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Nous sommes entrés dans le temps de l’infoduction , celui de la production intellectuelle pour une production immatérielle, dans une économie désormais tirée par les services. C’est un monde de connexion. Ici et là-bas ne se distinguent plus aisément. L’accélération produit à la fois l’urgence, l’instantanéité, la simultanéité voire l’ubiquité. D’horizontal, l’espace est de plus en plus vertical, avec l’ascenseur devenu, le premier moyen de transport mondial, d’un ici, en bas, à un ici plus haut. Le monde devient digital, avec son outil emblématique, le smartphone qui permet d’accéder aux données diffusées à l’échelle du globe, à l’aide d’un pouce. Disposer de données ne suffit cependant pas à construire des connaissances et des compétences collectives.

 

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Le paradoxe d’une exigence de coopérativité au sein d’équipes distantes et volatiles
La multiplication des situations de travail en équipes distantes, souvent temporaires et éclatées, accompagne en tendance les mutations du travail. Derrière l’évidence d’expériences quotidiennes, même si elles ne concernent encore qu’une minorité, la multiplicité des angles de compréhension du travail mobile donne le vertige à quiconque voudrait dégager une séquence d’analyse simple. Les technologies numériques, les moyens de transports, la globalisation, l’individualisation, la RSE et le développement durable…. Où sont les causes, où sont les conséquences ? Les nouvelles technologies numériques et informatiques, l’accroissement de la vitesse des transports terrestres, expliquent l’éloignement des travailleurs de leurs lieux de travail, mais guère la réduction des temps de navette quotidiens ou les besoins de coopérations. La forme bureau la plus communément rencontrée est encore celle de l’ordinateur portable, ni ici, ni là, mais partout et surtout, n’importe où.
Dans la pensée industrialiste, renforcer la prédictibilité des relations et réduire les coûts de transaction par la co-localisation, mettre de l’ordre par la règle dans les interactions, permettaient de fonder des « collections d’individus » suffisamment coordonnés. Cela ne suffit plus à la performance d’un travail qui exige l’engagement subjectif, l’interaction volontaire, la coopération. Coopérer n’est cependant pas naturel. C’est une exigence mais c’est aussi, un effort, une dépense. Coopérer, c’est accepter une dépendance qui dépasse la subordination. C’est accepter de se dévoiler volontairement à l’autre, aux autres. En acceptant de coopérer, je m’expose. Je dois pouvoir faire confiance au fur et à mesure que la prise de risque se généralise avec la responsabilité du travail bien fait. Pour être ressource des personnes, pour être « réducteur d’angoisse » et pour être siège d’une compétence collective, le groupe organisé doit devenir un collectif et un collectif d’autant plus ressource qu’il est solidaire. La solidarité est une condition de cette prise de risque. Elle en est un support et une contrepartie. Or, il n’y a pas de solidarité sans proximité ni perception partagée d’un projet et d’un devenir en commun. En pratique, que faire alors même que la mobilité et les mutations imposent de travailler de plus en plus à distance et sous le coup de l’urgence ? Selon nous, cet enjeu impose de repenser au moins deux dimensions de l’organisation du travail ; son inscription dans l’espace et les modalités d’évaluation et de reconnaissance.

 

De la dénonciation de la réunionite à la valorisation du travail collaboratif ; des espaces vides !
L’espace du travail est devenu tout à la fois étendu, en distances et en fréquence de mobilité et augmenté, numériquement. Cette mutation s’opère aujourd’hui, coûts obligent, trop souvent au détriment de la proximité domicile travail, des territoires dédiés individuellement (60% des salariés ne disposent pas d’un bureau individuel) et des repères (des productions immatérielles pour un travail invisible).
Dans tous les cas s’impose un nouvel état de fait. Il s’agit de faire de la place pour faire face à la multiplication des espaces de réunions. Comme nous le faisait remarquer un responsable des environnements de travail , « plus personne ne se plaint la réunionnite ». Ce n’est plus une maladie ou un dysfonctionnement. C’est au contraire un mode de travail perçu comme normal, utile, pertinent et encouragé… S’il y a une chose que l’on vient chercher au bureau, c’est la rencontre avec les collègues. Tout le reste peut se faire ailleurs, voire mieux. Déjà, selon les métiers et les niveaux, 40% au moins du temps de travail correspond déjà à un travail collectif en réunion ! Ce qui explique que les espaces dédiés, bureaux individuels ou espaces dédiés sur un bench, soient vides pendant ce temps. D’un coté, cette sous utilisation d’espaces coûteux, combinée avec l’exigence croissante de salles (ou espaces de réunion), converge sur une hypothèse de généralisation des bureaux partagés. De l’autre, la part des espaces collectifs, non dédiés, propres à accueillir différentes configurations de travail collectif croîtra, pour devenir probablement le mode d’affectation majoritaire des m² de bureaux. Bref, penser les espaces de travail de demain, c’est vider ces espaces des bureaux eux-mêmes au profit d’espaces appropriables par des collectifs, aisément accessibles en termes de localisation, au contraire de la tendance des 10 dernières années à s’éloigner en périphérie, et non « prescrits » dans leurs usages.

 

Evaluer le travail, et non les résultats ou les compétences
L’essentiel aujourd’hui de la valeur produite est immatérielle et servicielle. Elle mobilise un travail intellectuel dont la valeur ajoutée n’existe qu’à condition de s’inscrire dans des collectifs. Relativement à cette mutation, l’entretien, l’évaluation, la reconnaissance…, restent individuels. Ils sont toujours calés sur des objectifs que l’on ne sait pourtant plus fixer « objectivement » ou sur des compétences dont l’existence doit l’essentiel à l’organisation du travail et à l’expérience de l’activité collective. La question n’est plus simplement, comme on l’entend encore, de limiter les effets pervers d’une évaluation individuelle sur les performances ou même les compétences (par construction individualisante, stressante) sur les fonctionnements collectifs et la destruction du lien social. Ces effets pervers existent bel et bien, mais on n’en est plus là. L’évaluation retrouvera un espace de légitimité si elle est efficace, non pour faire pression ou justifier d’une sélection, mais pour contribuer à la performance . La performance est affaire d’intelligence relationnelle, d’engagement subjectif, d’interactions volontaires, de pertinence, bref, de qualité du lien social et du vivre ensemble…. C’est sur le travail lui-même que l’évaluation peut et doit porter. En pratique, il suffit de partir d’une question : « qu’est ce que je peux faire, moi, représentant de l’organisation et de l’employeur, pour vous permettre à vous, travailleur, de bien faire votre travail en connaissance de cause ? ». Un préalable est certainement d’éviter la défiance et le mépris du travail et de ceux qui le font. Une condition est d’écouter et d’accepter une relation entre adultes, parfois inégaux certes, mais adultes. Ce n’est pas gagné, mais c’est l’enjeu.

 

Evaluer des collectifs, et non des individus
Il faut enfin combattre inlassablement un raccourci idéologique. La performance, comme concept et comme réalité, n’est pas individuelle. Qu’il y ait des inégalités de capacités, des différences de puissance individuelles, de profils, d’envies…, n’est pas douteux. Mais onze « talents » ne font pas un « onze » performant. Détecter ou attirer des talents n’est pas de la gestion. C’est de la cueillette, ou des emplettes ! Il n’est ainsi pas du tout évident que la notion de compétence individuelle ait un sens. Ce que je sais faire, je l’ai appris des autres et de l’organisation. La compétence individuelle n’a de réalité et d’intérêt que dans sa mise en œuvre dans une organisation particulière, pour faire face à des évènements incertains et non reproductibles, dans une réalité telle qu’elle est, avec d’autres et pour des finalités auxquelles l’individu peut s’associer même si elles le dépassent. De ce point de vue, la mode de la gestion des talents est une régression fondée sur un oxymoron. Il faut rapidement en sortir.
Refonder une « justice procédurale » de gestion exige l’invention de procédures d’évaluations collectives fondées sur le travail. Là est l’objet efficace et légitime de l’évaluation demain. L’évaluation du travail des collectifs est l’enjeu de l’instrumentation de gestion à inventer, y compris pour fonder des collectifs distants géographiquement, mais constitués par une proximité de sens et de solidarité.

 

Article publié dans la Revue Personnel n° 539, Mai 2013 pages 98-99.

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.