Crise du management, exception française, stratégies d’implantation en Chine : Metis poursuit son entretien avec Martine Le Boulaire, directrice du développement d’Entreprise et Personnel qui a beaucoup étudié les modèles managériaux à l’œuvre en France et dans le monde. Elle nous avait confié dans une première partie ses réflexions sur le modèle européen et la fin annoncée du management low cost dans les pays émergents.
Aller ailleurs permet de mieux mesurer notre singularité. Comment la France est-elle perçue en Europe ?
En Europe elle-même, la France est vécue comme une curiosité. Notre focalisation sur les risques psychosociaux, la souffrance au travail les intrigue. Non pas disent – ils qu’ils ne connaissent pas de situations de burnout ou de stress, mais ils ont le sentiment quand ils nous entendent en parler qu’il y a une exception française…Alors pourquoi cet accent en France et pas ailleurs ? Je pense pouvoir répondre que ce n’est pas dû à une qualité du management plus dégradée en France qu’ailleurs.L’explication réside davantage dans le rapport à l’entreprise. Chez nous le rapport à l’entreprise n’est pas contractuel mais institutionnel. Quand l’entreprise est une « affaire de société » pour reprendre l’expression de Renaud Sainsaulieu, on attend d’elle beaucoup de choses dont on n’est pas certain qu’elle puisse les donner : intégration, épanouissement, développement territorial, bien être, etc. Notre souffrance ne s‘explique – t-elle pas par cette représentation de l’entreprise qui n’existe pas dans les autre pays européens où la distance est bien plus grande entre l’individu et l’entreprise ? Un Anglais me disait récemment que pour lui et pour un Américain, il serait tout simplement inconcevable qu’un salarié se suicide sur le lieu de travail. C’est un acte privé qu’on ne commet pas dans l’entreprise…
Y a-t-il une crise du management en France ?
Il y a plutôt selon moi, une crise sociale, une crise du rapport au travail, à l’entreprise, il y a une déception vis-à-vis de l’entreprise, mais je ne crois pas que cela se réduise à une crise du management. La figure du manager n’est pas en première ligne, car lui-même est l’objet de pressions difficiles à supporter, c’est beaucoup plus profond. Et je ne retrouve pas cela ailleurs. Au Brésil où il y un principe hiérarchique très fort, et où cela pourrait induire des difficultés managériales très fortes, ce n’est pas le cas. Idem en Chine ou en Russie où la figure du manager est surplombante, or cela n’apparaît pas dans ces pays-là . Au passage, s’il y avait une crise du management, pourquoi les pays émergents seraient-ils autant attirés par nos modes de management et nos savoir-faire ? Pourquoi voudraient-ils les importer chez eux ?
On dit que la mondialisation a conduit à l’uniformisation du management…
Non, je constate exactement le contraire sur le terrain. Les entreprises occidentales qui réussissent sur le terrain sont celles qui ont été capables de contextualiser très fortement leur management et de se montrer respectueuses de la diversité des cultures. C’est la contextualisation qui fait la différence et non pas l’imposition d’un modèle universel et uniforme. Une des conditions de la réussite c’est l’investissement dans la connaissance du pays. Philippe d’Iribarne a montré cela de manière très éclairante dans la comparaison qu’il a menée (1) sur les pratiques d’une grande entreprise (Lafarge) dans le mode de déclinaison de ses « principes d’actions » dans des pays aussi différents que la France, la Chine, les Etats-Unis et la Jordanie.
Vous dites qu’il ne faut pas sous-estimer la question de la langue
Bien sûr. Connaître la langue c’est fondamental, basique! Les entreprises françaises se sont toutes précipitées pour installer l’anglais comme langue de travail dans leurs entreprises en Chine. Or beaucoup en sont revenues car qu’est-ce que cela veut dire dans un pays où très peu de gens parlent l’anglais ? PSA par exemple a dû remettre en place dans ses usines le chinois avec tout un cortège de traducteurs et d’interprètes afin de mieux saisir ce que l‘expression des salariés mais aussi des managers pouvait apporter….Ceci dit, il les entreprises ne font pas mieux que les autres du fait de leur nationalité, la ligne de clivage court entre les entreprises elles-mêmes et non entre leurs pays d’origine.
Pourtant vous notez des différences entre les stratégies des entreprises allemandes et françaises en Chine ?
Oui, il y en a. Les Allemands investissent beaucoup avec deux types d’expatriés : ceux de long terme qui vont investir dans le pays, et un investissement d’experts de plus court terme. Les Français ont plutôt tablé sur une sinisation forte et rapide de leur encadrement. Cela peut expliquer beaucoup d’écarts de compétitivité et de croissance entre les entreprises. Autre chose qui m’a beaucoup frappé c’est la question du réseau. Quand on s‘installe il y a deux manières de voir les choses. Il y a l’entreprise qui dit je vais me débrouiller seule. C’est le cas de beaucoup de nos entreprises françaises qui, lorsqu’elles s’installent, le font souvent de manière isolée. Résultat, elles ne savent pas ce qui se passe dans le pays. Elles pratiquent une certaine forme d’isolement local qui les empêche de faire progresser leur implantation. A l’inverse, j’ai été frappée de voir comment les Allemands s’installent avec leurs sous-traitants, leurs réseaux de PME, leurs banques et travaillent en réseau. Ils se disent qu’ils ne pourront pas s’installer sans un réseau de confiance, de travail, d’informations ; et ça c’est une grande différence entre les entreprises françaises et les entreprises allemandes. Nous n’avons pas de vision collective. Je formule l’hypothèse que notre vision individualiste des choses explique en partie la faible part de marché que nous avons dans les investissements directs dans ces pays là.
(1) L’épreuve des différences 2009, Le Seuil
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