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Une étude européenne que vient de réaliser IPSOS sur la perception et l’usage des réseaux sociaux d’entreprise par les salariés montre le retard de notre pays dans le déploiement de ces outils. Un révélateur de l’exception managériale française…

 

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L’étymologie du mot ‘dialogue’, au travers du préfixe ‘dia’, nous rappelle qu’il s’agit d’une traversée, d’un enjambement, idée que l’on retrouve dans le mot ‘diagonale’. Aider la parole (« logos ») à voyager, à diffuser, à enjamber les silos organisationnels, voilà la fonction, la spécificité des réseaux sociaux.

Pour avoir passé la moitié de ma carrière professionnelle dans des entreprises américaines ou multinationales et l’autre moitié dans des entreprises françaises, j’ai pu constater la difficulté propre à notre culture, de ménager une transversalité de la communication. Plusieurs études la confirment. Par exemple, une enquête dédiée aux pratiques managériales en Europe, réalisée en octobre 2010 auprès de 1500 managers en France, au Royaume-Uni, en Allemagne et en Espagne par l’observatoire Cegos, a mis en évidence une « exception française ». Parmi les pays étudiés, la France se caractérise par

  • la plus faible proportion des managers qui sont associés en amont à la préparation des décisions stratégiques ; 
  • la plus faible proportion des managers qui sont parties prenantes aux décisions de promotion de leurs collaborateurs ;
  • la plus forte proportion qui peinent à exprimer leur désaccord avec la hiérarchie ;
  • la plus faible proportion des managers qui placent dans leurs priorités la « coopération avec leurs pairs sur les projets managériaux ».

 

On trouve en France et dans ses entreprises, une tradition de l’information plus que de la communication (sans même parler du dialogue) et une forte prégnance de l’autorité hiérarchique. Le psychologue et sociologue néerlandais Geert Hofstede s’est intéressé aux différences culturelles entre les pays et a mesuré la distance hiérarchique, définie comme « la perception du degré d’inégalité du pouvoir entre celui qui détient le pouvoir hiérarchique et celui qui y est soumis ». Il montrait que la France se distingue par une distance hiérarchique extrêmement élevée, proche de celle observée dans des pays comme l’Inde (le pays des castes) et plus élevée que celle de tous les autres pays européens, y compris les pays latins.

Or, la nouvelle donne concurrentielle impose davantage de transversalité, de coopération sur fonds de raccourcissement des délais. Le sociologue François Dupuy l’a parfaitement résumé : « Il y a en fait deux changements inévitables, l’un entrainant l’autre. D’abord, avec la prééminence prise par le client, le modèle d’organisation des entreprises a dû changer. Nous avons assisté au passage d’un modèle en silos à des modèles plus collaboratifs, avec tous les problèmes que peut poser la collaboration. Ce changement est inévitable, mais il est très dur pour les salariés. Le modèle collaboratif, ou transverse, « déprotège » les gens. Désormais, vous passez votre temps à vous confronter aux autres. La dureté nouvelle du travail n’est pas physique, mais relationnelle » (intervention au forum Change Management, voir : « Malgré les process, les indicateurs et le reporting, les entreprises ne contrôlent rien », Journal du Net, 4 juin 2012).

 

Dans ce contexte, il est intéressant de scruter la diffusion des réseaux sociaux : leurs prédécesseurs technologiques (courriers électroniques, intranets,…) se coulaient parfaitement dans les structures hiérarchiques mais les réseaux sociaux les font entrer en turbulence…

 

Ce n’est donc pas une surprise de constater, comme le montre l’étude IPSOS sur la perception et l’usage des réseaux sociaux d’entreprise par les salariés, que la diffusion de ces outils accuse en France un profond retard. Les salariés français sont seulement 5 % à évoluer dans des structures ayant mis en place un réseau social d’entreprise, contre 18 % des salariés en Allemagne, 12 % en Suède ou encore 11 % en Espagne.

 

Ce retard n’est pas dû à une absence d’appétence de nos concitoyens pour les technologies numériques : les Français passent en moyenne 27,7 heures sur internet, au-dessus de la moyenne européenne (26,9 heures), d’après l’étude Comscore France Digital 2013.

 

Il n’est pas dû non plus à une sociologie atypique des utilisateurs de réseaux sociaux, qui serait limitée aux « geek branchés » de la soi-disant « génération Y » : l’âge médian des utilisateurs français des premiers réseaux sociaux en 2013 est de 40 ans pour Facebook, 41 pour Twitter, 44 pour Linkedin, 42 pour Viadeo. Ces réseaux comptent maintenant presque autant de femmes que d’hommes. Bref, leur sociologie est proche des caractéristiques moyennes du salariat « col blanc » français.

L’étude IPSOS montre que les usages des technologies en milieu professionnel sont nettement plus développés en France sur les modes de communication classiques que sont les sites collaboratifs et Intranet (54 %), la messagerie instantanée (48 %) et la vidéoconférence (44 %). Ces outils sont considérés par les salariés interrogés comme plus utiles et efficaces dans l’accomplissement de leur travail. Ils sont surtout hiérarchiquement neutres. C’est spécifiquement sur les réseaux sociaux que le retard en France apparaît prononcé.

 

Quels sont alors les freins réels ? Quelque 64 % de salariés français estiment que leur entreprise n’est pas prête à se lancer sur ce terrain par peur d’assister à la dégradation de la productivité des collaborateurs. Le deuxième frein mis en avant par les salariés en France vis-à-vis des réseaux sociaux est le souci de sécurité (64% également). Viennent ensuite des craintes de nature RH (30%) et d’image (26%), bien avant les préventions de nature plus technique comme les limitations de bande passante (16%) ou les pertes de données potentielles (13%).

Derrière cette inquiétude d’une dégradation de la productivité, apparaissent les éléments constitutifs de « l’exception managériale française » : défaut de transversalité, dévalorisation du travail collaboratif, besoin de contrôler l’activité de la main d’œuvre (qui explique aussi la très faible diffusion du télétravail en France), manque de confiance, crainte de faire chanceler les structures hiérarchiques.

 

En France, plus qu’ailleurs, la technologie entre dans les entreprises poussée par les collaborateurs, qui en sont aussi utilisateurs dans leur vie personnelle et non pas tirée par les directions des systèmes d’information, souvent plus soucieuses de protéger l’intégrité (des données, des normes technologiques) plutôt que de favoriser l’innovation. Entre les deux, les managers sur lesquels reposent les contradictions et les tensions… Parmi ces contradictions : des injonctions très fortes à collaborer à diffuser l’innovation, à raisonner Groupe (« one team, one company »…) alors que l’organisation du travail et les processus de reconnaissance incitent au contraire. Les réseaux sociaux ne sont jamais qu’une technologie. A ce titre, leur mise en œuvre peut placer l’entreprise en situation de congruence avec son organisation et sa culture ou au contraire elle peut les contrarier.

 

Les entreprises françaises finiront (comme leurs consoeurs européennes) par succomber aux réseaux sociaux. Mais au passage, elles auront perdu des opportunités d’innovation. Les salariés apportent déjà leurs propres équipements numériques sur leur lieu de travail (BYOD : « Bring your own device »), mais ils sont désormais de plus en plus nombreux à y apporter leurs propres services. Ils se livrent à une activité hautement répréhensible mais économiquement efficace : l’importation clandestine d’usages. D’après l’enquête IPSOS, seuls 6% des salariés Français reconnaissent avoir ignoré les règles édictées par le service informatique de leur entreprise et installé eux-mêmes des outils de réseaux sociaux sur leur ordinateur ou téléphone professionnel… mais 16% connaissent des collègues qui l’ont fait ! Plus largement, 71 % des collaborateurs en France utiliseraient à titre professionnel des solutions non mises à disposition par leur entreprise (d’après MARKESS International, « Solutions en réponse aux nouveaux enjeux RH »).

 

Au bout de la diagonale du manager, se cachent les maquisards du numérique…

 

Pour en savoir plus

Etude mondiale d’IPSOS pour Microsoft, réalisée en ligne entre le 25 mars et le 24 avril 2013 auprès de collaborateurs travaillant dans des entreprises d’au moins 100 salariés et qui utilisent un PC, ordinateur portable, tablette ou smartphone dans au moins 75% de leurs tâches. Au total, 9 908 personnes ont été interrogées dans 32 pays, dont 4787 salariés de 16 pays européens (300 en France).

 

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.