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par Claude Emmanuel Triomphe, Blanca Jiménez García

Président d’Eurogroup Institute et vice-président de l’AGIPI (Association d’assurés pour la Retraite, l’Epargne et la Prévoyance), Hervé Juvin est l’auteur de plusieurs livres dont « L’avènement du corps » (2006). Il répond ici aux questions de Metis au sujet des rapports multiformes entre sexe et travail.  

 

Hervé Juvin

Quelle relation voyez-vous entre sexe et travail ?

«  Ne rien dire, ne rien demander, ne rien voir, laisser faire » ; la doctrine implicite, traditionnelle, de la société française au travail fait penser à la règle appliquée par l’armée américaine en matière d’homosexualité, jusqu’à ces toutes dernières années. La mode de la « gouvernance », depuis les années 1990, Le succès médiatique du thème du « harcèlement » au travail, l’importation de mœurs et de modèles étrangers à la France, par différentes agences et organisations d’influence américaine, y ont mis fin, explicitement du moins. Certains ajouteraient à la liste l’hystérie actuelle concernant le sexe et le corps, qui a par exemple pour effet que les détenus purgeant une peine de prison en France y sont en majorité pour délits sexuels ! De plus en plus nombreuses sont les sociétés qui s’alignent sur les codes puritains anglo saxons, par exemple pour interdire toute relation amoureuse entre collaborateurs de l’entreprise, menacés de licenciement si leur liaison est révélée par un de ces « whistle blowers » qui renouvellent le vieux métier de délateur ! Nous sommes loin de ce grand patron d’hôpital français qui faisait ce constat banal, mais aujourd’hui indécent : «  sur un plateau hospitalier qui marche, ça couche ! ». Nous sommes tout près en revanche du débat sans cesse renouvelé, où commence la vie privée, où s’arrête le pouvoir de l’entreprise privée ?

 

Le travail est en pleine mutation, cela affecte-t-il aussi la relation au corps et à la sexualité ?

Le sujet du sexe au travail peut paraître anecdotique, ou mal à propos. Je le considère révélateur d’une idéologie qui travaille en profondeur nos sociétés, idéologie du Même, qui prétend à la fois libérer l’individu de toute détermination – le projet libéral – et pour cela, abolir tout ce qui demeure de spontané, d’intuitif, de naturel dans le comportement humain ; il s’agit en définitive, d’en finir avec ces deux puissances majuscules de l’existence humaine, Eros et Thanatos. C’est Allan Bloom, dans son livre «  L’amour et l’amitié », qui signale le cas de cette Université américaine qui, aux délits de sexisme, de racisme, d’âgisme, avait ajouté le délit de « looking », regarder un garçon ou une fille avec concupiscence était un délit ! On peut sourire de cet extrémisme, on peut ironiser sur les obsessions ou les frustrations de ses concepteurs, on aurait tort de n’y voir qu’anecdote. La force subversive du désir sexuel, l’irruption dévastatrice de la passion amoureuse dans l’ordre idéal de l’organisation et du système, voilà ce qu’il faut conjurer ! Voilà ce que l’économisme totalitaire ne peut tolérer ! On peut aussi y voir le coup d’Etat du droit qui prétend remplacer la civilisation, les mœurs, etc., par les codes de conduite, la conformité, la règle. Si c’est un effet imprévu du multiculturalisme, il faut en mesurer le prix.

 

Comment analysez-vous les règles fixées par un certain nombre d’entreprises dans ce domaine ?

Bannir le sexe de l’entreprise, faire que les hommes et les femmes ne se voient plus comme hommes ou femmes, vieux ou jeunes, belles ou laides, sexy ou banales, sanctionner toute relation non strictement professionnelle, c’est faire de l’entreprise un lieu où tout de l’homme doit disparaître – le lieu idéal où, selon la formule consacrée, ni l’âge, ni le sexe, ni l’origine, ni le look, n’ont quelque chose à voir avec la relation professionnelle. Idéal, vraiment ? Il est permis de s’interroger. L’homme, la femme sans qualité, réduits à leur stricte performance, ramenés à leur utilité, entendez ; à la valeur qu’ils créent pour le capital qu’ils emploient, ont-ils encore quelque chose d’humain ? La réduction de la personne humaine à une figure juridique assurée de ses droits, à un élément fonctionnel de ces organisations qui s’appellent entreprise, société, association, à une utilité de plus en plus dématérialisée, virtualisée, dépouillée de tout ce qui la singularise et l’enracine, est une figure de la modernité. Derrière l’avènement du corps, sa disparition. Derrière la célébration de l’individu, sa mise en rayon. De sorte que l’affolante montée de la censure, qui trouve dans la prohibition du sexe au travail et d’eros dans les rapports humains, comme dans la négation de la mort, une illustration marquante, pourrait bien être le signe d’un travail de recul de la civilisation et de ce que les temps barbares à venir ne connaitront pas : la présence délicate et partout flottant dans l’air, sans valeur et sans prix, du désir humain

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