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« L’entreprise ne peut plus être le lieu du bruit des machines et du silence des hommes ». Cette phrase de Jean Auroux m’accompagne depuis longtemps et définit très bien l’engagement d’un homme qui, professeur de lettres et maire de Roanne, est devenu ministre à 39 ans et plus encore, le ministre du Travail qui a changé la donne en matière de dialogue social. Les plus jeunes lecteurs de Metis, qui ont entendu parler des « lois Auroux », connaissent sans doute moins bien la place majeure qu’il donnait au travail, au dialogue social et aux avancées marquantes impulsées par son équipe, comme la cinquième semaine de congés payés, la semaine de 39 heures, l’augmentation de 10 % du SMIC, le relèvement des minima sociaux. Pour ce qui me concerne, mon travail auprès des représentants du personnel m’a souvent donné l’occasion de constater le profond attachement qu’ils éprouvent à l’égard d’un ancien ministre resté très présent à leurs côtés, par exemple en participant au salons annuels des CE et des CHSCT ou en parrainant le Prix du meilleur ouvrage sur le monde du travail. (*)

 

auroux

Avec les quatre lois qui portent votre nom (**), vous avez voulu faire progresser les relations sociales à la fois sous leur forme institutionnelle (extension des prérogatives des Comités d’Entreprise, création des CHSCT,…) mais aussi sous la forme de l’expression directe des salariés sur leur travail. Pourquoi cette complémentarité ?
Je crois que la parole est ce qui porte la volonté et la dignité de l’homme. Mais elle peut s’exprimer sous des formes très différentes. Bien sûr la formalisation par le biais des dispositifs réglementaires, encadrés par la loi, est bonne. Mais elle n’est pas suffisante. Lorsque le Président Mitterrand m’a confié le ministère du Travail, je l’ai immédiatement alerté sur le fait que je n’étais pas juriste. « Ce n’est pas un problème », me répondit-il, « vous saurez vous entourer de juristes. Vous êtes maire d’une ville ouvrière, vous savez entretenir le dialogue avec le monde du travail. C’est cela qui importe ». Il exprimait ainsi la prééminence du fonds sur la forme. De fait, j’ai eu l’occasion en tant que maire de Roanne, entouré d’une équipe municipale comprenant beaucoup de collaborateurs qui étaient (ou avaient été) salariés d’entreprises, de constater les effets positifs d’une démocratie locale ouverte et participative. Le pouvoir économique était (et il le reste encore aujourd’hui) le moins démocratisé de tous, sauf pour l’économie sociale (« un homme, une voix »). Je ne voulais pas que la citoyenneté, la démocratie, qui s’exercent pleinement dans la cité, s’arrêtent à la porte des entreprises.

 

A ce propos, lorsque vous vous adressez aux élus de CE lors des Salons des CE, vous mentionnez souvent la nécessité de faire appel aux trois leviers que vous appelez « les trois P » ; pouvez-vous en dire un mot ?
Oui, l’enjeu majeur auquel sont confrontés les représentants du personnel, c’est le dépassement d’un dialogue social parfois trop formel, grâce à trois moyens complémentaires: la parole, le pouvoir et le partage. Ces trois moyens sont au cœur des problématiques d’aujourd’hui : la nécessité d’espaces de discussion sur le travail pour les salariés, de lieux de controverse pour les représentants du personnel, la plénitude du rôle économique et social exercé par les CE et les CHSCT, le partage des enjeux, mais aussi de la valeur, la régulation sociale, le besoin – encore plus aigu du fait de la crise – de contre-pouvoirs.

 

Mais, le droit d’expression est-il compatible avec le lien de subordination, qui reste à la base de notre droit du travail ?
Justement, c’est parce que le pouvoir de décision n’est pas partagé qu’il faut des contre-pouvoirs. Personne aujourd’hui ne réclame de partager le pouvoir de décision du chef d’entreprise, même ceux qui ont été attirés, voici quelques décennies, par les sirènes de l’autogestion ! A partir du moment où le lien de subordination demeure, où la prise de décision reste entière, il faut partager l’élaboration des décisions et il faut donc favoriser l’expression. La démocratie sociale avance par le partage de l’avoir, du savoir et du pouvoir.

 

Restons un moment sur la parole ; celle des salariés. Metis a réalisé récemment un dossier sur l’expression des salariés au travail  Trente ans après vos quatre lois de 1982, le bilan montre que le développement des IRP (institutions représentatives du personnel) a été très significatif. Mais en revanche, l’expression directe des salariés n’a pas connu le développement que vous espériez. Quelles en sont les raisons ?
Les trois acteurs concernés y ont vu plus d’inconvénients que d’avantages. Le patronat craignait d’être débordé et de faire monter des revendications qu’il ne pourrait ou ne voulait satisfaire. Les cadres ont fait preuve de résistance de peur d’être placés en porte-à-faux. Les syndicats ont choisi de se concentrer sur leur rôle de négociateur (délégués syndicaux) et de s’investir dans les CE et les CHSCT, ces deux rôles étant d’ailleurs élargis par les lois de 1982. Et pourtant, la parole est essentielle dans l’entreprise. Ces réticences seront donc progressivement bousculées, notamment par les jeunes générations, qui ont soif d’expression. Et au-delà des jeunes générations, je suis frappé de constater combien les salariés expriment le besoin de respect, de dignité et de reconnaissance. Je suis convaincu que l’expression des salariés est un atout pour nos entreprises.

 

Quelle devrait être l’orientation de ce droit d’expression, qui permettrait de valoriser cet atout ?
Le droit d’expression peut apporter beaucoup sur deux aspects. Premier aspect, associer les salariés au projet de l’entreprise. Dans les entreprises et les organisations publiques, il y a trop aujourd’hui de communication exclusivement descendante et formatée. Il faut que les dirigeants et les cadres passent plus de temps à solliciter l’intelligence collective des salariés ; à mettre en débat les objectifs de l’entreprise, les moyens pour les atteindre et ce qui est demandé à chacun. Bien sûr, cela se fait dans les CE, dans les Comités de groupe, mais ce n’est pas suffisant. Le second aspect, très complémentaire, consiste à permettre aux salariés de s’exprimer sur la question des conditions de travail. Il est d’autant plus essentiel de réactiver ce dispositif que les conditions de travail des cadres comme des salariés se dégradent.

 

Comment pourrait-on donner vie à ce droit d’expression aujourd’hui ?
Il faut permette aux salariés de s’exprimer sur l’organisation et les conditions de travail, pour qu’ensuite les CHSCT puissent pleinement jouer leur rôle. Cela montre bien que l’expression directe des salariés n’entre pas en contradiction avec le rôle des IRP. Au contraire, dans cet exemple, cela permettrait aux CHSCT d’agir plus en amont, alors qu’ils sont parfois trop cantonnés à n’intervenir qu’après la survenue d’un accident ou après l’annonce d’une réorganisation. Une vraie politique de prévention nécessite des CHSCT très à l’écoute des salariés et capables d’intervenir en amont des processus de changement.

 

Quelles sont dans ce domaine, les responsabilités des DRH ?
Le droit d’expression doit être organisé, préparé par une large concertation. Il faut aussi que les services de ressources humaines, que je préfèrerais appeler ‘des Relations Humaines’, s’impliquent pour garantir la qualité de l’écoute et du suivi. Une démarche d’expression des salariés qui ne serait pas suivie d’effets serait désastreuse.

 

A-t-on besoin de nouvelles lois ou réglementations pour avancer dans ce sens ?
Non ! L’encadrement légal existe depuis 30 ans. Il faut laisser un large espace aux entreprises pour définir elles-mêmes les dispositifs les plus adaptés. Par ailleurs, il faut faire preuve d’inventivité et expérimenter. Rien ne l’interdit, mais nous sommes un pays de droit Latin et empreint de cartésianisme, qui valorise l’écrit et la prescription… De même, les représentants du personnel doivent s’impliquer pour participer à l’organisation, à la « mise en musique » des modalités de ce droit d’expression.

 

Vous attirez l’attention sur la dégradation des conditions de travail. Quelles en sont les raisons ?
Je vois trois raisons principales. Du fait de la concurrence exacerbée entre les entreprises, il faut faire toujours plus, mieux, moins cher et plus vite. Ensuite, l’individualisme, la disparition des collectifs de travail et des solidarités dans l’entreprise crée des situations d’isolement et même de concurrence entre les salariés. Enfin, l’exigence et l’indifférence du consommateur, qui veut ses produits pas chers, parfaits et immédiatement. Tout cela concourt à une intensification du travail avec des conséquences néfastes pour les salariés sur le plan physique et mental. C’est une situation extrêmement préoccupante dont on voit les conséquences sur le travail des salariés.

Cette préoccupation nous ramène aux CHSCT, dont on a fêté les 30 ans l’an dernier. Lors de votre audition au CESE, dans le cadre de la mission sur la prévention des risques psychosociaux, qui va rendre très prochainement ses conclusions, vous avez insisté sur la nécessaire évolution de leur rôle…

D’abord, je me félicite d’avoir tenu bon face aux oppositions de l’époque. Rappelez-vous qu’en 1982, le patronat m’avait dit « d’accord pour les CHSCT dans l’industrie, mais dans le tertiaire ce n’est pas la peine ! » On a vu, notamment avec les drames humains que sont les suicides, ce qu’il en est… Mais effectivement, trente après, j’aimerais que les CHSCT soient plus présents sur la préparation du document unique et qu’ils puissent être saisis de façon formelle en amont des modifications de l’organisation du travail et pas seulement consultés en aval lorsqu’il est trop tard. Puisque l’on parle beaucoup actuellement de la nécessité de la compétitivité des entreprises, il faut reconnaître que cela ne passe pas seulement par les machines, mais par l’organisation du travail et la place des hommes. C’est pourquoi je me réjouis de voir que les CHSCT sont des outils de performance économique et d’amélioration sociale.

 

Le ministère du Travail a récemment communiqué les résultats de l’audience des organisations syndicales dans le cadre de la loi d’août 2008, qui a modifié les règles de représentativité des syndicats. Que pensez-vous de cette réforme ?
La présomption irréfragable de représentativité accordée à cinq organisations syndicales datait de plus d’un demi-siècle. Le monde a changé. Cette loi était devenue légitime et même nécessaire. Je regrette le manque de temps laissé aux acteurs pour que cette loi s’implante davantage dans les entreprises et pour que les salariés intègrent mieux ce changement. En effet, l’audience est une chose mais c’est l’adhésion qui est la plus importante pour eux et pour l’intérêt collectif de l’entreprise. Ensuite, il faut que les syndicats tirent toutes les conséquences de cette loi et soient plus que jamais attentifs à l’expression de leur base. Cela implique évidemment une mobilisation des militants, un renouvellement des cadres syndicaux et parfois un rééquilibrage entre le « central » et le « local ». Enfin, la question des TPE et PME a été mal traitée.

 

Il faudra donc y revenir ?
Absolument. Comment s’étonner d’un taux de participation aussi faible, 10%, alors qu’à la suite de l’intransigeance d’une partie du patronat, on inventait la première élection qui ne permettait d’élire personne ! Oui, il faudra y revenir et cela permettra aussi de repenser la question des déserts syndicaux et de trouver la bonne manière d’amorcer un dialogue social dans les TPE/PME, qui sont souvent dépourvues de représentants du personnel. Sur ce plan, je rappelle à chaque occasion que la notion de délégué de site existe depuis 1982 ! Il faudra aussi traiter sans tarder de la question de la représentativité des syndicats patronaux.

 

Quels en sont les enjeux selon vous ?
J’observe d’abord que plus de 90 % des entreprises ont moins de 50 salariés. Il faudra donc prendre en compte la diversité du monde patronal. Une autre tendance forte est le développement de l’économie sociale. Il faudra donc, et c’est une bonne chose, intégrer des organisations qui sont aujourd’hui exclues des négociations sociales, par exemple l’USGERES (Union de syndicats et groupements d’employeurs de l’économie sociale).

 

Venons-en à la loi sur la sécurisation de l’emploi, qui a transposé l’accord interprofessionnel du 11 janvier. Que pensez-vous de son impact ?
Cet accord n’est ni l’enfer que certains nous opposent ni le paradis que d’autres nous proposent ! Ses impacts sur l’emploi ne seront perceptibles que dans la durée. J’ai évoqué des réserves sur certains points. Il intègre aussi des aspects positifs. Par exemple, il améliore les possibilités pour le CE de débattre officiellement de la stratégie de l’entreprise afin qu’il puisse participer réellement à la définition des projets de l’entreprise, trop souvent remis dans les mains des actionnaires, voire de conseils extérieurs. Les CE, comme les syndicats, doivent en effet être force de propositions et pas seulement de revendications. Un autre aspect positif est la représentation des salariés au sein des conseils de surveillance ou d’administration.

 

Qu’attendez-vous de cette représentation ? (***)
La voix des salariés doit porter jusque dans les instances qui organisent la réflexion stratégique et la prise de décision. Cela dit, la loi reste très prudente, avec des paramètres d’application très modestes, si bien que la loi va concerner peu d’entreprises, moins de 300. Mais c’est un début vers un meilleur partage du pouvoir économique. Je crois qu’il faudrait aller plus loin. Même si cela peut paraître irréalisable dans le contexte de financiarisation de l’économie d’aujourd’hui, je pense qu’il faudra bien un jour, différencier les actionnaires, entre ceux qui investissent dans l’entreprise, s’en préoccupent, et qui de fait peuvent légitimement avoir un droit de vote, et ceux qui spéculent et utilisent l’entreprise pour s’enrichir, qui eux ne devraient pas en bénéficier.

 

Références de l’article :

(*) A lire : « Jean Auroux, l’homme des lois: entretiens avec Patrick Gobert », Éditions du 1er mai, février 2012. Patrick Gobert est directeur du Toit Citoyen, une belle association au service des CE et directeur de la publication de SocialCE.

(**) Les quatre « lois Auroux » :
Loi n° 82-689 relative aux libertés des travailleurs dans l’entreprise (promulguée le 4 août 1982)
Loi n° 82-915 relative au développement des institutions représentatives du personnel (promulguée le 28 octobre 1982)
Loi n° 82-957 relative à la négociation collective et au règlement des conflits du travail (promulguée le 13 novembre 1982)
Loi n° 82-1097 relative aux comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (promulguée le 23 décembre 1982).

(***) Voir « Salariés dans les CA : état des lieux », Metis, 26 mars 2013
https://www.metiseurope.eu/salaries-dans-les-ca-etat-des-lieux_fr_70_art_29604.html

 

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.