par Ricardo Rodriguez Contreras
Après une première partie consacrée aux questions du chômage et de la pauvreté, nous publions ici la seconde partie de l’article de Ricardo Rodriguez consacré aux effets de la crise en Espagne et aux perspectives qui s’offrent désormais à ses citoyens, jeunes et moins jeunes.
Plus d’inégalité, moins de justice sociale
À côté de l’augmentation de la pauvreté, la cohésion sociale se détériore également. Selon Eurostat, l’Espagne est devenu le pays de l’eurozone affichant le plus haut niveau d’inégalité sociale. En 2011, le rapport entre les revenus des 20% de la frange supérieure de la population et les 20 % qui gagnent le moins s’est accru jusqu’à 7,5 fois – contre un niveau d’avant crise de 5,4 – alors qu’il est de 5,7 en moyenne en Europe. Cette augmentation des inégalités qui « affecte de manière disproportionnée » les plus défavorisés a été dénoncée dans un rapport du Comité des Droits Économiques, Sociaux et Culturels de l’ONU, qui critique les ajustements réalisés par les dirigeants espagnols- avant même ceux de 2012 qui ont été les plus sévères.
L’inégalité n’augmente pas seulement à cause d’un appauvrissement généralisé. Elle se manifeste aussi par un accès de plus en plus difficile aux biens et services publics et par des reculs en termes de droits sociaux. En pleine crise, alors que le besoin d’une politique sociale compensatrice vigoureuse se fait le plus sentir, le gouvernement a réduit les budgets pour les services sociaux de base.
La réforme-durcissement du système de perception des retraites ; les coupes dans le budget de l’éducation qui affecte sa qualité et sa portée ; l’introduction du mécanisme de co-paiement dans l’achat de médicaments ou encore la privatisation de certains pans des hôpitaux publics dans la Communauté de Madrid sont autant d’exemples de régressions réelles des droits sociaux.
Mais l’inégalité a encore une autre dimension : la perception de l’injustice de la distribution. En Espagne, les rentes du travail rapportent aux Finances plus du double des rentes du capital, mais la redistribution se fait entre les groupes de salariés, pas entre ceux-ci et le capital. L’indignation citoyenne découle dès lors de la certitude du caractère inéquitable de la distribution de l’effort à fournir par la société : selon l’Agence Budgétaire espagnole elle-même, trois quart de la fraude fiscale existante est le fait de groupes comme relevant des banques, des entreprises multinationales et des grands patrimoines.
L’injustice devient encore plus vive dans certains cas extrêmes. Parmi ceux-ci on retrouve le triste spectacle des expulsions. Comme conséquence de la hausse de l’endettement hypothécaire des familles et du chômage, il y a eu presque 400 000 expulsions depuis le début de la crise, selon l’Association hypothécaire espagnole. Un chiffre que la très active Plate-forme des affectés de l’hypothèque résume à une effrayante et sinistre réalité: chaque jour on réalise 532 expulsions, certaines desquelles ont provoqué des scènes sordides à la télévision et plusieurs suicides. Cette même organisation, à côté d’autres plate-formes, a organisé la collecte de plus d’un million et demi de signatures pour forcer une initiative législative au Congrès des députés afin de réformer la législation sur les expulsions. Un changement de position de dernière minute du Parti Populaire a permis de faire accepter cette initiative, au moins, pour le traitement,: pour beaucoup, un rejet aurait signifié la fin de la démocratie en Espagne.
Fuir l’absence de futur
Le pays s’appauvrit également de son principal actif : le capital humain. Les Espagnols recommencent à émigrer, renvoyant le pays à une époque que nous croyions révolue. Les chiffres sont très approximatifs, depuis les 80 000 évoqués pour la seule année 2012 (Adecco) jusqu’à des chiffres beaucoup plus importants comme les plus de 300 000 Espagnols ayant émigré depuis le début de la crise selon la Federación Nacional de Asociaciones de Consultoría, Servicios, Oficinas y Despachos. Parmi ces derniers, il n’est pas difficile de présumer que beaucoup sont des jeunes. Selon l’INE, 45 000 Espagnols entre 16 et 34 ans ont quitté le pays depuis 2010, mais on ne compte que ceux qui s’inscrivent dans les ambassades ou consulats des pays d’accueil, ce que peu d’émigrés font. Une enquête réalisée par la chaîne d’informations internationales France 24 donne un résultat plus parlant : 83,1 % des 18-29 ans seraient disposés à partir travailler à l’étranger (Sigma Dos).
Peut-être le manque d’emplois a-t-il provoqué l’effet de découragement qui pourrait expliquer la chute importante de la population active des moins de 30 ans, soit parce qu’ils ont émigré, soit parce qu’ils ont cessé de chercher du travail.
Devant le manque de perspective qu’offre l’avenir, l’envie d’abandonner un radeau à la dérive a également atteint les plus de 125 000 étrangers qui ont abandonné le pays en 2012, selon l’INE. Cette fuite a à peine réduit le taux de chômage, alors qu’elle diminue par ailleurs la consommation et les recettes de la sécurité sociale (qui financent les retraites). De plus, comme dans tout flux migratoire, ce sont surtout les jeunes qui partent, les plus entreprenants, qui ont la capacité et la formation – financée par de l’argent public – pour pouvoir commencer une nouvelle vie professionnelle hors de leur pays. Ils laissent ainsi derrière eux une société vieillissante, avec moins d’entrain, de talent et de dynamisme.
Corrosion de la démocratie
À cette avalanche de tristes nouvelles, il faut ajouter deux phénomènes nouveaux et récents : d’une part, l’apparition symboliquement puissante du séparatisme catalan, un processus en marche qui ajoute encore plus d’incertitude et d’usure à court terme. Le défi d’inclure la Catalogne et le nationalisme catalan dans le cadre de l’Espagne a toujours exigé de la hauteur politique et un sens de l’État. Mais alors que le défi se précise (et qu’on n’aperçoit toujours pas de signe de la présence de ces prérequis), le nombre de citoyens qui penchent pour un Gouvernement central unique se situe près des 25 %, selon le baromètre du Centre d’investigation sociologique (CIS).
D’autre part, l’apparition de la corruption comme facteur de détérioration de la qualité de la politique et de la démocratie elle-même. Les cas de corruption connue et institutionnelle affectant les partis politiques, surtout ceux qui concernent le gouvernement, approfondissent le malaise des Espagnols : plus de 300 politiciens espagnols sont impliqués dans des cas de corruption qui concernent surtout les niveaux de l’administration autonome et local et certaines Communautés de la méditerranée (Baléares, Communauté Valencienne et Catalane). Selon le baromètre du CIS, la corruption est à présent considérée comme un des trois problèmes les plus importants et la tendance est à l’augmentation. Lié à ce phénomène, l’indice de Transparency International (2012) situe l’Espagne à la 30e position après Chypre et le Botswana, illustrant ce que l’on sait déjà : l’Espagne est très loin des politiques de transparence qui s’appliquent (ou qu’on assimile) à la culture et à la législation des pays nordiques. Selon les experts en politique extérieure, les cas de corruption ont dégradé l’image – appelée désormais la marque – en termes de valeur économique et comptable de l’Espagne, avec notamment comme conséquences une augmentation de sa prime de risque.
La corruption est un mal qui ronge tout. Son risque principal est qu’elle finisse par gangrener le système en associant les corrompus aux politiciens, ces derniers à la politique et en définitive celle-ci avec le système démocratique dans son ensemble. Au final, les politiciens font partie du problème, pas de la solution. Si auparavant t on les ignorait, maintenant on les méprise, en grande partie.
Dans ce bouillon de culture du manque de confiance, la désaffection citoyenne croissante inclut les autres institutions comme la Couronne, le pouvoir judiciaire, ainsi que les médias eux-mêmes.
Cette désaffection se manifeste également, de manière préoccupante, envers l’Europe en tant que centre de pouvoir politique : dans l’imaginaire collectif, peu distancié de la réalité, on se représente l’Allemagne comme le principal promoteur de la politique d’austérité dont découlent la perte de ressources et le recul des droits. Sans en arriver aux extrémités de la Grèce et du Portugal, l’image des hommes en noir de la Banque Centrale, de la Commission européenne et du FMI qui nous rendent visite pour surveiller les évolutions de la réduction conforme du déficit, c’est-à-dire de nos dépenses publiques, continuent d’être extrêmement négative. Sans que l’on puisse apprécier, en retour, les bénéfices de l’intervention, puisqu’il est toujours aussi difficile et cher d’accéder au crédit pour les entreprises, affectant dès lors la compétitivité des entreprises (en comparaison, par exemple, des entreprises allemandes).
Quo vadis, Espagne?
Qu’est-ce qui pousse l’Espagne à supporter autant de sacrifices ? Visiblement, la croyance que la crise va se terminer et que la récupération économique par elle-même rétablira les déséquilibres qu’elle a engendrés. Le problème c’est que l’on ne perçoit aucun signe de ces deux évolutions.
Depuis les débuts de la crise, la crainte que ne s’accomplisse la malédiction de Murphy a accompagné les Espagnols. Quand on a l’impression qu’on a touché le fond dans cette descente aux enfers de la perte de qualité de vie, que rien ne pourrait aller plus mal, de nouvelles données, de nouvelles informations viennent confirmer qu’on ne voit pas encore la lumière au bout du tunnel. Le sentiment est plutôt que la situation va à chaque fois de mal en pis.
Revenons au début. Le découragement des citoyens a deux versants. D’une part, les mesures du gouvernement PP, doté d’une majorité absolue, ne donnent aucun résultat et ne font qu’empirer le chômage. Ses politiques ne sont pas des politiques de croissance, simplement des politiques de réduction des dépenses. En plus, on coupe dans ce qui devrait être précisément les voies d’avenir et permettre un changement de paradigme de croissance, comme l’éducation, la recherche ou l’innovation. Si les résultats éducatifs de l’Espagne sont mauvais, comme l’indiquent les enquêtes PISA, les mesures prises vont dans la direction opposée à celle d’une amélioration de la situation. Si la crise représente aussi une opportunité pour repenser et améliorer le système éducatif et ses relations avec les priorités du modèle productif, la grande nouveauté c’est l’installation d’un complexe de casinos de type Las Vegas dans une municipalité proche de Madrid.
Ces messages ne semblent pas être les plus appropriés quand on prétend stimuler l’entrepreneuriat et l’innovation. Voit-on émerger de nouveaux entrepreneurs ? Apparemment oui, selon les statistiques de croissance des travailleurs indépendants ou d’entrepreneurs autonomes. Mais il n’est pas dit qu’il ne s’agit pas d’autonomes forcés, c’est-à-dire des chômeurs qui se voient obligés de se mettre à leur compte devant le manque d’emploi salarié.
Bien sûr les exportations s’améliorent significativement, ce qui signifie que les entreprises espagnoles, dont les PME, pénètrent de nouveaux marchés mondiaux. Il ne fait aucun doute que la croissance de l’économie espagnole viendra d’une augmentation de la demande, intérieure ou extérieure. Mais cela implique de sortir plus fort et de jouer le jeu de la concurrence, notamment avec des coûts (salariaux) sensiblement plus bas que nos concurrents français et allemands, ce qui devrait donner à penser aux partisans de l’austérité dans les autres pays.
L’autre versant de la frustration c’est la perte d’une occasion (douloureuse) d’améliorer le fonctionnement du pays, d’un moment de réflexion sur ce qu’implique pour une société de dépasser ses déséquilibres structuraux, dont les déséquilibres sociaux, économiques et territoriaux. Le plus désespérant c’est de ne pas s’attaquer à la racine des problèmes et de rester dans une logique de court-terme, davantage dirigée à cadrer le solde comptable du déficit que de poser les bases d’un pays qui se modernise avec une génération de jeunes formés et européens. Les réformes accomplies dans le secteur financier (la disparition quasi-totale des caisses d’épargne) et du travail ne vont pas suffire – on n’a pas réalisé de réforme fiscal, au-delà d’une amnistie aussi honteuse qu’inefficace – si elles ne s’accompagnent pas d’une régénération politique et institutionnelle, à commencer par les propres partis politiques. Voilà ce qui reste à faire, le vrai défi d’une Espagne intégrée dans une Union européenne qui a aussi un besoin urgent de réformes si elle veut sortir de saa rêverie et ne pas rester à la traîne dans un monde global.
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