergent en revanche sur ce qui se cache derrière cette course à l’argent, un peu comme s’il y avait une version anglo-saxonne puritaine et une version latine sexuée de la même histoire. Les personnages de « Margin Call » avalent à toute vitesse d’infâmes pizzas et en plus, ils ont des états d’âme. Qu’ils soient le big boss qui en a vu d’autres, le divorcé inconsolable après la mort de son chien, le flambeur qui garde juste ce qu’il faut pour aider financièrement ses parents, le quadra aussi froid qu’il est beau, le jeune informaticien de génie, ils hésitent sur la décision à prendre. Ils se divisent à propos de ce qui est juste, débattent des conséquences à long terme de décisions bénéfiques à court terme, craignent que les plus faibles ne se suicident.
Ces hommes vivent des dilemmes qui sont éthiques autant que pratiques. Dans une très belle scène, un de ces banquiers déchus évoque avec nostalgie la période de sa vie pendant laquelle il a construit un pont, le raccourci qu’il permet et les économies de temps et de carburants subséquentes. Brick and mortar contre frivolité des valeurs boursières… Le grand patron à Wall Street le dit : l’argent est virtuel, il est toujours possible de rejouer après avoir perdu.
Dans le film de Costa-Gavras, les questions portent sur la meilleure stratégie, celle qui permet de gagner plus, d’éliminer les autres, d’être le président et accessoirement de coucher avec la belle tentatrice envoyée par votre adversaire. Un des personnages explique que l’argent conçu pour être serviteur est devenu le maître, mais au fond c’est de testostérone qu’il s’agit. Il faut prendre au pied de la lettre le motif du déclenchement de la guerre de succession. Le patron fondateur a un cancer des testicules. Dans ce monde animal, cela signifie la fin. Un autre mâle va lui succéder pour continuer « à prendre aux pauvres pour donner aux riches », phrase cynique et ironique qui termine le film.
L’impasse
Les deux films sont pessimistes. Dans un cas, ça ne sert à rien de tergiverser, le système a ses lois et il ne peut s’embarrasser de considérations éthiques. Il l’emporte toujours et avec lui ceux qui l’acceptent. Dans l’autre, il est trop tard pour invoquer des règles morales, l’argent pervertit tous ceux qui le touchent. Une femme échappe à la malédiction, mais seule elle ne peut rien. Elle part avant même d’avoir livré le combat. Dans les deux cas, il n’y a qu’une chose à faire : négocier les compensations financières les plus élevées possibles, c’est-à-dire exactement nourrir la bête qui vous dévore. Les deux films aboutissent à une impasse, mais les cinéastes passent à côté de ce qui permettrait d’en sortir. Ni un réglage technique de l’économie grâce à une meilleure évaluation informatique des risques, ni un surcroît d’indignation suivi d’appels pathétiques à la moralité des dirigeants, ne suffiront. Les règles qui pourraient empêcher les mauvaises actions des banques méritent un débat plus large et seront d’abord politiques.
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