10 minutes de lecture

Le modèle des relations sociales à la française, fondé sur le formalisme de l’information – consultation, était déjà mis à rude épreuve en période de climat social tempéré. En période de crise, il apparaît pour ce qu’il est : usé jusqu’à la corde. Le projet de loi relatif à la sécurisation de l’emploi, qui entre en discussion à l’Assemblée nationale, apporte un nouveau levier : l’implication des représentants du personnel dans les conseils d’administration ou de surveillance des grandes entreprises. C’est un début de réponse, qui donne du concret à la responsabilité sociale d’entreprise (RSE).Nous proposons ici les principaux points de vigilance, à l’attention des DRH et des représentants du personnel, afin que cette opportunité soit celle de l’amélioration du dialogue social et de la performance globale des entreprises.

 

CA

Ce levier n’est pas fondamentalement nouveau. Mais la présence d’administrateurs salariés en France est aujourd’hui limitée à quelques entreprises publiques ou anciennement publiques (Société générale, Air France, Renault, France Télécom, Crédit agricole, EDF, GDF Suez,…). Elle va trouver une ampleur nouvelle à la suite du rapport de Louis Gallois (« Pacte pour la compétitivité de l’industrie française », 5 novembre 2012), du pacte national pour la croissance présenté début novembre 2012 par le gouvernement et de l’accord national interprofessionnel (ANI) sur la sécurisation de l’emploi du 11 janvier 2013. L’article 13 de cet accord est repris par l’article 5 du projet de loi relatif à la sécurisation de l’emploi, qui définit la représentation des salariés au Conseil.

 

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Parmi les entreprises du CAC 40, on dénombre 39 administrateurs représentant les salariés (ou les salariés actionnaires) en 2012, siégeant dans 16 conseils d’administration. Ces sièges sont soit occupés par des administrateurs représentant les actionnaires salariés (16 administrateurs répartis entre 13 entreprises), soit par des administrateurs représentant les salariés (23 administrateurs dans 8 entreprises), certaines entreprises cumulant ces deux types de représentation. Au-delà des seuls groupes du CAC 40 et d’après l’IFA (Institut français des administrateurs), près de 20 % des entreprises cotées comptent aujourd’hui au moins un administrateur salarié dans leur conseil d’administration.

 

Cette représentation des salariés au Conseil n’a pas de caractère particulièrement novateur dans le paysage européen. C’est même la forme dominante de la gouvernance retenue par nos voisins. D’après le rapport de Louis Gallois, « la France rejoindrait ainsi les 12 pays européens qui ont mis en place la représentation des salariés dans les organes de gestion des entreprises privées d’une certaine taille ». Il faut même aller un peu plus loin puisque parmi les 27 pays de l’UE (voir l’interview d’Aline Conchon), la représentation des salariés au Conseil est mise en œuvre
• dans 17 d’entre eux (et il faut y ajouter la Croatie candidate à l’adhésion),
• dont 14 qui la mettent en œuvre dans les entreprises privées (et pas seulement dans les entreprises nationalisées).

 

L’ampleur de cette mesure reste limitée, en tout cas dans sa phase actuelle, car les seuils retenus sont extrêmement élevés – de loin les plus élevés parmi les 17 pays de l’UE qui ont mis en œuvre la représentation des salariés au Conseil. Le projet de loi a retenu le seuil proposé par le rapport de Louis Gallois (entreprises de plus de 5 000 salariés en France) en y ajoutant celles qui emploient 10 000 salariés ou plus dans le monde. D’après les estimations, cela représenterait entre 100 et 200 entreprises, mais comme il s’agit des plus importantes, elles emploient environ un salarié sur 3 du secteur privé.

 

Cette mesure dispose d’un fort soutien public : une très large majorité de Français (83%) pensent « utile que les salariés soient représentés dans les conseils d’administration des entreprises » (4ème baromètre de la confiance en politique, Cevipof et OpinionWay, décembre 2012). Elle est également soutenue par ceux qui sont concernés au premier chef, les actionnaires : d’après l’enquête du baromètre Capitalcom auprès de 6 600 actionnaires individuels menée en janvier 2013, 62% d’entre eux sont favorables à la représentation des salariés au Conseil.

Comment alors ne pas décevoir ? Comment donner à cette mesure une réelle chance de renouveler les relations sociales ?

 

Permettre une réelle contribution des représentants des salariés aux décisions et revoir les attributions des Conseils et des comités
Qu’est-ce qui ne va plus dans l’organisation actuelle des relations sociales en France ? Son formalisme et sa déconnection vis-à-vis de la prise de décision. La dernière enquête ECS 2009 (European Company Survey) menée tous les quatre ans par Eurofound (Fondation de Dublin) auprès des représentants du personnel des pays de l’Union Européenne a montré à quel point le formalisme du modèle Français éloigne les représentants du personnel de la capacité de peser sur les décisions. Ainsi, la proportion des représentants du personnel qui estiment exercer une influence sur les changements structurels (restructurations, délocalisations ou fusions) n’est que de 27% en France, largement inférieure à la moyenne européenne des 27 états membres (37%). Elle est aussi très inférieure au niveau atteint par nos voisins et principaux partenaires commerciaux : Pays-Bas (51%), Grande-Bretagne (47%), Allemagne (45%) mais aussi Espagne (34%), Italie (34%), Belgique (32%).

 

A écouter les principaux responsables syndicaux, on constate une certaine unanimité. Tous condamnent un cadre légal qui réduit très souvent le rôle du syndicaliste à celui de « pompier », qui arrive une fois que l’incendie a déjà commencé ses ravages et avec des moyens d’action limités. Aucun ne réclame la cogestion ou le pouvoir de décision dans la gestion des entreprises. Mais tous souhaitent pouvoir
• peser sur les décisions, c’est-à-dire formuler des objections, des contre-propositions et être écoutés ;
• participer à l’élaboration des décisions, c’est-à-dire recevoir les informations sur lesquelles sont fondées les décisions, notamment celles qui engagent l’avenir de l’entreprise, et prendre part au débat.

 

Du point de vue, maintenant des administrateurs, il faut rappeler que le Conseil est garant de l’intérêt social de l’entreprise, c’est-à-dire de l’intérêt de l’entreprise comme entité distincte de la société de capitaux. Les avancées de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) font évoluer les rôles. En tant qu’apporteurs de travail, il est légitime que les salariés soient représentés au Conseil au même titre que les apporteurs de capitaux. Les salariés ne sont pas une partie prenante comme une autre, mais une partie constituante. Ceci n’empêche pas, au contraire, le comité d’entreprise et les autres institutions représentatives de jouer pleinement leur rôle par ailleurs.

 

Il faut également mentionner l’effet pervers des règles de gouvernance qui ces dix dernières années et à force de promouvoir la présence d’administrateurs indépendants, censés être garants de l’intérêt social (qui peut être bien distinct de l’intérêt des actionnaires) ont dévitalisé le Conseil de sa connaissance intime de l’entreprise.

Pierre-Yves Gomez, professeur à l’EM Lyon et directeur de l’Institut français de gouvernement des entreprises résume la problématique (« Le Monde » du 26 novembre 2012) : « Comme le montre un rapport de l’Autorité des marchés financiers de 2011, ces [administrateurs] indépendants constituent plus de la moitié des conseils des grandes entreprises. Or, par un effet pervers inattendu, cette pratique a encouragé la financiarisation au plus haut niveau de la gouvernance. En effet, le seul langage commun aux administrateurs externes, qui ne sont pas des familiers de l’entreprise, est celui de la finance mondialisée. Il leur permet de comparer les résultats de manière homogène sans avoir besoin d’une connaissance approfondie de l’entreprise. D’où des dérives dans les décisions stratégiques que des administrateurs salariés pourraient limiter en défendant le rôle que joue le travail réel dans la création de valeur et la compétitivité de l’entreprise ».

 

Les administrateurs salariés ont donc ici un rôle à jouer pour prendre part à l’élaboration des décisions en apportant leur connaissance des acteurs de l’entreprise, de son histoire, de ses enjeux à un Conseil capable de s’élargir. Comme le relève l’Institut de l’Entreprise dans son rapport « Dialogue social : l’âge de raison » (mars 2013), « avec la présence d’un ou de deux représentants des salariés, avec voix délibérative, au conseil d’administration, celui-ci, compte tenu de la présence d’administrateurs indépendants, en vient donc à représenter l’ensemble des parties prenantes, et non plus les seuls apporteurs de capitaux. C’est un changement considérable, qui rapproche notre système institutionnel de celui que l’on trouve, notamment, en Allemagne. Et l’on relèvera qu’il a été non pas imposé au MEDEF par les pouvoirs publics, mais qu’il résulte d’un choix délibéré ».

 

Les amateurs de comparaisons germano-françaises ne sont pas toujours conscients du fait que la compétitivité allemande ne repose pas sur un coût du travail plus bas qu’en France (un épisode conjoncturel très provisoire) mais sur un modèle économique dont la qualité du dialogue social constitue un volet essentiel. Or celui-ci donne un réel pouvoir de codétermination aux syndicats sur des questions essentielles comme les horaires de travail et leurs variations éventuelles, les congés, les modalités de rémunération les mouvements de personnels, recrutements, promotions et mobilités. En conséquence, « dès qu’une décision économique implique des conséquences sociales tangibles pour les personnels, l’employeur est tenu de présenter un plan social d’accompagnement dont les mesures compensatoires doivent recueillir l’accord du Betriebsrat », équivalent allemand de notre comité d’établissement, qui doit être créé à partir de cinq salariés… contre 50 en France (René Lasserre, directeur du Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine, « La cogestion allemande à l’épreuve de la globalisation », Regards sur l’économie allemande, 2005). C’est la recherche de cet accord qui fait la spécificité du modèle allemand et contribue à la qualité des décisions.

 

L’approche française est plus orientée vers la participation à l’élaboration de la stratégie. L’accord du 11 janvier 2013 était parfaitement clair sur ce point, en établissant la présence d’administrateurs salariés avec voix délibérative dans « l’organe de l’entreprise qui définit (la) stratégie ». Le projet de loi utilise donc un raccourci simplificateur en traduisant cela par Conseil d’administration ou de surveillance. C’est la raison pour laquelle il faudra que les Conseil révisent les principes de gouvernance à l’œuvre dans leur entreprise pour vérifier que la présence des administrateurs salariés est effective dans l’instance de définition de la stratégie. Le Conseil est-il un lieu d’élaboration de la stratégie ou un lieu de validation, voire seulement de contrôle et suivi de sa mise en œuvre ou même une simple « chambre d’enregistrement » ? Comment se partage le travail entre Conseil d’administration et éventuellement de surveillance d’une part ; comité exécutif (COMEX) et comité de direction d’autre part ?

 

De son côté, le rapport Gallois précisait que les administrateurs salariés auraient, comme les autres administrateurs, voix délibérative, « y compris dans les comités des conseils ». Le projet de loi est muet sur la présence de ces comités, alors qu’ils se sont multipliés ces dernières années, en particulier pour mieux traiter la question de la stratégie. Voici ce que relève la dernière étude annuelle sur la gouvernance du cabinet Ernst & Young, publiée en octobre (« Panorama des pratiques de gouvernance des sociétés cotées françaises », Edition 2012) : « Malgré la volonté de certains Conseils de mobiliser l’ensemble des administrateurs sur la stratégie de l’entreprise, en supprimant le comité stratégique, on constate une augmentation en 2012 des comités stratégiques au sein des Conseils. La proportion des sociétés dotées d’un tel comité est ainsi passée de 54% en 2011 à 59% en 2012 pour les sociétés du CAC 40, de 42% à 49% pour les sociétés du SBF 120 et de 24% à 32% pour les Midcaps » (capitalisations moyennes). Ces comités stratégiques qui ont pris une grande importance en France n’existent ni en Allemagne, ni en Grande-Bretagne et exceptionnellement en Italie. Il faut éviter que les Conseils soient ainsi « dévitalisés » d’une de leurs attributions essentielles sans quoi la présence d’administrateurs salariés dans les Conseils ne serait… qu’un formalisme de plus.

 

Nous vous proposerons dans la prochaine édition de Metis les autres points de vigilance à retenir et mettre en oeuvre.

 

Print Friendly, PDF & Email
Website | + posts

J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.