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Stratégie européenne : une pensée unique et archaïque

publié le 2012-12-18

Eurodéputé écologiste d’origine belge, Philippe Lamberts est membre de la commission économique et monétaire du Parlement européen. À ce titre, il est aux premières loges pour juger des orientations prises par l’UE dans le sillage de la crise. Dénonçant une « pensée unique » européenne à courte vue, il plaide pour une Europe à même d’affronter les défis sociaux et environnementaux du 21ème siècle. Entretien.

 

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En septembre, vous dressiez un bilan amer des réformes engagées en Europe suite à la crise économique et financière à l’Observatoire social européen (OSE). Quel est votre sentiment aujourd’hui ?

Il n’y a pas de raison que l’idéologie dominante ait changé au niveau européen. Nous restons dans un scénario où l’histoire qui nous est racontée est relativement simpliste. Le problème de l’Europe serait l’absence de croissance et celle-ci tiendrait à deux raisons : les gouvernements sont trop endettés et on n’est pas assez compétitif. Pour répondre à ces problèmes, on nous propose des solutions tout aussi simplistes : il faut réduire les dépenses et les salaires. Voilà à quoi ressemble la pensée unique européenne aujourd’hui. Si on regarde les politiques suivies par les États sur avis de la Commission, c’est à peu près ça partout. Et là où c’est appliqué avec le plus de violence, en Grèce, les résultats revendiqués ne sont pas au rendez-vous. Donc non seulement les remèdes sont politiquement orientés, mais en plus ils ne donnent pas les résultats escomptés.

 

Malheureusement, de ce point de vue, il n’y a pas de raison que ça change, du moins tant qu’il n’y aura pas un changement du centre de gravité politique en Europe. Et ceux qui misaient sur la social-démocratie européenne pour le faire vont également être déçus. Hormis quelques différences symboliques, le paradigme reste le même. On le voit bien avec François Hollande, qui entre dans la logique de la course à la « consolidation » budgétaire et à la compétitivité par le coût du travail.

 

Que proposent les écologistes à la place ?

Notre diagnostic est différent. Pour nous, les deux défis principaux consistent à assurer une existence décente à tous (il y avait 23% de pauvres en Europe en 2010, dont beaucoup de travailleurs) tout en respectant les limites de la planète. Le rôle de l’économie ce n’est pas de faire de l’économie, c’est de répondre à ces défis. Si on est d’accord avec ça, les mesures qu’on prend ne sont pas les mêmes. Prenons les deux priorités européennes actuelles : la dette et la compétitivité. Les tenants de la pensée unique ne s’intéressent à la compétitivité que sous l’angle du coût du travail. Or, la compétitivité n’est, selon moi, rien d’autre qu’une mesure de la capacité d’une société à créer un maximum de valeur pour un coût minimum.

Créer de la valeur ce n’est pas uniquement remplir le portefeuille de quelques-uns. C’est créer des biens et des services qui permettent aux gens de mener une vie digne. Pourquoi ne pas faire de l’Europe une des championnes du monde dans les productions qui répondent aux défis de ce siècle ? Bien sûr, il s’agit d’un effort de long terme, qui nécessite des investissements dans la durée. Au lieu d’orienter nos moyens (considérables) vers la consommation et la spéculation, il faudrait les orienter vers l’investissement de long terme dans la transformation de nos infrastructures, dans l’amélioration de la cohésion sociale, dans la restauration de nos ressources naturelles, dans la recherche et l’innovation et dans l’enseignement.

 

Ensuite, si on regarde l’autre partie de l’équation – les coûts – il faut l’envisager dans son ensemble. On est d’accord pour dire que le coût du travail peut être optimisé, par exemple en ne faisant pas peser sur lui l’entièreté du coût de la protection sociale. Mais il y a peut-être aussi un travail à faire sur les très hauts salaires. Est-il normal de voir les salaires de certains secteurs (ex : la finance) atteindre de telles extrémités ? Si on veut jouer sur les salaires, pourquoi ne pas commencer par les tranches les plus élevées ? Et de toute façon ce n’est qu’une seule partie de l’équation. Il y a le coût de l’énergie aussi. Comment produire un maximum de valeur avec le moins d’énergie possible? Troisième élément : les matières premières. Comment être les champions d’une production qui utilise un minimum de ressources, notamment non-renouvelables ?

 

Enfin, il y a le coût du capital. La Chine rend du capital disponible pour ses entreprises presque gratuitement. On en est loin en Europe. Comment faire pour rendre les moyens financiers à nouveau accessibles pour nos entreprises, en particulier les PME ? Pour nous, c’est clair. Tant que le casino est ouvert, c’est-à-dire tant qu’il existe pour les investisseurs la promesse de retours sur investissement à deux chiffres alors que les risques correspondants sont portés par la société, ils choisiront le casino plutôt que l’économie réelle. Il est donc urgent non pas de réduire le casino, mais de le fermer tout simplement.

 

Et concernant la dette ?

De nouveau, nous sommes d’accord pour dire que la dette est un vrai sujet, mais à condition d’en inclure toutes les composantes. La dette financière inclut non seulement la dette publique, mais également la dette privée. Celle-ci a explosé dans de nombreux pays à cause du secteur financier. Alors d’accord pour s’attaquer à la dette publique, mais attaquons-nous aussi au surendettement des banques ! Et puis il faut également parler des autres composantes de la dette : la dette sociale, qui s’alourdit à mesure qu’une fraction croissante de nos peuples est poussée dans la précarité et dans la pauvreté et la dette environnementale, qui se creuse à mesure de la destruction des conditions de vie humaine sur la planète (dérèglement climatique, épuisement des ressources, perte de biodiversité).

 

Non seulement ces dettes alourdissent considérablement le fardeau qui pèse sur  les générations futures, mais à la différence des dettes financières, elles ne peuvent être annulées. En matière sociale et environnementale, la prévention s’impose car le coût de la remédiation – à supposer qu’elle soit encore possible – est incommensurablement supérieur. Si on prend ces enjeux au sérieux, il faut opérer des choix qui peuvent passer par exemple par l’annulation d’une partie de la dette financière de manière à pouvoir s’attaquer aux dettes sociale et environnementale.

 

Les solutions que vous préconisez sont-elles réalisables dans le cadre actuel des traités européens ?

Oui et non. Oui, parce que les traités ne sont jamais que l’expression d’une volonté politique. Prenons l’exemple de la politique fiscale. Elle est cruciale si on veut traiter des enjeux budgétaires, réorienter les comportements, etc. Or, les matières fiscales requièrent l’unanimité au niveau européen. On peut donc se dire qu’il serait plus simple de réviser les traités pour les faire relever d’une simple majorité. Pourtant si les chefs d’États et de gouvernement avaient la volonté politique d’agir maintenant, ils pourraient tout à fait le faire, comme certains ont décidé de le faire sur la taxe sur les transactions financières. Pour moi, c’est donc un problème politique avant d’être un problème institutionnel.

 

Si l’on veut changer les traités, il faut aussi et surtout changer le centre de gravité politique en Europe. Cela étant, une majorité politique alternative qui arriverait au pouvoir dans un seul pays d’Europe se heurterait vite aux contraintes institutionnelles européennes qui permettent par exemple la compétition fiscale entre États membres. Les aspects politique et institutionnel doivent donc nécessairement aller de pair.

 

Pour conclure, quel est votre avis en tant qu’écologiste sur la stratégie – ou l’absence de stratégie – industrielle en Europe ?

Pour nous la stratégie européenne doit viser à faire de l’UE le leader mondial dans tout ce qui permet d’avoir une vie digne, tout en respectant les limites de la planète. Or, il y a deux façons de voir la politique industrielle. Celle de la Commission et de la plupart des États membres, qui consiste à dire que tout ce qui met en péril les business models de nos industries actuelles doit être activement combattu. Et celle, que nous préconisons et qui consiste à dire qu’il faut au contraire mettre de la pression dans le système parce que cela stimule l’innovation. Pour nous, le fait de se doter d’objectifs ambitieux d’un point de vue social et environnemental est crucial pour l’avenir de l’industrie européenne. C’est le plus sûr moyen de garantir à terme la viabilité de nos filières industrielles. À l’inverse, encourager les rentes de situations ou dépenser des milliards dans des combats d’arrière-garde est un véritable suicide industriel et économique. Nous devrions préparer l’avenir dès maintenant, mais ce n’est malheureusement pas la direction qui est prise.

 

 

 

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