8 minutes de lecture

Analyse de deux ouvrages, « Le prix de l’inégalité » de Joseph E. Stiglitz et « La mondialisation de l’inégalité » de François Bourguignon. Dynamiques à l’œuvre et solutions.

 

stiglitz

Voilà deux livres qui ont paru presque en même temps dans nos librairies à la fin de l’été. Les auteurs sont tous les deux d’anciens économistes en chef de la Banque mondiale, l’un américain et prix Nobel, l’autre français et directeur de l’Ecole d’économie de Paris.
Au même moment, ils publient chacun un livre sur l’inégalité :
– Joseph Stiglitz présente un gros livre foisonnant, dense et politique de 500 pages (dont 100 pages de notes), centré essentiellement sur les États-Unis, avec pour thèse principale : les riches (les 1 %) ont su créer les conditions pour accaparer les richesses créant ainsi des inégalités intolérables. Il en résulte un système socio-économique et politique très dégradé.
– François Bourguignon signe un livre court, synthétique, d’une clarté d’expression que permet seule une très bonne connaissance du sujet : il parle de la dynamique des inégalités dans le monde.

 

Est-ce que la mondialisation accroît les inégalités ?

Bourguignon

Y a-t-il un lien entre les deux faits. François Bourguignon fait une réponse en deux temps en observant que:
-non, notre mondialisation de la fin du XXe et du début du XXIe siècle a diminué les inégalités entre les pays ; ceci est, historiquement, un phénomène nouveau, brutal…largement fondé sur la dynamique de rattrapage observée dans les économies émergentes, s’appuyant notamment sur le commerce international. C’est la seule bonne nouvelle.
– oui parce que, presque partout, les inégalités se sont accrues à l’intérieur des pays avec des niveaux inconnus depuis plus d’un siècle.

 

Il se demande ensuite pourquoi les inégalités se sont accrues dans les pays riches. Les principales raisons ont été les suivantes:
– l’irruption dans les échanges internationaux « d’environ un milliard de travailleurs, souvent peu qualifiés, créant du même coup une rareté relative des autres facteurs de production, en particulier le capital, le travail qualifié et les matières premières. La rémunération relative de ces facteurs et leur part dans les revenus nationaux s’en sont trouvées augmentées partout dans le monde, tandis que la part de travail non qualifié diminuait, premier facteur d’accroissement des inégalités ;
– au même moment, (coïncidence ?) mouvement de baisse de la fiscalité, de l’imposition sur les revenus (dont les plus-values, les produits du capital) et sur les successions censé favoriser l’esprit d’entreprise ! Deuxième facteur d’accroissement des inégalités ;
– une croissance plus lente des économies développées qui sont sur la frontière technologique. Cette croissance a pu être dopée en partie par une politique de bas taux d’intérêt, par des bulles (dont les bulles immobilières) et par des déficits budgétaires. (et par conséquent amoindrir les mécanismes de redistribution).

 

La dynamique des inégalités aux Etats-Unis.

Joseph Stiglitz aurait pu parler d’ « Inequality machine » comme on a parlé de « Job machine » à propos de Etats-Unis, le pays développé le plus inégalitaire. Le 1% le plus fortuné possède plus du tiers de la richesse du pays ; entre 2002 et 2007, les mêmes ont accaparé plus de 65% de l’accroissement du revenu national. Et l’essentiel de son travail est de montrer comment un tel « exploit » est possible. Il part du constat que, en gros, les structures économiques sont les mêmes dans les pays industriels avancés (technologie, niveau de revenu par habitant…) et que pourtant il y a des pays plus inégalitaires que d’autres et que d’une certaine manière, des pays les moins inégalitaires comme ceux de l’Europe du Nord se portent mieux en général. « Si les marchés étaient la force motrice principale, pourquoi y aurait-il de telles différences entre des pays industriels avancés apparemment semblables ? Notre hypothèse est que les forces de marché sont réelles, mais qu’elles sont modelées par des processus politiques ».

 

Pourquoi cette montée des inégalités ? Selon le Prix Nobel, parce que les 1% les plus riches ont gagné :

– Les 1% les plus riches ont construit et fait admettre les moyens et règles pour le devenir encore plus. « Les plus riches ont appris à aspirer l’argent de tous les autres par des moyens dont ceux-ci ont à peine conscience. Telle est leur véritable innovation….Il y a deux moyens de s’enrichir : créer de la richesse ou en prendre aux autres. Pour la société, le premier est une addition. Le second est en général une soustraction, car de la richesse est détruite au cours du processus d’accaparement.». La phrase est violente : elle traduit bien ce qu’un économiste ne peut pas accepter : la réalité est que, par une foule d’écarts aux règles de la concurrence (distorsions de marché), les fortunes s’accumulent (les rentes, les monopoles, les subventions directes ou indirectes, les asymétries d’information…) . Tout cela est détaillé dans le chapitre « Recherche de rente et fabrication de l’inégalité sociale» qui s’appuie sur une thèse simple : « même si des forces de marché ont contribué à modeler l’inégalité, c’est la politique de l’État qui modèle ces forces de marché ».

 

– les 1% les plus riches ont gagné la bataille des croyances (« les croyances influent la réalité … ce que l’on croit sur la façon dont le système économique fonctionne a un impact sur le fonctionnement réel »). Le 1% le plus riche a gagné en imposant des idées qui lui sont favorables et surtout en convainquant les 99% qu’elles sont bonnes pour tout le monde (cf. la théorie du ruissellement).
Dans un chapitre majeur intitulé « Nous sommes en 1984 », il montre les ingrédients de la bataille des idées, comment les 1% réussissent à persuader qu’il faut moins ou peu d’Etat, que les inégalités sont une bonne chose pour la société, que la banque centrale doit être indépendante, que le danger principal est l’inflation… Cela le conduit à dire que « la démocratie est en danger », à montrer « comment l’inégalité érode l’état de droit ».

 

– les discours économiques dominants sont erronés. Citons quelques idées qu’il pourfend :
o la thèse de l’économie du ruissellement, discréditée depuis longtemps,
o la mondialisation ? « Un facteur important d’aggravation des inégalités….telle qu’elle a été gérée… . Ce que dit la théorie est que tout le monde pourrait s’en trouver mieux, c’est-à-dire que les gagnants pourraient indemniser les perdants. Elle ne dit pas qu’ils le feront, et en général ils ne le font pas. »
o un marché du travail plus flexible contribue-t-il au dynamisme économique ? « Je vais soutenir, au contraire, qu’une protection forte des salariés corrige le déséquilibre des forces économiques qui existerait sans elle. Grâce à cette protection, on aura une population active de meilleure qualité, avec des salariés plus attachés à leur entreprise et plus disposés à investir dans leur formation et dans l’emploi plein. ».
o L’austérité ? « L’histoire montre que l’austérité n’a presque jamais fonctionné »
o L’inflation ? « le ciblage d’inflation repose trois hypothèses contestables. La première est que l’inflation est le mal suprême ; la deuxième que son maintien à un niveau faible et stable est nécessaire et presque suffisant pour maintenir un taux de croissance réel élevé et stable, la troisième, que la maîtrise de l’inflation bénéficie à tous ». Etc…

 

L’inégalité a un prix

Les deux auteurs se rejoignent pour souligner combien des inégalités trop fortes créent de l’inefficacité pour l’économie (potentiel de croissance amoindri, mauvaise valorisation des ressources..), ce qui engendre des risques sociaux et politiques importants (l’inégalité comme menace).

 

Que faire ?

François Bourguignon s’intéresse aux conditions d’une « mondialisation équitable », montrant que si les écarts entre les pays vont continuer à fléchir, il reste des inquiétudes pour un certain nombre de pays qui risquent de ne pas être dans la course. Il explore les conditions pour corriger les inégalités nationales en énumérant les diverses façons de procéder, chacune comportant des contraintes et des coûts : après cet examen, on n’est pas très convaincu que cela ne va pas continuer. En fait François Bourguignon ne semble voir de solution que par des initiatives mondiales, comme le montre la dernière phrase de son livre : « Eviter la mondialisation de l’inégalité passe aujourd’hui par une mondialisation de la redistribution » !).

Joseph Stiglitz montre qu’un autre monde est possible mais existe-t-il les forces nécessaires pour mettre en place les mesures qu’il propose. Il semble en douter. L’avenir est sombre sauf si « le 1% pouvait comprendre que ce qui se passe aux États-Unis est incompatible non seulement avec nos valeurs, mais avec ses propres intérêts » c’est-à-dire au fond comprendre qu’il se tire une balle dans le pied. C’est la doctrine de l’intérêt bien entendu dont parle Alexis de Tocqueville pour évoquer le génie de la société américaine.

Et la France dans tout cela ? Elle apparaît comme un des pays développés dont les inégalités ont le moins progressé, en particulier grâce au Smic et à sa protection sociale, mais au détriment d’un chômage élevé !

Voilà donc deux importantes contributions. En les lisant ensemble, on se dit qu’il nous faudrait une combinaison des deux, un Stiglitz européen qui tiendrait compte des deux autres géants : les Etats-Unis et la Chine. Qui l’écrira ?

 

Joseph E. Stiglitz « Le prix de l’inégalité » Les liens qui libèrent 2012
François Bourguignon « la mondialisation de l’inégalité » La République des Idées, Seuil 2012

 

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.